"Pour la journée du 22, l’ordre portait : « L’ennemi sera attaqué partout où il sera rencontré. » Or, de cet ennemi, on savait seulement qu’il devait être très proche. La journée ne pouvait pas se passer sans rencontres.
Le général de Langle de Cary donna à la 4e Armée la directive de « marcher droit devant soi » : chaque Corps d’Armée reçut comme zone d’action une étroite bande d’un terrain assez difficile.
Les colonnes se mirent en mouvement d’assez bonne heure, mais un brouillard épais prolongea la nuit, ou du moins l’obscurité, assez tard dans la matinée. Les premières pauses en furent facilitées, mais ces matins-là, en été, promettent des journées chaudes.
Chacun le prévoyait ; La veillée des armes avait pris fin, c’était l’action attendue et si longtemps espérée.../...
Au centre (de la 4e Armée) les 17 et 12e Corps, qui avaient pour objectif le front Jéhonville-Libramont, partirent en liaison l’un avec l’autre, mais d’importantes forêts les séparaient et la liaison se perdit.../...A droite, le Corps colonial livrait de violents combats où son énergie, son courage et son sublime entrain ne trouvèrent pas leur récompense." [1].
- La mise en place du dispositif
- Position des armées françaises le 21 août au soir, carte tirée des mémoires du Maréchal Joffre (1932)
La bataille des Ardennes
« En raison de la nature boisée et de la difficulté des communications de la région dans laquelle elle va se livrer, la bataille des Ardennes se présente comme une série d’actions distinctes et, pour ainsi dire, isolées, au cours desquelles ni le général en chef, ni les commandants d’armée n’ont guère eu à faire sentir leur intervention » [2].
"Les opérations des IIIe et IVe armées du 18 au 23 août" sont présentées, avec les documents de l’Etat-Major, dans Les armées françaises dans la Grande Guerre [3]. Gabriel Hanotaux, entre autres, a relaté ces combats des Ardennes dans le chapitre X la bataille des frontières du tome V de son Histoire illustrée de la Guerre de 1914 Voir également mes articles sur Victor Latour au combat de Rossignol. |
C’est par ces journées de "la Bataille des Ardennes" des 22 et 23 août 1914 vers Neufchâteau que se poursuit le récit du Lieutenant Rungs.
22 août
Trois heures du matin. On partira à 3 h 30. Itinéraire : Florentville, Chiny, Straimont, Tournay.Nous savions le Corps Colonial à droite marchant sur Neufchâteau et le XVIIe Corps à notre gauche vers Bertrix.Ordre. Offensive sur toute la ligne.
Quelques coups de feu en avant. Les Uhlans sont repoussés, laissant de nombreux morts que nous dépassons.Nous trouvons à Florenville les blessés du 100e et du 50e, du combat de la veille. Les blessés sont peu dangereusement atteints aux mains, aux jambes ; quelques uns aux cuisses.
Ils nous recommandent de nous méfier des mitrailleuses, qui cherchent à prendre en écharpe, et de ne pas craindre de prendre les formations ouvertes, de très très loin, et de déployer toujours au moins à 1.500 mètres de la ligne adverse.
Les chefs de section sont surtout recherchés. Certains parmi les morts, sont tombés frappés par plusieurs balles.Aussi à peine arrivés à Chiny à 11 h, sans avoir été inquiétés, les officiers sont réunis. Ordre est donné de faire disparaître les insignes du grade et de ne plus précéder sa troupe. [4].
Pour moi la chose est faite. J’ai acheté une capote de troupe, une musette, un bidon, au magasin des corps ; et je porte également le sac, je ne diffère donc de mes hommes que par le fusil. Il faudra être au corps à corps pour que je sois reconnu : je garde mes galons, mon capitaine et mon sous-lieutenant en font autant ; que diable, il ne faut aller trop loin, que diraient les troupiers !!!
Mon Capitaine [5] aussi avait une capote. Aujourd’hui 15 septembre [6] il n’est pas blessé : mon sous lieutenant n’en avait pas, il l’est, je crois, parmi les morts.Et si j’ai reçu un éclat d’obus, c’est le hasard, je n’ai eu en tous cas qu’une fois la sensation que j’étais très visé, c’est à Carignan. Ce jour là, je précédais ma troupe qui était abritée dans une cuvette.
Plus loin dans son récit, évoquant les combats de Raucourt le 28 août, le Lieutenant Rungs écrit : C’est à ce moment que tombèrent mes camarades Haack, Dumaud, Minard, Vilain, Mativon. Haack était mon sous-lieutenant. Son frère, ancien officier supérieur, est en ce moment major de la garnison de Bordeaux. Ce bon camarade, très militaire, n’avait pu se décider à faire disparaître ses galons, comme le conseil en avait été donné, et surtout à revêtir une capote de troupe, il fut visé par les bons tireurs allemands, comme l’ordre leur est donné de ne tirer que sur les officiers et il tomba frappé de deux balles.
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Nous stationnons longtemps à Chiny. Je mange un morceau de bœuf bouilli avec du pain ; je bois un quart d’eau. Défense a été faite de rentrer dans les maisons et d’allumer du feu. C’est que les canons font rage en avant de nous et, d’un moment à l’autre, nous nous attendons à partir.
Midi était passé lorsque nous nous acheminons vers la forêt.Partout des traces de balles ; des morts allemands, mais pas un français. Nous pénétrons dans cette forêt. L’allure est vive ; nous sentons que l’on nous attend. C’est de l’autre côté que se livre la partie.
Quatre heures sont sonnées quand nous arrivons à Straimont. Nous nous dirigeons sur Martilly ; la bataille bat son plein ; l’artillerie est assourdissante, pas la nôtre, hélas !
Avant d’arriver à Martilly, le 138e et le 78e appuient vers les bois à l’Est. Les voitures à munitions arrivent au galop ; on vide les coffres : chaque homme a sur lui à partir de cet instant 310 à 320 cartouches, on nous a même donné des cartouches de l’Infanterie de Marine.
Direction Grapfontaine, nous dit le Colonel Arlabosse. Les Marsouins sont écrasés par l’artillerie lourde ; nous attaquons depuis ce matin deux points d’appui, très bien organisés, sans préparation par l’artillerie ; il faut dégager l’Infanterie de Marine.
Marsouin : familièrement, c’est ainsi qu’on appelle le soldat de l’infanterie coloniale Les « troupes de marine » ont leur origine dans les « compagnies ordinaires de la mer » embarquées sur les navires royaux pour les combats navals. Sous la Restauration sont créées l’artillerie de marine et l’infanterie de marine, surnommées respectivement les « bigors » et les « marsouins » Ces deux armes ne servent plus alors à bord des bateaux, mais à terre, dans les nouveaux territoires conquis par la France, « les colonies ». Elles sont rattachées en 1900 au ministère de la Guerre et prennent le nom de troupes coloniales. C’est sous ce nom qu’elles participent à la Première Guerre. Les Marsouins dont il est question ici sont ceux de la 5e Brigade coloniale composée des 21e et 23e Régiments d’Infanterie Coloniale. |
Le 138e est dirigé sur le Nord du mamelon situé au N.E. de Menugoutte. Vers Menugoutte s’établit une batterie d’artillerie qui a du s’approcher pour pouvoir atteindre les batteries lourdes allemandes.Son tir doit être efficace, car, en un rien de temps, le tir allemand cesse.
Nous avançons en colonne double ouverte, à grands intervalles sous bois :
- 1er Bataillon objectif (la) lisière Est du bois situé à l’Ouest du mamelon de Menugoutte
- 3e Bataillon organisera le point d’appui (mamelon)
- 2e Bataillon en réserve.
Par une marche sous-bois, le 1er Bataillon s’approche de son objectif ; le feu est intense ; l’artillerie ne tire plus.Nous arrivons sur un plateau déboisé : nos hommes sont en tirailleur, une rafale d’artillerie nous reçoit. Il n’y a pas de mal.
Ce n’est pas pour se vanter ; mais ce n’est pas (une) petite affaire de recevoir de si lourds et tapageurs projectiles.Nous nous sommes aussitôt terrés.
L’artillerie ayant raccourci le tir ; ce fut le 138e qui pendant une demi heure subit l’assaut.Pendant ce temps notre position s’organisait, nous étions obligés de travailler couchés.
Je vis, pendant ce temps, passer bien des Marsouins blessés. Dans une voiture conduite par un paysan, il y avait un colonel, deux chefs de bataillon, six officiers subalternes, tous de l’Infanterie de Marine. Puis nos brancardiers, qui avaient gagné la ligne de feu, commencèrent l’évacuation des blessés Marsouins. Mes hommes ne bronchaient pas.
Puis l’Infanterie de Marine se sentant soutenue repartit à l’assaut du village. Mitrailleuses (et) artillerie, pendant une demi heure, tonnèrent. Le résultat fut encore plus négatif.
Les premiers blessés du 78e arrivent jusqu’à nous ; nous leur indiquons notre poste de secours. Il n’y seront pas longtemps en sureté.
Une panique idiote a lieu à l’avant ligne. Les Marsouins en se repliant sur le régiment d’avant ligne ont été pris pour des Allemands. Un immense cri ’"en avant à la baïonnette" retentit ; tout le monde s’élance en avant : ma compagnie est restée seule derrière son ouvrage.
Bien lui en a pris ; car toute l’artillerie allemande a tourné ses foudres sur nous, et, durant un quart d’heure, nous servîmes, passifs, d’objectif. Il n’y eut que deux blessés. Bien entendu, l’erreur fut vite connue et chacun regagna son poste.
Je vis alors une charge réelle, la première : les Allemands, profitant de notre ahurissement, s’étaient glissés jusqu’à la batterie de 75 qui était à notre gauche, 800m Ouest de la gauche du 138, et voulaient s’en emparer.
D’un bond, tout le 107e fut sur eux et leur fit une conduite telle que le bataillon prussien prit un tel pas de course qu’il oublia de dégager les mitrailleuses en batterie.
Cette charge dura six minutes à peine. Mais qu’elle nous parut longue !
L’artillerie lourde allemande s’était mise de la partie et les mitrailleuses aussi. Mais comme la charge avait lieu en échelons, et les hommes en tirailleurs, le 107e se tira de sa première bataille avec peu de mal.
Pendant ce temps, notre 1er Bataillon recueillait ce qui restait de la brigade des Marsouins : un commandant, trois capitaines et 1 200 à 1 400 hommes.
Le feu, petit à petit, s’apaisa ; la nuit descendait. Quelques balles nous furent envoyées pendant trois ou quatre minutes. Personne ne fut touché et le calme vint complet avec la nuit.
Le 3e Bataillon reçut l’ordre de se replier un peu en arrière de son point d’appui. Le 138e se replia entièrement. Il restait en ce point sur la ligne à 8 h 30 du soir : le peu de Marsouins survivant de la brigade engagée et tout le 78e.
La journée du 22 août 1914 au 78e Régiment d’Infanterie (d’après le JMO 26 N 663/1) « 22 août. En exécution de l’ordre préparatoire de la 45e Brigade, le régiment se met en route derrière le 63e, les bataillons dans l’ordre suivant : 1-2-3 (Le Lieutenant Rungs est à la 11e compagnie du 3e bataillon). Par suite d’un retard produit par la mise en route de l’artillerie, le départ ne peut avoir lieu qu’à 5 h. Le régiment suit la colonne par Pin, Izelles, Chiny, Straimont et Menugoutte. Aucun incident jusqu’à Straimont. 16 h 30. Le 2e bataillon, sous les ordres du Lieutenant Colonel de Montluisant, suit en réserve les mouvements de la 23e division qui se porte en avant. 17 h 30. Le 2e bataillon est arrivé à Menugoutte. En ce moment, une pluie d’obus éclate sur Menugoutte, le bataillon abrité dans une route en déblai ne subit aucune perte. 17 h 45. Sous l’impression du tir violent de l’artillerie ennemie, les troupes de différents régiments qui occupent ce village battent en retraite. Elles sont arrêtées à la partie sud du village par le 2e bataillon du 78e qui est resté en position. Le Général de division donne l’ordre suivant « Le 2e bataillon va prendre une position d’avant-postes à fin de combat à 800 m sud de Menugoutte. L’ordre est exécuté sans incident. Détachement commandé par le Colonel Arlabosse 15 h 30. Le Général de division donne l’ordre au Colonel de prendre avec lui 2 bataillons et de se porter sur Grapfontaine pour aider à dégager la Brigade coloniale qui est engagée en ce point avec un ennemi très supérieur. Un bataillon du 138e a été envoyé déjà avec le même objectif, il passe sous les ordres du Colonel. 16 h 30. La liaison est faite avec le bataillon du 138e devant Grapfontaine. Le bataillon est déployé devant le village, à cheval sur le chemin Straimont-Grapfontaine. Le 1er bataillon est déployé à sa droite. Le 3e est gardé en réserve (c’est celui du Lieutenant Rungs). 17 h 30. Le détachement est fortement canonné par des batteries situées vers Monplainchamps et vers Neufchâteau. En même temps, les mitrailleuses tirent de Grapfontaine. Ce feu, très dense, se renouvelle à 2 reprises. Le régiment a 1 tué, 16 blessés. 18 h 30. Le feu a cessé complètement, le détachement qui a reçu l’ordre de maintenir sa position pour couvrir la droite de la 23e Division, passe la nuit en avant-postes de combat. Quelques coups de feu échangés entre patrouilles. |
Rien à manger, rien à boire ; chacun se coucha avec son fusil à la main, baïonnette au canon et le sommeil s’empara de chacun.Troublaient seules la nuit, les plaintes des blessés que l’on portait à bras jusqu’à nous ; les civières les emmenaient ensuite.
Je ne devais pas dormir, nous étions à la corne Est du bois. Je veillais et, à chaque instant, le « halte qui vive » « Marsouins » me mettait sur pieds.
Comme des bêtes blessées, ils arrivaient cahin-caha, boitant, se traînant, cherchant des soins. Je recueillis aussi des patrouilles égarées que je gardais.
Et bien, ces hommes qui s’étaient battus comme des lions depuis dix heures du matin, vinrent me demander de leur confier la garde d’un coin de notre bivouac improvisé. Je les remerciai.
Deux durs à cuire, ne voulurent rien entendre : ils s’assirent à côté de moi, me disant « vous feriez un chic Marsouin, vous, nous allons veiller avec vous ». Ils ne dirent pas un mot, mais chiquèrent tout le temps et, à chaque instant, ils invoquaient Cambronne, se plaignant de ne pouvoir fumer et boire.
Pendant ce temps, l’horizon s’était éclairé au Nord et au Nord Est. Les Allemands incendiaient les villages et nous croyions qu’ils avaient allumé les feux de bivouac.
23 août – La retraite sur Pruilly en France
Aussi,quand à 2 h 30 la patrouille porteuse des ordres vint trouver le Colonel , nous fûmes abasourdis. Le régiment devait aller s’établir à Straimont, l’ennemi s’était dérobé par notre droite par une marche de nuit (et) semblait se diriger sur Jamoigne.
Le 107e et le 138e recevaient l’ordre de se porter à Chiny ; d’organiser le village et le passage de la rivière ; le 63e et le 78e s’établiraient vers Martilly, pour soutenir la retraite du XVIIe corps qui avait été battu la veille dans les bois de Luchy et de Hugueny.
A ce sujet, j’ai vu des officiers de la brigade (11e et 20e Infanterie je crois), qui fut décimée dans les bois de Luchy. Ils y furent surpris en colonne par quatre ; on leur tirait de tous les cotés.
- Dans la forêt de Luchy le 22 août 1914
Trois jours après, lorsque le 11e eut essayé de se reconstituer, il restait à ce régiment : 1 colonel (Colonel Appert je crois), 1 commandant, 2 capitaines, Capitaine Gailbaut, que je connais beaucoup et qui m’a donné ces renseignements, et le capitaine adjoint au colonel, 3 lieutenants et sous lieutenants et 1200 hommes. Le reste était tué ou prisonnier ; le 20e était dans le même état.
Il s’agit de la forêt de Luchy vers Ochamps dans le Luxembourg belge : http://www.sambre-marne-yser.be/IMG/jpg/ochamps_luchy.jpg La 66e Brigade d’Infanterie de Montauban est rattachée à la 33e Division d’Infanterie (17e Corps d’Armée) Le JMO du 11e régiment d’infanterie raconte en détail, sur plusieurs pages, les épisodes tragiques de cette journée du 22 août 1914. La carte ci-dessus est extraite de ce JMO 26 N 585/1. Le Colonel Appert commande le 11e RI, le Capitaine Gailhbaud est à la tête de la 4e Compagnie du 1er Bataillon. Au départ du régiment, le 5 août, le 11e régiment d’infanterie comptait 3294 hommes. Au matin du 23 août, ils n’étaient plus que 524 ! |
En arrivant à Straimont, mon capitaine rencontre l’aumônier. Il lui serre la main et lui dit que nos hommes n’ont pas mangé depuis 24 heures et qu’il prend sur lui de faire entamer les vivres de sac. « Et vous non plus, mon capitaine, venez, le curé se sauve en France, il m’a abandonné sa maison, je vais distribuer ses vivres aux officiers ». Pour notre part, nous eûmes 6 œufs, une livre de pain, 2 bouteilles de vin. Et je vous assure que le festin fut bon.
En mangeant, je regardais un Taübe qui à 2.000 m présidait à notre repas ; les hommes prenaient le café. Cet insolent lâcha à ce moment une flèche qui en tombant perpendiculairement était éclairée par de nombreuses étoiles bleues : un vrai feu d’artifice.
Un peu plus loin, il passa sur le 300e qui s’était établi à notre gauche avec 2 batteries d’artillerie. Ce fut alors même jeu mais les étoiles étaient rouges.
Nous eûmes aussitôt l’explication ; il signalait notre présence et en un rien de temps, l’artillerie lourde allemande essaya de bombarder notre artillerie ; tous les coups furent courts et il n’y eut pas de mal.
Dès le commencement du tir, chacun se porta aux tranchées que nous avait laissées le Génie. Bien nous en prit, car l’artillerie nous honora de six coups percutants. Le premier tomba à 20 mètres du Colonel, le deuxième à 300 m plus loin ; le 5e et le 6e à proximité du pont. Le tir s’arrêta : c’était le pont qui était l’objectif. L’aéroplane à ce moment prenait de la hauteur, il avait sans doute signalé : tir exact.
Mais ces braves Allemands nous prennent pour des enfants : les sapeurs dégringolèrent des peupliers et au lieu de passer sur le pont, dans notre marche en retraite, nous avons utilisé notre pont nouveau modèle.
Mais auparavant je vis combien les Allemands connaissaient la région et avaient repéré toutes les distances.Dès qu’une troupe du XVIIe Corps, battant en retraite, se profilait sur une crête, 12 obus lourds l’accompagnaient immédiatement. Les bois de Belgique, le moindre sentier, étaient connu d’eux ; ils avaient fait depuis longtemps la reconnaissance du terrain ; Albert de Belgique nous avait conseillé de brûler tous les bois. Nous aurions dû l’essayer.
Dix heures du matin, sous la protection du 63e, nous nous replions. Pas un coup de fusil, pas un obus ne nous accompagne : nous ne voyons même pas un cavalier.
Que veut dire ce mouvement, est-ce que les Allemands veulent nous couper la retraite ? En tout cas, nous marchons.
A une heure nous sommes à Chiny que le 107e défend contre personne puisque nous ne sommes pas poursuivis.A La Cuiserie, nous trouvons le 300e. L’artillerie fait rage à l’Est vers Moyeu, Isel, Pin. Le Corps Colonial supporte à lui seul tout le choc ces forces allemandes.
Sans une pause, sans manger (et quoi manger ?!) nous continuons notre retraite.
A Florenville, nous trouvons l’État-Major du Corps d’Armée de la Division. Nous trouvons aussi le désordre.(Les) troupes du XVIIe corps arrivent par sections, demi section ; toute l’artillerie est allée prendre une position de batterie vers la voie ferrée ; tous les chevaux vont à l’abreuvoir. Impossible de passer. On forme les faisceaux.
Et l’on se bat à 4 km à l’Est, nous voyons éclater les obus.Va-t-on intervenir par une attaque de flanc ? Non, en route sur Mogues.
Nous revenons en France. Mais la route est encombrée de Belges. Enfants, femmes, hommes se sauvent des Allemands. Ils pleurent ; tous les véhicules sont utilisés. J’ai vu une grand’maman dans une brouette , elle avait sur ses genoux un petit enfant.
Les larmes nous viennent aux yeux : que c’est terrible.
- Paysans ardennais quittant leur village
- Photo extraite du tome V de "Histoire illustrée de la Guerre de 1914" par Gabriel Hanotaux (1917)
Il commence à faire nuit. Nous arrivons à Mogues. Le Colonel nous attend. « Pour la France mes enfants, nous dit-il, encore un coup de collier, la soupe, les distributions vous attendent à Puilly ».
Et les hommes marchent, ils ne disent rien, ils pensent à la France sans doute, ils souffrent. Ils souffrent en voyant la désolation des gens qui fuient les barbares ; ils souffrent parce qu’ils battent en retraite sans avoir été battus ; ils souffrent parce que l’on continue à se battre à côté d’eux, à cinq ou six kilomètres et que leur valeur, leur courage, leur âme française trempée, prête au sacrifice, rien de tout cela qui fait l’excellent défenseur de la Patrie, rien n’est utilisé.
Pauvres enfants, je vous ai compris et j’ai souffert comme vous. Je vous estime davantage si c’est possible. Et lorsque le Colonel vous a demandé un nouvel effort pour arriver à Puilly, je n’ai entendu que ces mots : « ce n’est pas bien loin, mon lieutenant, nous pourrons dormir et manger ? » « Manger oui, dormir après » leur dis-je.
Ils avaient faim, très faim. La cuisine roulante n’avait pu nous rejoindre à Grapfontaine : elle s’était maintenue sur la défensive dans les bois de Chiny avec les autres voitures ; et les Marsouins de la 3e Brigade, mangèrent la soupe de nos fantassins. Echange de bons procédés : ils venaient, quelques heures auparavant, de donner à nos fusils les cartouches nécessaires pour faire une retraite honorable.
Ils avaient faim car depuis plus de 36 heures ils avaient juste mangé trois biscuits et 100 grammes de viande de conserve ; ils avaient bu un quart de café.
Ils avaient faim surtout, car ils marchaient , ils avaient manœuvré, remué la terre depuis trois heures du matin, ils avaient marché sans faire de pause, et il faisait nuit, huit heures du soir étaient sonnées.
Nous entrons dans une luzerne et nous nous formons en colonne double. Nous sommes près du village. Les toitures du TC2 (voitures des Compagnies) sont là ; l’officier d’approvisionnement vient d’arriver.
On vole aux distributions ; mes hommes mangent. Mais, pour les faire manger, il faut les réveiller, car beaucoup dorment. Je ne les laisse que lorsque je suis certain que chacun s’est réconforté.
Alors je songe à moi : c’est que je souffre et je n’en ai rien dit ; je suis blessé au vif, comme si je venais de faire une randonnée à cheval. Je connais le remède. J’ai de l’alcool à 90° dans mon sac et j’ai vite fait, non sans douleur, de cicatriser ces deux pièces de cent sous mal placées.
J’ai mangé deux œufs crus et du jambon que mes hommes m’ont procuré. C’est que j’ai un lascar à ma compagnie ; il est de Francfort, c’est un employé de banque qui a été affecté à ma compagnie comme interprète. Il aide mon capitaine, qui fait toujours partie du service des renseignements.
Ses hautes fonctions lui permettent de circuler et il en profite pour nous approvisionner. Ce brave garçon, qui a vécu sept ans en Allemagne, est imprégné de germanisme. Il croit à la toute puissance militaire de Guillaume ; il me dit chaque jour : « Ils sont plus forts que nous ».
Néanmoins il garde ses impressions et ne les communique pas à ses camarades, qui ne le croiraient pas du reste, car ils sont persuadés qu’il faut trois Allemands pour faire reculer un Français.
Enfin grâce à ce Dolmätcher d’occasion, j’ai pu dîner ce soir là.
Onze heures sont sonnées, lorsque le Général autorise le 78e à pénétrer dans le village ; le 63e restera au bivouac ; il en sera de même pour l’artillerie (2e régiment) plus l’artillerie coloniale qui a perdu la veille près de Pins, deux batteries prises par l’ennemi.
Nous utilisons la paille et le foin, le blé et l’avoine non battus qui sont dans les granges et nous nous endormons. Pas pour longtemps, car il était deux heures trente, lorsque le coup de longue d’alerte fut donné. Chacun fut vite équipé et demi heure après, le Régiment remontait au Nord sur Mogues.
A suivre...