25 août – Yoncq
On doit me tirer par l’oreille pour me rappeler à la réalité. J’avais froid, les membres étaient raides, j’avais surtout faim, mais mes deux ordonnances, le réserviste Lacounari et mon ordonnance de l’an passé, celui qui avait pris Colette en affection, et mon second Nadeau avaient prévu un repas copieux. Ce repas composé de soupe, bœuf bouilli, légumes et café était sur le feu d’une brave femme qui attendait notre départ pour fuir son auberge.
Que ce repas fut bon ! Il était arrosé d’eau coupée d’eau de vie de prunes. Le café fut supérieur. Puis chez la même femme, je me suis enfin débarbouillé à fond. Quelle bonne chose qu’un complet savonnage, suivi d’un lavage sans bidet.
A huit heures, j’étais redevenu le vrai chef, reposé, pouvant porter toute son attention sur ceux que la Patrie lui avait confié. Aussi quand l’ordre de se mettre en marche sur Beaumont fut donné, j’étais disposé encore une fois à bien disputer la victoire à nos poursuivants.
- JMO de la 23e Division d’Infanterie daté du 25 août (26 N 307/1)
Bien entendu, nous n’entendions aucun bruit. Même le canon se taisait. Les aéroplanes planaient au dessus de nous. Nous ne tirions plus dessus. Ils se maintenaient toujours à plus de 2 000 mètres, profitant de la clarté des cieux pour bien nous voir en se maintenant hors de portée. Les canons seuls pouvaient les atteindre, ils ne s’en faisaient pas faute, lorsque l’occasion se présentait et qu’il n’y avait aucun danger pour nos troupes.
Et nous nous sommes engagés sous la voûte qui conduit à Mouzon. Un gros désordre régnait à Mouzon. Les voitures encombraient la rue principale, voitures civiles et militaires ; l’artillerie lourde arrêtée nous obligeait à marcher par deux.
Les gens en larmes nous regardaient passer. Il y avait des pleurs dans tous les yeux. Il y avait de quoi, sans avoir été battus, sans avoir été entamés, nous obéissions à un ordre.
Comment expliquer cela à des hommes qui ne comprennent que la réalité ? Il fallait cependant mettre de l’espérance dans leur cœur, leur parler des besoins de la tactique, de la manœuvre ; il fallait mentir, dire que l’on passait en deuxième ligne.
Et mes braves soldats m’écoutaient. Ne les avais-je pas chaque jour entretenu de ce qui se passait ? Ils m’ont toujours cru, et j’étais si fier d’avoir leur confiance. Mais une fois sorti de Mouzon, il fallut déchanter. Il était dix heures. Une fusillade terrible avait lieu vers Mouzon. Des batteries étaient en position partout. Celles-là ne tiraient pas.
Voici ce qui s’était passé. La veille au soir, une armée allemande ayant pour objectif Sedan et ses environs avait pu s’emparer du pont de Douzy et profitant de ce passage, l’ennemi activait notre retraite en nous inquiétant sur notre gauche. Il paraît qu’à Sedan ce jour là, il y eut un beau massacre d’allemands, d’après ce que nous a dit un motocycliste.
Mais il restait la Meuse à franchir. L’ordre fut donné d’en faire sauter les ponts à 4 heures du soir ; le pont de Pouilly seul sauterait après le passage des dernières troupes, dans la nuit du 26. Un pont de bateau serait la nuit lancé vers Letannes. Nous fûmes arrêtés à Yoncq à onze heures.
Le régiment se battait à Olisy. En attendant des ordres, on s’installa au bivouac.Et alors commença une journée longue, longue.
L’État-Major du corps d’armée, d’abord à Mouzon, fit préparer son cantonnement à Yoncq. Le XVIIe corps avait également des troupes au nord du village, notre deuxième division était au sud de ce village, deux régiments d’artillerie lourde avaient pris position : un dans le ravin au sud de 307 surveillant la direction Mouzon Douzy ; l’autre plus au sud-est surveillant Malandry Olizy. Toutes les crêtes étaient solidement occupées, on voyait de l’artillerie partout.
Les heures passaient aussi monotones. Pas un coup de canon, pas de fusillade. Vers trois heures (de l’après-midi) il se mit à pleuvoir. Utilisant le blé engerbé, mais non rentré, mes hommes eurent vite fait de s’improviser des abris magnifiques.
Ennuyé, triste devrai-je dire, je ne savais que faire ? L’énervement du combat était tombé. Je me demandais ce qui arrivait ? Ce qu’étaient devenues mes armées que des indiscrétions du premier jour m’avaient fait entendre :
- une dans le Nord,
- une plus au Sud (de Lanrezac je crois),
- la nôtre (Lafont de Labédat),
- une autre au Sud Verdun (Ruffey),
- Lorraine (De Castelnau),
- Vosges (D’Amade ou Pau). »
Le Lieutenant Rungs a une vision assez juste des Généraux d’Armées en poste à l’époque de la rédaction de son récit (en septembre 1914) mais fait quelques erreurs :
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Et pourquoi toujours reculer et jusqu’à la Meuse, lorsque nous n’avions pas un seul jour été battus ?
Je songeais, lorsque la voix sympathique de Schmidt, chef de musique, me sort de ma torpeur : « Et bien, je me souviendrais toujours de cette marche ! Voilà vingt quatre heures qu’avec ma musique, je cherche le régiment, sans manger. Ce qu’on m’a promené à Margut, à Moulins, et de Moulins à Pouilly. Enfin, me voici. Donnez moi à manger ! »
Lorsque je lui eu dit que le régiment se battait à Olizy (les deux autres bataillons), il ne voulait pas me croire : « Songez donc qu’à six heures hier soir, à Linay, on nous a dit de passer la Chiers en emportant le plus de blessés possible et comme direction on nous a donné Beaumont.
N’ayant ni cartes, ni gens du pays, j’ai marché droit derrière moi au sud ouest. La nuit je me suis perdu dans les bois. J’ai bien passé quatre fois au même endroit, j’ai alors attendu le jour et alors on m’a balancé de régiment en régiment ».
Les musiciens, porteurs des brancards, ils ne les avaient pas lâchés, faisaient triste mine [1]. Ils purent trouver une grange, et je vous assure qu’ils dormirent, leur sommeil bien gagné.
Ce qui navrait le chef de musique, c’est qu’il avait perdu ses chefs de service, les docteurs. Ils étaient partis à cheval reconnaître la route ; ils ne les avaient plus revus.
Cinq heures : on nous apporte des lettres. Il y avait sept jours que nous n’en avions eu. Les larmes viennent bien aux yeux en les lisant ; c’est si bon les recommandations de la femme, les bonnes paroles des enfants, les consolantes pages de la maman et du papa, quel doux réconfort et que l’on se sent fort après cette lecture.
Six heures : nous allons cantonner ; ainsi en a décidé le Corps d’Armée.
Quelle aubaine : nous allons être sous un toit ; double chance puisqu’il pleut. Le cantonnement est spacieux. Je finissais de le reconnaître, lorsque je suis interpellé. Le médecin à 4 galons est là sur son grand cheval de cuirassier [2]. Il me demande un homme pour soigner son zèbre.
Puis il me raconte, ce que m’avait dit le chef de musique ; mais comme il est venu avec un capitaine de l’État Major du XIIe Corps, il m’annonce la primeur : Arlabosse prend le commandement de la Brigade. Le Brigadier celui de la division, quant au divisionnaire, il disparaît du service de l’avant. Florenville le 23 (août), doit en être la cause.
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Puis ce n’est pas tout, « Je vous somme, me dit-il de me donner à manger si vous voulez qu’un jour je vous donne la primeur de mon bistouri ».
Il tombait bien : le menu était parfait ; nous avions eu le temps dans la journée de le composer et de le faire cuire :
- Potage vermicelle
- Bœuf aux carottes
- Lapin sauté
- Riz au gras
- Confiture
- Fruits
- Vins divers.
Et comme apéritif, je lui ai offert 30 gouttes de laudanum (comme quoi les cordonniers sont les plus mal chaussés).
Mais tenant à faire bien les choses je lui ai également offert le coucher, dans la paille, avec ma section. A huit heures, nous nous allongions. Quoique vivant avec le corps d’armée, nous n’avions ni ordres, ni renseignements. On n’avait pas de la journée tiré un coup de canon, ni un coup de fusil.
Les Allemands n’auraient donc pas essayé de passer la Meuse ? Où bien ? Se sont-ils emparés des ponts plus au sud et cherchent-ils à renouveler la manœuvre de 1870 ? C’est dans cette disposition d’esprit que je me suis endormi.
Jusqu’à une heure, tout alla bien, mais l’artillerie commença à rouler, elle fut suivie de fantassins, les uns allaient vers Mouzon, d’autres remontaient à l’ouest.
N’y tenant plus, je me suis levé pour avoir des renseignements, puisque nous n’avions pas d’ordres. Je me heurte d’abord à du 138e qui va vers Mouzon. Puis à du 11e et du 20e ; ce qui reste de cette brigade. Je vous ai déjà parlé de la surprise dont elle fut victime. Ils ne savent où aller. Puis encore de l’artillerie. A trois heures (du matin) je mets la compagnie sur pied, et nous attendons la suite à venir.