Dans mon précédent article intitulé « L’Histoire du Carnet Oublié », j’avais raconté la découverte, dans le grenier de notre maison familiale, du carnet de campagne d’un poilu de 14-18, inconnu de ma famille. Après le résumé de la courte guerre pendant laquelle ce soldat fut fait prisonnier en septembre 1914, j’expliquais ma démarche pour son identification, puis la découverte d’un de ses descendants, son petit fils à qui, plus tard, je donnais ce carnet dont il ignorait l’existence. Ce dernier m’ayant confié les mémoires de son grand-père, rédigées plusieurs années après la guerre, m’encouragea à écrire la suite de cet épisode dramatique de la vie du sergent Charles Thomas – puisque tel était son nom. Tout d’abord, après sa capture, le récit de la longue marche qu’il effectuera à pied vers la gare belge où un train l’emportera vers l’Allemagne, puis celui de ses différents séjours dans les camps de prisonniers. Afin de conserver une continuité dans les faits et d’en comprendre le contexte, il est conseillé de lire en premier « L’Histoire du Carnet Oublié ». |
Le dernier combat
Au soir du 7 septembre 1914, le 337e RI – ou plutôt ce qu’il en reste –, après avoir, comme toutes les Armées, retraité vers la Marne, se trouve en défensive à l’est de Fère-Champenoise. La section du sergent Thomas, ainsi qu’une autre, isolées de leur compagnie, bivouaquent pour la nuit dans un champ près de Lenharrée.
Mardi 8 septembre, vers 4 heures du matin. La nuit s’est à peu près écoulée sans incident et le jour commence à poindre, soudain, le sergent Thomas est réveillé par des coups de fusils et par des sonneries de clairon ; les balles sifflent de partout ; armés de torches, les Allemands attaquent. Mais de quel côté faire face ? Suite au repli d’autres unités, la section s’est faite encerclée par l’ennemi. Sans ordres de son supérieur hiérarchique, le sous-officier et d’autres gradés rassemblent leurs hommes encore endormis et les font mettre en carré pour résister au mieux à l’assaut. Ils tirent sur tous les ennemis qui se présentent à leur portée. La confusion est totale car les Allemands sont mélangés avec les soldats français du 293e RI se trouvant à côté.
Un peu plus tard, pendant une accalmie, notre sergent se sentant abandonné avec ses hommes va essayer de rejoindre le reste de son régiment. A l’aide d’une boussole récupérée dans le porte-carte de son chef de section qui avait été tué, il dirige sa petite troupe vers le sud. Nos soldats n’iront pas loin car une mitrailleuse se découvre et ouvre le feu sur eux. Changeant de direction, ils tombent alors sur une rangée de tirailleurs qui les tirent à bout portant. Devant lui un soldat tombe touché au ventre ; lui-même croit aussi être blessé mais il n’en est rien. Malgré l’envie qu’avait notre sous-officier de charger « baïonnette au canon », les hommes se rendent et lui-même ne peut qu’en faire autant. Les allemands cessent alors de tirer et désarment nos soldats, mais sans les maltraiter.
Ils sont prisonniers. Charles Thomas est prisonnier. A ce moment, réalisant sa situation, il pleura comme il n’avait jamais pleuré de sa vie car, comme il dit : « Quand je suis parti de Fontenay-le-Comte pour la guerre, je n’avais jamais pensé être capturé. » Après juste un mois de campagne.
Là s’arrêtant le journal du sergent Thomas, ce sont ses « Mémoires » qui vont prendre le relais pour la suite de son parcours. De plus, le courrier de Charles envoyé à sa jeune épouse pendant sa captivité, retrouvé dans sa majeure partie, depuis peu, au fond d’un buffet dans le même grenier que son carnet, permettra de compléter ce récit. Comme certains détails de ses souvenirs ne concordaient pas avec ses lettres, j’ai pris la liberté de les corriger. J’espère que là où il est maintenant, il ne m’en voudra pas.
Mais laissons-lui la parole, ou plutôt la plume …
La captivité
« Au moment où nous fûmes fait prisonniers, je ne savais pas vraiment où je me trouvais car depuis deux jours nous étions dans les bois sans voir une maison. Cet évènement me sauvera peut-être la vie ainsi qu’à mes camarades.
Pour en revenir à notre situation, nous n’étions pas trop fiers car cette-fois ci les obus français tombaient pas très loin de nous. Il n’aurait plus manqué que nous soyons tués par notre propre artillerie, pensai-je. Puis, emmenés vers l’arrière par les Allemands, nous fûmes parqués dans un grand pré avec interdiction de se lever, au risque de se faire tuer par les sentinelles. Là nous retrouvâmes d’autres soldats de notre corps d’armée, le 11e, mais aussi ceux du 9e. Nous étions peut-être un millier.
Le lendemain 9 septembre nous fîmes mouvement plus au nord et nous eûmes la joie de recevoir un peu de pain fait par des boulangers français dans un petit village nommé Villers-Marmery. Les Allemands ne nous traitaient pas mal et mettaient des seaux pleins d’eau sur notre passage dans lesquels nous remplissions nos quarts. Ce jour là nous couchâmes dans le Fort de la Pompelle, près de Reims, mais sur du ciment. Comme couche c’était un peu dur.
Le 10 septembre, le temps s’étant gâté, c’est sous la pluie que s’effectua la marche vers Pont-Faverger.
Le lendemain nous reprîmes notre calvaire et le soir nous arrivions à Rethel, sous-préfecture de la Marne. La ville avait été bombardée et de nombreuses maisons étaient en ruines. Nous ne vîmes aucun habitant car la population avait été évacuée. Nous fûmes mis dans une église où nous étions assis dans des bancs, position inconfortable pour dormir. J’avais ramassé un sac vide que je mis sur mes genoux pour y poser ma tête, mais malgré cela je ne pus fermer l’œil de la nuit. »
- Lettre à Ezilda
- Septembre 1914
C’est peut-être pendant cette période que Charles envoya sa première lettre, non datée, à Ezilda son épouse pour lui annoncer sa capture. |
« Le 12 septembre nous reprîmes la route plus au nord, passâmes à Signy-le-Petit, mais c’est à [Fay-l’Abesse] [1] que nous couchâmes ce soir là. Pour ma part, j’étais dans une filature avec des métiers à tisser, canettes et bobines.
Le 13, ce fut à Rocroi que nous passâmes la nuit et là nous fûmes ravitaillés par la population sur ordre des Allemands. C’était une pauvre jeune fille qui était chargée de faire la distribution de morceaux de viande, ce qui ne s’était pas produit depuis une éternité. Cette jeune fille portait donc cette viande dans son tablier, mais la distribution fut vite faite car les hommes, comme une bande de loups affamés, lui arrachèrent ces morceaux instantanément. Je crois en avoir eu un mais je n’en suis pas certain.
Après Rocroi nous rentrâmes en Belgique. Ce jour là nous fûmes parqués dans l’église de Mariembourg où une distribution de pain nous fut faite. Mais pour celle-ci ce fut encore un problème, tout le monde se l’arrachait. Il y eut bien un capitaine qui voulut s’en occuper mais il n’y parvint pas plus que les autres fois. N’ayant pas bougé pas de mon banc, ce fut un de mes hommes qui m’en apporta un entier. Je savais qu’il fallait être prudent et ne pas manger trop et trop vite, aussi je ne mangeais que par petites bouchées.
Puis nous repartîmes et cette fois, ce devait être la dernière étape avant l’embarquement pour l’Allemagne et l’inconnu. La dernière ville belge où nous passâmes fut Philippeville.
Depuis la distribution de pain de Mariembourg où, tout en ayant mangé par petites bouchées, j’avais avalé le mien en entier. Je voyais maintenant le résultat. J’avais des coliques et sur le quai de la gare où nous devions embarquer, j’eus une diarrhée carabinée. Je croyais rendre l’âme.
- Trajet à pied de Charles Thomas
- Du lieu de sa capture, à la gare d’embarquement (environ 200 km)
Le voyage vers l’inconnu
Charles Thomas n’indique pas la gare belge où il embarqua pour l’Allemagne, Philippeville n’ayant pas de gare en 1914. Mais il est possible, à la lecture de ses observations, que ce soit celle de Florennes très proche de Philippeville, car à l’époque, la voie ferrée desservant ce lieu rejoignait bien Liège, la première grande ville allemande traversée par notre sergent [2].
« Puis vint l’heure de monter dans les wagons. Nous nous entassâmes à 60 dans chaque, aussi étions-nous serrés comme des sardines. Avec nous se trouvaient deux vieux Territoriaux qui, en cours de route nous distribuèrent des petites portions de pains.
Nous voilà donc partis. Je regardais le nom des gares où nous passions pour me renseigner sur l’itinéraire car je me demandais où nous allions. La première grande ville que nous traversâmes fut Liège, mais sur le panneau de la gare il y avait écrit Ludovic. Pendant l’arrêt, un civil voulut s’approcher de notre wagon pour converser avec nous, mais une sentinelle l’ayant aperçu bondit sur ce malheureux en criant et lui administra une paire de claques.
Après Liège, le voyage se poursuivit et la ville suivante fut Aachen ou Aix la Chapelle en français, ville allemande où se trouve le tombeau de Charlemagne. Mais nous, pauvres prisonniers n’étions pas là pour excursionner. Le train reprit sa marche et vint ensuite Köln ou Cologne, mais comme la nuit était tombée nous ne vîmes rien. Puis ce fut Düsseldorf, autre grande ville industrielle que nous traversâmes. Nous passâmes ensuite à Paderborn en Westphalie, mais il n’était pas facile de distinguer le nom des villes. Nous roulâmes je ne sais combien de temps, peut-être deux ou trois jours sans savoir où nous allions.
Toujours est-il que notre train finit par s’arrêter dans une grande gare que nous avons appris par la suite être Erfurt dans la province du Thuringe. Il faisait nuit, mais beaucoup de civils allemands étaient présents ; aucun ne fit acte d’hostilité envers nous. Nous fûmes ensuite dirigés dans un camp à proximité de la ville où de grandes tentes avaient été installées en attendant que des baraques en bois fussent construites. »
On ne sait pas à quelle date partit le train et combien de temps dura le voyage mais le 4 octobre, Charles écrit à son épouse Ezilda pour lui annoncer son arrivée au camp d’Erfurt. Celle-ci se trouve à cette époque dans de la famille en Vendée, à St-Michel-en-L’Herm. Par la suite, elle rejoindra ses parents qui habitent Varrains dans le Maine-et-Loire puis alternera les deux destinations.
Charles, à son arrivée au camp d’Erfurt, sera affecté à la 6e compagnie, 18e section.
Séjour à Erfurt (octobre 1914-juin 1915)
« La première nuit, nous fûmes réveillés par deux coups de fusils. Le lendemain nous aperçûmes les corps de deux soldats anglais à proximité du camp ; ils avaient voulu s’évader et les sentinelles les avaient abattus. Ils restèrent sur le terrain deux jours à titre d’exemple, de façon à décourager ceux qui auraient voulu les imiter.
Le camp où nous étions était sur un terrain plat jouxtant la ville d’Erfurt dont nous voyions les maisons. Celui-ci était entouré d’une double rangée de fils de fer barbelés, séparées de deux ou trois mètres. De distance en distance, des miradors de plusieurs mètres de haut occupés par une sentinelle armée dominaient nos baraques.
Sur un côté du camp étaient installées les cuisines, vastes installations, il le fallait car nous étions 16.000, tout au moins par la suite. Mais au début, les baraques n’étant pas encore construites, sous chaque tente, deux mille prisonniers étaient empilés un peu n’importe comment. Et la nuit, pour ceux qui voulaient uriner c’était un fameux problème car il n’y avait pas d’allée et il fallait enjamber les dormeurs… J’en ai connu qui préférait uriner sur place plutôt que de sortir, l’intérieur des tentes n’étant pas éclairé.
A la suite des chauds et froids que j’avais subis depuis un mois, il me vint des furoncles au cou qui me faisaient souffrir et me gênaient beaucoup, aussi j’allai consulter le médecin qui me les incisa d’un coup de bistouri.
Quant à la nourriture, il n’y avait pas trop à se plaindre en ce début de la guerre, mais celle-ci se prolongeant, il ne devait pas en être de même par la suite.
Pendant que nous étions sous les tentes et sur la paille, les baraques où nous devions habiter se construisaient peu à peu. Celles-ci étaient immenses car chacune d’elle devait loger 2000 prisonniers, avec 25 compartiments de 40 hommes de chaque côté d’une allée centrale. C’est le camp où les baraques que j’ai occupées étaient les mieux faites.
Comme j’avais perdu mon sac le premier jour de la campagne, je n’avais aucun effet de rechange ; je profitai d’un peu de soleil pour laver ma chemise et la flanelle que j’avais sur le corps, espérant que celles-ci seraient sèches le soir mais elles ne l’étaient pas suffisamment quand je les repris. J’en fus quitte pour un bon rhume.
A l’heure fixée pour la distribution de notre nourriture, chaque prisonnier allait à la cuisine avec la cuvette qui nous avait été attribuée à notre arrivée pour chercher notre ration – cuvette servant aussi bien à la nourriture que pour la toilette. Je me rappelle qu’un jour où il avait plu et que le terrain était inondé, un pauvre diable revenant de la distribution ne put s’apercevoir que l’eau recouvrait un trou, aussi mit-il le pied dedans et le voilà s’étalant avec sa ration ; son repas était terminé.
Entre temps, il s’était installé une cantine gérée par un français – il y en a qui se faufile partout –, et qui vendait un peu de tout et notamment du pain. Comme j’avais un peu d’argent sur moi je fis l’emplette d’un demi-pain, je comptais me régaler depuis le temps que cela ne m’était pas arrivé. Avant de manger, j’allais aux waters, sans doute pour faire de la place à mon repas. Tout en courant avec d’autres prisonniers, j’appris qu’il y en avait qui avaient été volés ; moi, mon pain était dans ma musette. Je suspendis celle-ci et son contenu en face de moi pendant que je faisais mes besoins. Une fois terminé, je me rhabille et prend ma musette ; quelle ne fut pas ma stupéfaction en constatant que le pain avait disparu. Adieu, je ne dirai pas veau, vache, cochon comme « Perrette et le pot au lait », ce n’était pas encore le jour de me régaler ; il est vrai que j’aurai peut-être eu encore une indigestion.
- Camp de prisonniers d’Erfurt
- (source : site CP Internet)
Il faut vous dire que dans le camp il y avait un peu de tout : Arabes, Anglais, Belges, sans compter les Français détenus dans les prisons du Nord et que, les ayant libérés, les Allemands les envoyèrent dans les camps en Allemagne ; et j’ai oublié également des Russes. Au bout de deux mois, les baraquements en bois devant nous abriter étaient terminés aussi il fallut évacuer les tentes qui nous avaient servi jusqu’à ce jour. Nous les quittâmes sans un regret car depuis le temps que nous piétinions sur cette paille, ce n’était plus que du fumier.
La baraque qui nous fut attribuée portait le n° 17 et j’en fus désigné chef ; j’avais 40 hommes, moi-compris : 30 Russes, 1 Anglais, 2 Belges, 7 français. Comme vous le voyez, c’était cosmopolite, nous ne pouvions pas nous casser la tête car nous ne nous comprenions pas. Il est vrai qu’il n’y avait pas grand chose à se dire. Les Russes étaient des hommes à forte carrure ; il fallait les voir partager leur ration de pain. Ils avaient fabriqué une espèce de balance en bois et pesaient chaque morceau à peu près, puis l’un d’eux se tournait pour savoir à qui ce morceau reviendrait en disant un mot en Russe. Nous, nous aurions dit « A qui ? ». Parmi ces Russes il y avait un sacré phénomène. Quand il pleuvait, il se mettait complètement nu puis allait se promener dehors, se plaçait sous les gouttières avant de s’ébrouer comme un caniche. Ce Russe s’était associé à un de ses camarades et tous deux fabriquaient des porte-cigarettes avec des os qu’ils récupéraient aux cuisines ; toute la journée ils limaient ces os sur une brique pour les polir, ensuite avec une clé de boite de sardine transformée en burin, ils en perçaient le centre. Ils m’avaient demandé de faire des initiales pour ceux qui faisaient une commande. D’autres fabriquaient des petits sacs à main en utilisant de la toile récupérée dans les tentes où nous couchions avant d’être mis dans nos baraques. Ces tentes avaient été abandonnées et aucune sentinelle ne les surveillant, ce fut un pillage à grande échelle. Tout le monde avait pris un morceau de toile des séparations pour faire différentes choses et les Russes, après les avoir défait brin par brin, en faisait des sacs. Mais les Allemands ayant découvert les larcins, ils firent des fouilles et il fallut cacher ces toiles. Certains les dissimulaient entre les parois des baraques.
D’autres prisonniers faisaient différentes petites choses avec les planches des latrines aussi les Allemands durent les remplacer avec du ciment. C’est ainsi que des voiliers, des Tours Eiffel avec le drapeau français furent achetés… par des Allemands. Moi je me contentais de dessiner des cartes ou portraits.
Parmi les prisonniers, il y avait un champion de France d’athlétisme d’avant guerre nommé Géo André. Celui-ci ayant demandé au commandant du camp l’autorisation de faire faire du sport aux prisonniers, il put avec l’aide de moniteurs sortant de Joinville, réunir une centaine de volontaires. Les séances avaient lieu en dehors du camp ; il fallait que chacun ne soit vêtu que d’un petit caleçon, et torse nu. Je me fis inscrire comme volontaire. Plusieurs camarades prétendirent que nous n’étions pas assez nourris pour y participer, ce qui était faux, car ce n’est pas en restant couchés que nous entretiendrions notre santé.
C’est à cette époque que j’appris la naissance de ma petite fille Paule née le 17 janvier 1915 ; j’aurai préféré que ce soit un garçon, malgré tout j’étais content et heureux que la maman et le bébé soient en bonne santé. Il ne me restait plus qu’à attendre le moment de faire sa connaissance, ce qui devait encore demander des années. Il aurait mieux valu qu’il n’y ait pas eu de guerre et que je fusse auprès de ma petite femme et de mon enfant, mais cela ne dépendait pas de moi « Pour en revenir aux séances de gymnastique, elles ne durèrent que peu de temps. Les Allemands prétendirent qu’il y avait des prisonniers allemands au Maroc, aussi plusieurs d’entre nous furent désignés pour aller en représailles dans le nord de l’Allemagne. Naturellement ce furent les gradés, réfractaires pour aller travailler dans les fermes car n’y étant pas obligé d’après la Convention de Genève, qui furent destinés au départ. »
- Portrait de Charles Thomas
Début mai, Charles envoie à son épouse une lettre avec son portrait exécuté par un camarade de captivité. Quelques mois plus tard c’est lui qui recevra un courrier contenant la photo de sa petite fille et de sa femme.
A cet endroit du récit de Charles, la mémoire dût lui faire défaut – et on peut le comprendre après tant d’années – car certains lieux ne correspondent pas avec les dates mentionnées dans les courriers envoyés à son épouse, heureusement ces derniers m’ont permis de corriger ses lacunes.
Le 9 juin Charles envoie une lettre à son épouse Ezilda pour lui annoncer son arrivée au camp de Soltau dans la région d’Hanovre. Ce vaste camp construit dans les marais accueillit jusqu’à 70 000 prisonniers de guerre.
- Deux pages du carnet avec les listes des courriers.
Pendant toute la durée de sa captivité Charles numérotera toutes ses lettres et demandera à son épouse d’en faire autant. Il tiendra également la comptabilité, avec une rigueur toute militaire, de tous les courriers en général et colis qu’il recevra. |
Séjour au camp de Soltau (juin 1915)
« Nous voilà donc embarqués pour une destination inconnue. Nous passâmes par Osnabrück, Hanovre, Brême (itinéraire incertain) et arrivâmes à Soltau, situé au sud-ouest de Hambourg.
A cette époque, le typhus, sévissait en Allemagne, genre choléra. Cette maladie qui fit beaucoup de victimes aussi bien parmi les prisonniers que les civils était transmise par les poux que les Russes avaient apporté avec eux. Donc, quelques jours après notre arrivée, on nous conduisit sur un vaste terrain où il fallut nous déshabiller et là, complètement nus, sauf une petite couverture pour nous nous protéger du vent, nous restâmes plus d’une heure à greloter.
- Camp de Soltau
- (source : site CP internet)
Pendant ce temps nos vêtement étaient passés à l‘autoclave pour y être désinfectés. Puis, après avoir passé aux douches, ce qui nous changea du froid que nous avions eu auparavant, nous fûmes rasés de la tête aux pieds. Après on nous donnât nos effets sortant de l’autoclave mais ils avaient une drôle de mine et étaient tout chiffonnés.
Ce jour là, une bonne surprise nous attendait : la distribution de lettres et de colis, tous les retards depuis deux mois. Pour ma part j’eus une douzaine de lettres et cartes, et 5 à 6 colis. Bien de leurs contenus étaient perdus, notamment le pain qui était moisi depuis le temps qu’il avait été expédié. Je fini par en retirer quelques parties mangeables. Quant aux nouvelles, elles n’étaient pas trop récentes, mais tous ces colis et lettres réconfortèrent les pauvres prisonniers que nous étions. Dans ma correspondance j’avais des lettres venant de Saigon où étaient ma sœur et mon beau-frère. Elles en avaient fait des kilomètres pour me parvenir.
Pour les lits, je ne dirai pas paillasse car la paille était remplacé par du varech. Cela valait mieux car les poux s’y mettaient moins. Du reste, depuis le dépouillage, les poux furent remplacés par les puces, ce qui n’était guère mieux ».
Soltau étant un camp de passage, Charles n’y restera que peu de temps et rejoindra, fin juin, celui de Bexten-Listrup (au nord de Salzbergen), camp secondaire, détachement de celui de Soltau.
Le 2 juillet il envoie une carte à Ezilda pour l’informer de son arrivée à ce nouveau camp où il sera affecté à la 1re compagnie, 8e section.
Séjour à Bexten-Listrup (juillet-août 1915)
« Bexten-Listrup est un petit village situé sur la rive droite de l’Ems, non loin de la frontière des Pays-Bas.
Nous étions environ cent, mais les gradés ne travaillaient pas. Les soldats étaient chargés d’arracher des souches de pins, le feu ayant détruit ces arbres. Etant gradé moi-même, j’étais sensé surveillé les hommes, au lieu de cela je lisais un livre qui provenait je ne sais d’où.
Ici, la nourriture était infecte : un hareng cru et un pain par semaine – si on peut appeler ça du pain –, un aggloméré de petites parcelles noires ressemblant aux anciennes briquettes servant de combustible pour les locomotives marchant au charbon. Il nous fallait partager ce pain en dix parts, je vous assure que c’était un problème. Chaque part devait pesée 300 g mais il était tellement lourd que le volume n’était pas gros.
Quant à ce qui nous servait de potage, c’était le résidu de ce pain moisi trempé dans de l’eau ; sur le dessus flottaient des écorces de grains de blé mais pas de son. On ne pouvait pas compter sur les colis pour améliorer notre quotidien, ils avaient été supprimés ainsi que les lettres. Il n’est pas étonnant si chacun n’avait pas le cœur au travail.
Ce petit camp était entouré de fil de fer barbelé, mais l’établissement des douches était situé en dehors de cette enceinte. Un beau jour, deux prisonniers arrivèrent à se laisser enfermer dans ces douches ; la nuit venue, ils n’eurent qu’à enjamber une fenêtre et partirent. Ils réussirent dans leur entreprise car ils nous firent parvenir des nouvelles de Hollande.
D’autres tentèrent également de « se faire la belle », voici de quelle façon. Je vous avais dit que les prisonniers arrachaient des souches de pins dans un bois détruit par les flammes. Celles-ci arrachées, cela faisait un trou et ceux qui voulaient s’évader se couchaient dedans, puis étaient recouverts de terre par leurs camarades. Il y en eut treize qui essayèrent. Le soir venu ils partirent vers l’ouest en direction de la Hollande qui n’était pas en guerre et dont la frontière était proche.
La principale difficulté était de traverser l’Ems, fleuve parallèle à la frontière et dont les ponts étaient gardés par des sentinelles ainsi que cette dernière. Comme nos gardiens avaient confiance en nous – confiance bien mal placée –, ils ne nous comptaient pas, mais lorsque les premiers évadés qui furent repris déclarèrent de quel camp ils venaient, cela changea. C’est comme cela que l’officier commandant le camp appris ces évasions. Aussi vous pensez bien qu’il entra dans une violente colère car pour lui la punition était d’être envoyé au front et cela ne lui plaisait guère.
La veille, il avait fait surélevé les fils de fer entourant le camp et nous avait dit : « Ce n’est pas par crainte que vous vous évadiez ». Inutile de vous dire si nous riions en nous disant « tu peux toujours les faire monter plus haut », aussi qu’est-ce que nous avons entendu !
Pour nous punir, il nous fit retourner au chantier sans manger. Mais tout le monde fit la grève et si tous les hommes avaient leur pelle à la main et que la sentinelle ordonnait : « Raus, arbeite » c’est-à-dire : au travail, chacun donnait un petit coup de pelle puis s’arrêtait en disant : « Nix broute, nix arbeite » soit : pas de pain, pas de travail. D’autres cassaient le manche de leur outil et annonçaient « kapout », cassé ; [3]il fallait donc retourner au camp pour rechercher un autre manche et faire un kilomètre et le temps passait ainsi.
Il arriva un moment où le lieutenant commandant le camp vint nous rendre visite. Il nous dit : « Si vous travaillez, vous aurez deux soupes » ; comme ce n’était que de l’eau sale, tous nous nous dîmes autant ne rien faire. La journée se passa ainsi. A partir de ce jour, nos gardiens nous comptèrent en partant et en rentrant du travail, mais pas ceux qui étaient à l’infirmerie.
Un beau jour, deux camarades voulurent s’en aller, aussi il fallut trouver un autre procédé. En revenant de travailler, ceux de l’infirmerie se mettaient sur les rangs pour remplacer ceux qui étaient partis aussi le nombre d’hommes y était.
Voilà comment ces deux évadés s’y prirent. Pour nous rendre au travail nous devions traverser un petit bois en colonne par un. Quelques sentinelles nous gardaient bien, surtout en tête et en queue mais pas au milieu, aussi ceux qui voulaient « se faire la belle » se mirent au centre de la colonne et une fois dans le bois ils n’eurent plus qu’à se faufiler à travers. Ces derniers réussirent dans leur tentative car ils nous envoyèrent une carte de Vlissingen en Hollande.
Quant aux premiers qui avaient échoués, après avoir été attachés à un poteau, ils eurent quinze jours de prison.
Nous passâmes, je crois, deux ou trois mois dans ce camp, puis un beau jour, les affaires ayant dues s’arranger, nous le quittâmes, mais sans savoir où on allait nous diriger. Nous allâmes d’abord au camp de Soltau. »
- La petite Paule et sa maman en 1915