I. « Déserteur étranger à Valmy »
La Révolution Française, en provoquant de profonds bouleversements politiques, économiques et sociétaux, avait pour volonté de doter la nation de structures qui devaient servir de base à une société nouvelle. Mais, rapidement, l’entrée en guerre avec les différents États européens fut à l’origine d’une aggravation notable de la situation intérieure déjà foncièrement déstabilisée risquant, par là même, d’obérer ses idéaux, car un afflux massif de combattants étrangers ayant déposé les armes, qu’ils soient « déserteurs à Valmy » ou « Prisonniers de Guerre », eut pour conséquence immédiate une implication de l’ensemble de la population jusque dans les plus petites communes.
Car, dans les troupes du Saint Empire Romain Germanique, en particulier, l’évasion des soldats était un phénomène récurrent. Consciente de ce fait, la Convention Nationale avait, avant même les premiers combats, édicté toute une série de mesures pour indiquer aux autorités concernées la marche à suivre. Appliquées à la lettre, elles devaient faciliter l’intégration de ces déserteurs. Mais, même si leur justesse et leur bien-fondé profitèrent à quelques-uns, la grande majorité s’en trouva exclue à cause des graves réalités économiques auxquelles étaient confrontées les populations qui devaient les accueillir.
Le destin de ces « Déserteurs étrangers », en suivant celui de Samuel GUISCH, combattant hongrois, depuis son départ de son pays d’origine, jusqu’à son arrivée dans un village champenois et à son installation définitive symbolisée par son mariage, est l’illustration parfaite de ce que la nation française attendait de ces premiers arrivants et est exemplaire d’une intégration réussie.
C’est dans la Marne, plus exactement à Esclavolles-Lurey [1] qu’apparaît, pour la première fois, son nom sur la liste des déserteurs étrangers arrivés dans le canton de Marcilly-sur-Seine. Il y est fait état pour la commune d’Esclavolles de trois déserteurs :
Samuel GUISCH
Marc SMILIANISCH
Étant entendu que l’écriture des noms n’est rien d’autre que la transcription phonétique de ce que l’agent français avait compris lors de leur enregistrement, dans la mesure où aucun des trois ne parlait français, ni ne savait lire et écrire.
Valmy : un face à face incertain, cause des désertions...
Tout semble concourir à ce que la bataille de Valmy, ou plutôt la canonnade de Valmy, le 20 septembre 1792, soit l’élément central de la désertion de Samuel Guisch. Qu’il se soit enfui le jour même n’est pas certain, mais plus sûrement dans les jours autour de cette date, peut-être, si l’on prend en compte les conditions matérielles, lors de la retraite des troupes ennemies.
Car, en riposte à la déclaration de guerre de la France à l’Autriche le 20 avril 1792, débuta, en juillet 1792, la campagne militaire avec la jonction aux frontières de l’Est des troupes prussiennes et autrichiennes et leur entrée en France. Tout d’abord, il y eut la prise de plusieurs villes : Longwy, le 25 août, Verdun, le 1er septembre, puis l’occupation progressive de toute la région jusqu’à la Champagne et enfin, le 19 septembre, l’installation des troupes austro-prussiennes sur la colline de la Lune proche de Valmy, alors que face à eux, le général Dumouriez, à la tête de l’Armée du Nord, avait pris ses quartiers à Sainte-Menehould.
Et le 20 septembre, eut lieu la Bataille de Valmy, que le Conseil du directoire du district de Sainte-Menehould relata en ces termes aux Administrateurs du département de la Marne :
« Nous nous empressons de vous dire que nos armées fortes de 80 000 hommes, commandées par MMs Dumouriez et Kellerman se sont trouvées réunies le 19 courant et ont campé à une lieue de cette ville, entre Valmy et Breaux Sainte-Cobière, village voisin de la grande route. Dans la nuit du même jour, 19 au 20, l’armée Prussienne est parvenue à gagner sur la même route la hauteur de La Lune, distante de deux lieues de notre ville. Vers les 5 à 6 heures du matin, les avant-gardes se sont canonnées. L’action s’est engagée avec l’armée de M. Kellerman et n’a fini qu’à 6 heures du soir. La canonnade a été vigoureuse et bien soutenue de part et d’autre, mais l’ennemy s’est toujours maintenu dans ce poste important qu’il occupe encore. Il a néanmoins perdu beaucoup de monde et de notre côté, on évalue la perte à 5 ou 600 hommes, tant tués que blessés. »
Ainsi se termina la bataille de Valmy. Du 21 septembre au 1 octobre, Prussiens et Autrichiens restèrent dans leur camp de la Lune et à Valmy, et dans la nuit du 1er octobre, le roi de Prusse donna brusquement l’ordre de la retraite, mais ce fut une armée affaiblie par la maladie, la famine et la pluie qui s’ébranla en direction de l’Allemagne. Car, conjointement aux événements militaires, les conditions de subsistance des troupes se révélèrent être plus déterminantes encore pour l’issue de cette campagne. Les armées ennemies ne parvenaient pas à subvenir à leurs propres besoins, car les convois de ravitaillement qui venaient d’Allemagne, restaient en route à cause du mauvais temps. C’est pourquoi, dès le début de la campagne sur le sol français, la recherche de nourriture pour les hommes et les animaux, et même d’armement, fut une de leur préoccupation majeure.
Le 1er septembre, les Prussiens réclamèrent à la commune de Clermont-en-Argonne des canons, et pillèrent la nourriture dans la campagne. Le 5, le Conseil de guerre prussien ordonna aux responsables du département de la Meuse de lui faire fournir à Verdun 11200 sacs d’avoine et autant de farine. Dumouriez s’opposa à cette livraison, mais sollicita, à son tour, de subvenir aux besoins des trois armées basées dans la Marne. Le 21 septembre, le commandement prussien réquisitionna dans les communes occupées bois, foin, farine, grain, et bétail sous peine d’ « exécution militaire », Dumouriez aggravant la pénurie en faisant évacuer au-delà de la Marne les approvisionnements qui pouvaient tenter les ennemis.
Pour résister à la famine, il ne restait plus aux soldats que « les raisins verts » comme le notait Michelet dans son Histoire de la Révolution Française, ce qui provoqua dans leurs rangs plus de 25 000 malades de la dysenterie. Ajoutez à cela, le temps qui jouait en leur défaveur : « … une pluie constante, infatigable, tombait sur les Prussiens, les mouillait à fond. (.....) Ils trouvèrent déjà la boue en Lorraine ; vers Metz et Verdun, la terre commençait à se détremper ; et enfin en Champagne leur apparut une véritable fondrière, où le pied, enfonçant dans un profond mortier de craie, semblait partout pris au piège ». La retraite des troupes ennemies devint si catastrophique qu’elles formaient désormais « comme une procession lugubre, qui laissait des hommes sur tous les chemins ».
Le désespoir parmi ces soldats étrangers était si grand que, pour mettre un terme à leur calvaire, il ne leur restait plus que deux solutions : soit être fait prisonniers, comme ces 26 Prussiens qu’un homme seul ramena au village du Fresne dans la Marne en leur promettant de la nourriture, soit déserter pour tenter de subvenir à ses besoins par ses propres moyens, les désertions des soldats étrangers ayant commencé dès l’entrée des troupes austro-hongroises sur le territoire français. C’était, par exemple, le maire de Sommepy, petite commune proche de Valmy qui informait le district de Sainte-Menehould de l’arrestation de « six soldats et une femme avec eux [2], se disant hollandais et déserteurs des troupes de nos ennemis, (.....) et en nous disant qu’ils étaient évadés de leur régiment et qu’ils ne savaient où ils étaient, et se croyant perdu dans ce pays-ci, et nous ont promis de vouloir servir la république, mais non pas pour aller du côté où ils deviennent, mais partout ailleurs, (ils) le feraient volontiers. »
Ce phénomène de désertion était d’autant plus fréquent que tous ces simples soldats, pour la plupart des paysans encore soumis aux corvées ne s’étaient trouvés embarqués dans cette campagne que contraints et forcés. Mais ils étaient si nombreux que cela n’allait pas tarder à poser d’énormes problèmes aux communes où ils échouaient. Savoir pourquoi les uns étaient prisonniers de guerre et les autres déserteurs étrangers, est très difficile. Il se pourrait que ce soit, en fait, les habitants des communes qui déterminaient que les uns soient déclarés déserteurs étrangers et rejoignent immédiatement les armées révolutionnaires présentes et les autres prisonniers de guerre et restent, dans un premier temps, à leur charge, mais rapidement, face au poids de leur entretien, ils étaient, eux aussi, dirigés vers le régiment le plus proche.
Ce fut ce statut de déserteur que choisit, volontairement ou malgré lui, Samuel Guisch pour devenir alors officiellement : « Déserteur étranger qui est passé des troupes ennemies sur le territoire de la République ».
Déserteur étranger sous la Révolution
Déserteur étranger était un état reconnu officiellement par la Nation Française, donnant aux intéressés un véritable statut, car, bien avant l’ouverture des hostilités contre les armées ennemies, l’Assemblée Législative avait édicté toute une législation qui définissait les droits et devoirs de ces hommes, et données des instructions aux autorités locales pour les accueillir.
Déserteur étranger : une situation pleine de promesses...
Dès le 3 Août 1792, l’Assemblée Législative décréta dans un style emphatique et empreint de romantisme que : « celui qui abandonne une terre asservie pour se réfugier sur celle de la liberté, ne fait qu’user d’un droit légitime » et qu’en conséquence « la Nation Française (.....) ne fût-ce qu’à titre de la reconnaissance et de son intérêt aux guerriers étrangers qui viennent se ranger sous ses drapeaux » se devait de les accueillir dignement. En conséquence, elle rédigea toute une série de mesures sur la conduite à tenir à leur égard :
« Les sous-officiers et soldats des armées ennemies qui, jaloux de vivre sur la terre de la liberté et de l’égalité, abandonneront les drapeaux d’une puissance en guerre avec la France, se présenteront soit à un poste militaire, soit à une des autorités constituées, soit à un citoyen français, seront accueillis avec amitié et fraternité et recevront d’abord comme signe d’adoption une cocarde aux trois couleurs. »
À ces déclarations dithyrambiques étaient jointes des mesures, elles, très concrètes qui leur permettaient d’espérer un avenir plus certain que le quotidien des champs de bataille et souvent plus radieux que dans le pays natal.
« Ces sous-officiers et soldats, après avoir fait la déclaration de vouloir embrasser la cause de la liberté, recevront à titre d’indemnité des sacrifices qu’ils auront pu faire, un brevet de pension viagère de la somme de cent livres, laquelle leur sera annuellement payée de trois mois en trois mois et d’avance, et pendant tout le temps qu’ils résideront en France », à cela s’ajoutait une gratification de 50 livres.
En plus d’assurer leur quotidien, l’Assemblée Nationale facilitait leur intégration :
« Lesdits sous-officiers et soldats ne seront point forcés de contracter un engagement militaire : ceux qui voudront contracter un tel engagement seront indifféremment admis à leur volonté, soit dans les bataillons de volontaires nationaux, soit dans les différents corps de troupes en ligne, soit dans les légions, soit dans les compagnies franches. »
Dans ce cas, en plus de la gratification et de la pension viagère, pension réversible à leur veuve au cas où ils seraient mariés, la Révolution Française ayant vraiment tout prévu, ils recevaient la solde qui leur était due en qualité de soldat.
Dans ce décret, il semble que l’Assemblée Législative ait voulu mettre en exergue sa devise : Liberté, Égalité, Fraternité.
« Liberté » pour le cas où les sous-officiers et soldats étrangers refuseraient tout engagement militaire. Ils auraient alors le libre choix de leur résidence, à condition que ce soit à l’intérieur du pays, tout en gardant, malgré tout, leur pension viagère ! Ceci étant le prix de « la générosité d’un peuple libre ». Mais en réalité, ils furent fortement incités à s’engager dans les armées françaises, les citoyens ne voulant pas les avoir à leur charge.
« Fraternité » en les répartissant avec égalité dans les différentes compagnies du corps où ils seront, le but étant « qu’ils puissent plus aisément former des liaisons d’amitié et de fraternité avec les défenseurs de la Constitution et de la Liberté Française ».
« Égalité » de traitement pour ceux qui « obtiendront pour leurs services, leurs actions d’éclat ou leurs blessures, les récompenses et les retraites accordées aux citoyens français », ces traitements et pensions étant versés par la même administration que pour les militaires français, la volonté de leur intégration étant ici patente.
La Convention Nationale fit répandre dans les rangs des armées ennemies ces décisions dans le but de provoquer un élan en faveur de la Révolution. Quel en fut l’impact auprès de simples soldats ennemis qui, pour la plupart, ne savaient ni lire ni écrire ? Difficile de le savoir. Cependant, une possibilité existe, car aussi bien les troupes françaises que celles ennemies étaient la proie de rumeurs qui pouvaient être à l’origine de mouvements de masse. Alors peut-être que, pour les troupes prussiennes et autrichiennes, l’idée de se rendre ou de déserter pouvait leur paraître préférable à leur situation désespérée, car elle leur donnait un espoir d’échapper à l’enfer qu’ils vivaient, et même la perspective d’une vie nouvelle.
Reconnus comme déserteurs étrangers, ils devenaient, conformément à la Loi du 3 Août 1792, « citoyens français » au cours d’une cérémonie officielle empreinte d’une certaine solennité qui avait lieu en deux temps : tout d’abord, devant le maire et les officiers municipaux de la commune où ils se trouvaient et ensuite devant des représentants du Conseil Général du District concerné. Dans la Marne, le « Registre contenant les déclarations des sous-officiers et soldats des armées ennemies qui ont abandonné leurs drapeaux pour venir se ranger sous ceux des Français » du district de Châlons relate avec force détails le déroulement de chaque comparution de déserteurs pour la période allant du 14 septembre 1792 au 11 octobre 1793, de nouvelles mesures mettant alors fin à cette pratique. C’est ainsi, par exemple, que comparut le 25 septembre 1792, devant le Conseil général de Châlons, un certain Jean François [3] :
« Aujourd’hui, 25 septembre 1792, l’An 1er de la République, est comparu par devant nous, maire et officiers municipaux de la commune de Châlons, département de la Marne, un particulier assisté de Georges Adam, sergent du 94e régiment d’Infanterie pour lui servir d’interprète, le sergent admis préalablement au serment de bien et fidèlement nous rendre sa déclaration, a déclaré s’appeler Jean François, natif de la Saxe, âgé de 26 ans, taille de 5 pieds 4 pouces et demi, cheveux et sourcils bruns, yeux noirs, nez petit, bouche moyenne, menton rond, visage rond, être déserteur du Régiment de Kinsky dans l’armée autrichienne, où il servait comme soldat, lequel nous a dit par l’organe de son interprète qu’il voulait embrasser la cause de la liberté et être admis au serment prescrit par la loi du 3 août 1792 et après avoir prononcé la formule, il a prononcé les mots : « je le jure ! » de tout nous lui avons donné acte.
Le Conseil Général du district de Châlons, département de la Marne, vu la déclaration et le procès-verbal ci-dessus a reconnu et admis le Sieur Jean François en qualité de Citoyen Français. Lui a fait délivrer un mandat de la forme de 50 livres pour la gratification accordée par la loi du 3 août 1792, article 3 aux sous-officiers et soldats de l’armée ennemie qui abandonnent leurs drapeaux pour se ranger sous ceux de la liberté. Lui réservant de se faire expédier un brevet de pension conformément à l’art. 2 de ladite loi où il aura fixé son domicile, étant maintenu sous les drapeaux de la liberté comme soldat du 94e Régiment d’Infanterie... »
Encore « Déserteurs étrangers » ou déjà « Citoyens français » ? Il semblerait que l’ambiguïté au niveau de ces dénominations perdurera dans la vie quotidienne : citoyens lorsqu’ils étaient soldats au sein des troupes révolutionnaires, ils redevenaient déserteurs aux différentes étapes, car c’était aux municipalités de leur faire fournir nourriture, vêtements et couchage, comme par exemple, lors du passage à Ervy, le 25 février 1793, d’un déserteur en route pour Saint-Brieuc avec son régiment.
Mais, bientôt, les réalités du terrain s’opposent à cette gratitude :
Cet élan de générosité, quelque peu démesuré, ne devait pas tarder à se heurter aux dures réalités économiques du terrain, car ces mesures s’appliquaient, en premier lieu, dans une région affaiblie par les réquisitions et meurtrie par les combats. C’était elle, qui, en effet, se retrouvait en première ligne pour accueillir et entretenir les cohortes de prisonniers de guerre et de déserteurs étrangers, en attendant l’intervention des autorités centrales, de sorte qu’en particulier dans les campagnes, on ne voyait pas d’un bon œil ces nouveaux arrivants alors que l’on n’avait soi-même pas assez pour subvenir à ses propres besoins, et de vives tensions apparurent en de nombreux endroits.
Devant cette montée de la grogne, la Convention Nationale fut rapidement contrainte de tenir compte de la situation matérielle extrêmement précaire des départements de l’Est et, face aux incidents qui se multipliaient, elle rédigea des décrets de plus en plus restrictifs à l’encontre des déserteurs et prisonniers au fur et à mesure que le mécontentement, aussi bien du côté français que du côté étranger, menaçait de se transformer en soulèvement et ainsi, de mettre à mal tous les efforts pour assurer l’ordre public, un de ses objectifs prioritaires.
Début des mesures restrictives
Dès le 19 Août 1793, le Comité de Salut Public ordonnait que, lors des déplacements des prisonniers de guerre, « les officiers ne communiquent point avec les citoyens et que les soldats ne sortent point de l’enceinte des villes ». Etait-ce le désir d’éviter toute source de friction ?
Et, le 6 septembre 1793, c’est-à-dire un an après la bataille de Valmy, la Convention dut prendre « des mesures de sécurité, relatives aux Etrangers qui se trouvent en France ». Ces mesures s’appliquant aussi bien aux prisonniers qu’aux déserteurs, la liberté dont ces derniers jouissaient jusque-là, se trouva soit purement ou simplement suspendue, car ils se retrouvaient alors « mis en état d’arrestation dans les maisons de sûreté », soit pour le moins limitée, car ils ne pouvaient plus « sortir ou se transporter nulle part sans être munis de leur certificat » prouvant leur civisme et leur attachement à la Révolution Française.
Le même jour, le Ministère de la guerre supprimait la pension viagère et la gratification attribuées en Août 1792, leur enlevant du même coup toute possibilité de subvenir par eux-mêmes à leurs besoins.
Et le 12 Frimaire An 2 (2 décembre 1793), la Convention prit des décisions plus radicales encore : « Aucun déserteur étranger ne sera admis à servir dans les Armées de la République », laissant au Comité de Salut Public « les moyens d’occuper utilement ces militaires étrangers ». Cette fois-ci, ils perdaient leur solde de militaire et devenaient totalement dépendants.
Il s’agissait maintenant de savoir ce que l’on allait faire de ces déserteurs étrangers que l’on chassait des armées et comment on allait les répartir dans les communes, car la finalité de ce changement d’attitude envers eux, était d’assurer l’ordre et la sécurité des citoyens.
Le décret du 29 Floréal An 2 (18 mai 1794) rappela cette intention de manière précise : « La répartition (....) est de la plus grande importance : disséminer ces hommes, empêcher les communications entre eux, les surveiller et leur ôter tous les moyens de nuire à la République », ajoutant même des instructions manuscrites en ce sens, car une hantise semblait habiter le pouvoir central : « ôter aux déserteurs étrangers tous les moyens de se rassembler et de devenir dangereux ou seulement inquiétants », et tout cela dans l’intérêt de la République et « en faveur du maintien de l’ordre et de la tranquillité auxquels le séjour des déserteurs étrangers et l’hospitalité qu’on leur donne, ne doivent porter aucune atteinte. »
Deux mois plus tard, le 22 Messidor An 2 (10 juillet 1794), la Convention Nationale fut, à nouveau, contrainte d’intervenir en publiant un nouvel arrêté concernant les « Prisonniers de guerre et déserteurs ennemis », à noter qu’ici, « étranger » avait été remplacé par « ennemi », arrêté qu’elle remodela une semaine plus tard, le 29 Messidor An 2 (17 juillet 1794), suite à une restructuration des armées révolutionnaires, afin de définir avec précision ses intentions ; son but immédiat étant, comme toujours à cette époque, « de concilier les mesures déjà prises tant à l’égard des prisonniers de guerre qu’en faveur des déserteurs ennemis, avec ce qu’exige le maintien de l’ordre public et de la sûreté des citoyens ».
En préambule, la Convention tenta bien de se référer aux idées généreuses de 1792 : « (...) la Nation française, en accueillant les militaires étrangers qui ont abandonné les cohortes des tyrans, pour vivre sous l’empire de la Liberté, a employé tous les moyens que sa générosité lui a dicté, pour leur procurer à la fois l’hospitalité et la faculté de se livrer à des travaux utiles ; (...) cependant elle a lieu de remarquer que leur conduite en général ne répond pas aux vues bienfaisantes que la Convention a eues à leur égard, » les dispositions qu’elle décréta alors, n’étaient, en fait, qu’une reprise du décret du 12 Frimaire An 2 qui devait servir de base à tous ceux qui suivirent dans ce domaine, et cela, dans le but d’apporter des solutions concrètes aux problèmes que posaient ces étrangers.
Mais, comme il entrait dans cette catégorie des individus « d’une moralité plus suspecte », instigateurs de troubles, la Convention dut définir ce qu’elle entendait sous le vocable : « déserteur étranger » : « La loi du 12 Frimaire ne comprend sous la dénomination de déserteur de troupes ennemies, que les hommes qui, depuis le commencement de la guerre actuelle, sont passés des troupes ennemies sur le territoire de la république. » C’est-à-dire principalement ceux qui ont déserté durant la campagne dont la bataille de Valmy fut l’élément central.
Répartition des déserteurs étrangers à travers le pays
Le premier point était, maintenant, de savoir combien de déserteurs étrangers étaient sous l’autorité de la Nation. Comme il ne s’agissait essentiellement que des seuls engagés militaires, cela s’avéra relativement facile à les recenser pour permettre leur « répartition dans les départements de l’intérieur de la République » en fonction de l’armée dans laquelle ils se trouvaient. Ainsi, par exemple, les déserteurs étrangers intégrés dans l’Armée de Sambre-et-Meuse, devaient être répartis dans les départements de la Marne, de la Meuse, de l’Aube, de la Haute-Marne, de l’Yonne, de la Nièvre et de l’Allier. Selon ce principe, déserteurs et prisonniers, car fréquemment, il y avait confusion entre les deux termes, étaient répartis dans les régions et départements correspondant approximativement au nom de l’armée dont ils dépendaient jusqu’alors.
Puis, au sein de chaque armée, les déserteurs, jusque-là soldats comme les autres, étaient désarmés et conduits dans un centre de regroupement où là, ils étaient sous surveillance militaire. Les centres de regroupement pour l’Armée de Sambre-et-Meuse étaient Mézières et Libreville, nom donné pendant quelque temps à Charleville. Chaque commissaire chargé d’effectuer la répartition devait, selon la volonté du Comité de Salut Public, leur annoncer « qu’ils cessent de faire partie des troupes de la république, et il leur fera sentir que, quoiqu’elle renonce à les avoir à son service, elle est encore assez généreuse pour ne pas leur refuser l’hospitalité. » Qu’il était loin l’esprit d’août 1792 !
Des quotas étaient fixés pour cette répartition, au début un déserteur pour 15 citoyens, mais rapidement, ce sera un pour 50 habitants avec un maximum de 30 déserteurs dans une même commune, dans le seul but d’éviter de trop grands regroupements d’étrangers.
Ensuite, ce commissaire effectuait une répartition par département, n’omettant pas de préciser aux responsables de chaque département « de prendre toutes les mesures de précaution et de sécurité que la prudence conseille » et ensuite, il envoyait les déserteurs étrangers par petits détachements, souvent une cinquantaine d’hommes, et sous bonne escorte dans le département déterminé où ils étaient mis dans un « dépôt » : ainsi, dans la Marne, les dépôts se situaient à « Reims, Sainte Menehould, Vitry-sur-Marne, Sézanne, Epernay, Châlons » et dans l’Aube, à « Nogent-sur-Seine, Arcis-sur-Aube, Bar-sur-Aube, Bar-sur-Seine, Ervy, Troies ». Puis, ils étaient répartis par district, et enfin par commune, chacun étant muni d’un « billet de garantie » établi lors de la répartition et sur lequel se trouvaient son signalement, son âge, profession et lieu de naissance.
À charge ensuite, aux agents nationaux de chaque district de répartir « chacun dans leur ressort le nombre de déserteurs qui leur seront envoyés en se conformant à toutes les dispositions », le général en poste étant chargé « des mesures nécessaires pour les faire conduire sous bonne et sûre escorte aux lieux (...) indiqués. » 43 déserteurs furent ainsi envoyés dans le canton de Marcilly-sur-Seine dans la Marne d’où 3 furent conduits à Esclavolles le 17 Fructidor An 2 (3 septembre 1794).
Samuel GUISCH : de déserteur étranger à citoyen français
Dans la mesure où le déserteur Samuel Guisch mena une vie en tous points semblable à celle de beaucoup d’autres dans la même situation, il est possible, à partir de tout ce qui précède, de reconstituer le périple accompli par cet homme depuis son évasion des troupes hongroises en France jusqu’à son installation définitive à Esclavolles-Lurey. Son comportement peut être considéré comme l’exemple même de ce que la Nation française attendait des « déserteurs étrangers » qu’elle accueillait.
Plus concrètement, quelle existence mena Samuel Guisch, depuis son départ du Banat sous administration hongroise, aujourd’hui région de Timisoara en Roumanie jusqu’à son arrivée en « dépôt » à Esclavolles ?
Du Banat à Esclavolles-Lurey
Lorsqu’au début de l’été 1792, commencèrent les opérations militaires contre la France, Samuel Guisch, alors âgé de 21 ans et sans grande perspective d’avenir, quitta la région de Temeswar/Temeschburg, aujourd’hui Timisoara avec son régiment de supplétifs, régiment des paysans-soldats chargé d’épauler les troupes régulières, pour rejoindre le 37° Régiment d’Infanterie basé dans la province du Bihar en Hongrie. Il participa à l’offensive menée par le Duc de Brunswick à partir de la Lorraine, offensive qui fut stoppée à Valmy par les volontaires défendant « la Patrie en danger » et là, il tourna à tout jamais le dos à son Banat natal où le servage et les corvées venaient d’être officiellement abolis.
Durant les combats contre les troupes révolutionnaires, il déserta, peut-être à Valmy même, mais plus sûrement entre juillet et novembre 1792. Errant dans la campagne française, à la recherche de nourriture et sans trop savoir où il était, il fut « accueilli » soit par des soldats français, soit par des citoyens. Reçut-il la « cocarde aux trois couleurs » en signe d’amitié et de fraternité ? Ne parlant ni ne comprenant le français, il dut répondre par l’affirmative à leurs questions et plus particulièrement lorsqu’on lui demanda, comme cela était habituel, s’il voulait servir la République. Ainsi, il fut enrôlé dans l’Armée révolutionnaire stationnée à l’endroit où il se trouvait.
En devenant déserteur, c’était, pour lui, l’assurance d’une certaine liberté, mais aussi d’un certain confort matériel avec la pension viagère et la gratification. Car, comme nous l’avons vu précédemment, il dut d’abord comparaître devant le maire et les officiers municipaux de la commune où il avait été conduit. Au vu du Registre, ce ne fut pas à Châlons. Il y prononça la formule « je le jure » pour devenir Citoyen français et ensuite, il se présenta devant le Conseil Général du district concerné pour se voir remettre cette gratification et la pension, mais, avec en contrepartie, l’obligation de s’engager ou de rester dans les troupes révolutionnaires, car, en fait, c’était pour lui la seule véritable alternative qu’on lui laissait. Et ainsi, il se retrouva dans un régiment français, avec face à lui, les troupes austro-prussiennes. A-t-il eu à les combattre ?
Quoi qu’il en soit, sa nouvelle situation de déserteur étranger lui procura durant les années 1792-1793 des avantages qui lui permirent de subvenir à ses besoins.
Mais, le 6 septembre 1793, ses conditions d’existence commencèrent brusquement à se dégrader, dégradation qui, avec le temps, s’accentua. Ce 6 septembre, il fut mis un terme à sa liberté, et comme les autres, il dut se retrouver sous bonne garde « en état d’arrestation » au sein de sa garnison, et il perdit, du même coup, pension et gratification, pour ne conserver que sa solde de soldat.
Puis, avec le décret du 12 Frimaire An 2 (2 décembre 1793), le changement fut plus radical encore. Il lui était maintenant impossible de continuer à « servir dans les Armées de la République » : désarmé et mis sous surveillance au sein de son régiment, il fut envoyé sous bonne escorte à Libreville ou Mézières, centres de regroupement des déserteurs dans l’Armée de Sambre-et-Meuse. Le Commissaire chargé d’effectuer leur répartition, l’envoya dans le dépôt de Châlons puis, avec 42 autres déserteurs, dans le canton de Marcilly-sur-Seine qu’il quitta, le 17 Fructidor An 2 (3 septembre 1794) pour Esclavolles avec deux autres compagnons d’infortune : Alexandre Maldon et Marc Smilianisch.
À Esclavolles avec ses deux compagnons :
Arrivés à Esclavolles, ces trois déserteurs furent installés dans le presbytère par le maire qui se chargea de leur approvisionnement, car la facture du pain qui leur fut fourni entre le 17 Fructidor et le 5 Sans-culottide An 2 (21 septembre 1794) confirme leur présence dans cette commune.
Quel était leur état d’esprit en arrivant à Esclavolles, et plus particulièrement celui de Samuel Guisch ? Rien ne l’indique, mais il semble que le sien et celui de ses deux compagnons étaient bien différents, tout comme leurs futures destinées. Si lui semble s’être laissé porter par les événements en essayant d’en tirer le meilleur profit possible, peut-être même sans grand contact avec eux, les autres tentèrent rapidement de forcer le destin pour retourner au pays. Ces comportements diamétralement opposés sont caractéristiques de la situation qui régna durant toutes ces années au grand damne des différentes administrations.
Samuel Guisch trouva rapidement « les moyens de (s)’occuper utilement » en effectuant des travaux agricoles, retrouvant ainsi le mode de vie qu’il menait dans son pays natal et par là même, facilitant son installation. Ses deux compagnons n’y trouvèrent pas l’existence qu’ils escomptaient. Le 13 Frimaire An 3 (3 décembre 1794), soit deux mois après leur arrivée, d’un commun accord, ils décidèrent de déserter, désertion que, conformément aux dispositions en vigueur, le maire d’Esclavolles déclara immédiatement à l’administration du Directoire du district de Sézanne.
Le procès-verbal qu’il rédigea, donne, outre une description des événements, un aperçu sur la vie de Samuel Guisch :
« Aujourd’hui, 13 Frimaire An 3 de la République une et indivisible, heure de dix du matin, (...) s’est présenté le citoyen Antoine Larible (...) au citoyen Claude Thierry, officier municipal, qui lui aurait dit qu’il croyait que les trois déserteurs étrangers en dépôt dans le presbytère de cette commune étaient partis. (…) Après plusieurs informations, ils auraient appris que ledit Samuel était à battre à la journée chez le citoyen Edme Dumay de Lurey et aussitôt aurait fait avertir ledit Samuel et s’étant présenté, nous a dit, suivant ce qui est apparu dans son langage que ses deux compagnons étaient partis avec leur butin. Ces deux déserteurs se nomment, suivant leur billet de garantie, à savoir 1° Alexandre Moldan, natif de Hongrie, (…) 2° Marc Smilanisch, natif de Croatie, (…) lesquels après plusieurs informations faites, avons présumé que les dits Alexandre et Marc étaient évadés de notre commune ».
En fait, ces deux fuyards n’eurent guère le loisir de jouir bien longtemps de la liberté retrouvée. Dès le 16 Frimaire An 3 (6 décembre 1794), c’est-à-dire trois jours plus tard, ils furent interrogés par l’officier chargé de la police des prisonniers dans le dépôt d’Arcis-sur-Aube où ils avaient été placés avec quatre autres déserteurs, suite à leur arrestation commune à Chauchigny dans l’Aube, les autres s’étant évadés de Conflans-sur-Seine et de La Celle, tous provenant du district de Sézanne.
Le rapport rédigé par cet officier donne une idée des arguments généralement avancés par les déserteurs étrangers pour fuir des communes où ils étaient en dépôt :
« Aujourd’hui, seize frimaire de l’an 3e de la République française une et indivisible ; moi, officier chargé de la police des prisonniers de guerre cantonnés en cette commune, je me suis transporté en la maison d’arrêt dudit lieu sur l’invitation qui m’a été faite par l’agent national du district, à l’effet d’y interroger six déserteurs étrangers qui ont été arrêtés dans la commune de Chauchigny (....)
Interrogé les trois premiers pour savoir leurs noms et prénoms.
Ont dit s’appeler le premier Paul Anglerrate ; le deuxième Charles Berber ; le troisième Antoine Tourcht.
À eux demandé de quel endroit ils s’étaient évadés.
Ont répondu qu’ils s’étaient évadés de la commune de Conflans, district de Sézanne, où ils étaient cantonnés.
À eux demandé quelle était la cause pour laquelle ils s’étaient évadés.
Ils ont répondu qu’on ne leur donnait pas de pain ainsi que d’autres effets en habillement dont ils ont le plus pressant besoin.
Interrogé les troisième et quatrième pour savoir leur nom et prénom. Ils ont dit s’appeler le 3° Margotte Schmilanisch, et le 4° Alexandre Mouldevant.
À eux demandé de quelle commune ils sont évadés, ont répondu qu’ils s’étaient évadés de la commune d’Esclavolles, district de Sézanne où ils étaient cantonnés.
À eux demandé pourquoi ils s’étaient évadés, ont répondu le 3° que c’était à cause qu’il se trouvait tout nu et qu’on ne lui donnait pas d’effets en habillement et le 4° parce qu’il ne pouvait pas vivre en bonne intelligence avec ses camarades.
Interrogé le sixième pour savoir ses nom et prénoms, a dit s’appeler Fois Serenne.
À lui demandé de quelle commune il s’était évadé.
À répondu qu’il s’était évadé de la commune de la Celle, district de Sézanne où il était cantonné
À lui demandé pour quelle cause il s’était évadé de cette commune.
À répondu que c’était parce qu’on ne lui donnait pas son nécessaire tant en subsistance qu’en effet d’habillement.
De l’interrogation ci-dessus (.....), j’ai clos et arrêté le présent pour être remis à l’agent national du district pour, par lui, être pris telle mesure qu’il appartiendra. »
Dans cette évasion, il est à remarquer que les deux déserteurs venant d’Esclavolles et les trois de Conflans-sur-Seine, faisaient partie du même groupe arrivé dans le canton de Marcilly-sur-Seine le 17 Frimaire An 2, en même temps que Samuel Guisch ! Il semblerait donc que contrairement aux souhaits de la Convention qui voulait « disséminer ces hommes pour empêcher les communications entre eux » et leur ôter tout moyen de rassemblement, il y ait eu, pour le moins, une certaine connivence entre eux, car comment justifier autrement le fait qu’ils s’évadent le même jour pour se retrouver et poursuivre leur route ensemble.
Qu’advint-il d’eux ? Aucun élément ne permet de savoir ce que l’Agent national du district d’Arcis-sur-Aube décida à leur encontre, mais il se pourrait que, par commodité, ceux-ci aient été renvoyés dans les communes où ils étaient cantonnés, car les états des dépenses pour les déserteurs étrangers dans les communes du district de Sézanne font apparaître pour Conflans huit déserteurs et pour Esclavolles deux déserteurs pour la période allant du 17 Frimaire au 30 Prairial An 3 (du 7 décembre 1794 au 18 juin 1795), leur brève évasion ne semblant pas avoir été prise en compte.
Son mariage : symbole d’une intégration réussie :
Mais pourquoi ne sont mentionnés que deux déserteurs dans les états des dépenses d’Esclavolles ? Tout simplement parce que Samuel Guisch arrivait déjà, à cette époque, à subvenir par lui-même à ses propres besoins. Le produit de son travail lui permettait d’assurer aussi bien son entretien que sa nourriture, la commune n’avait donc plus à faire d’avance pour le pain ou de prêt pour l’habillement. Nous pouvons considérer que Samuel Guisch, depuis son arrivée à Esclavolles, s’était comporté en déserteur étranger modèle dans la mesure où il s’était parfaitement conformé aux décisions prises par la Convention, et ce, aussi bien dans la forme que dans l’esprit.
Son installation à Esclavolles devait même se transformer rapidement en intégration avec son mariage. Cette union entre un déserteur ou un prisonnier et une Française, bien que pas très fréquente, faisait partie de la vie normale dans les communes.
À la suite d’une demande adressée par la municipalité de Meaux au Ministère des Armées à ce sujet, la réponse que leur adressa le Commissaire-Ordonnateur est symbolique de l’esprit et de la conception du terme « Liberté » à cette époque :
« La Commission de l’Organisation et du mouvement des Armées de terre à laquelle j’ai donné connaissance (…) de l’union que désire contracter avec une Citoyenne Française un prisonnier de guerre étranger, m’a répondu, le 21 de ce mois (21 Prairial An 2), qu’aucune loi ne s’opposant à ses sortes d’alliance, le prisonnier hongrois, qui se trouve en ce moment à Meaux, peut former le nœud qu’il jugera convenable, en remplissant les formalités ordinaires et en s’adressant à la municipalité de ce lieu ».
Et, seulement six mois après son arrivée, Samuel Guisch, alors âgé de 23 ans, épousa le 26 Ventôse An 3 (16 mars 1795) à Conflans-sur-Seine, Geneviève Thierry, âgée de 26 ans. Leur union dut être facilitée par le fait que Claude Thierry, frère de Geneviève, exerçait la fonction d’officier municipal et en tant que tel était chargé de la surveillance des trois déserteurs. De plus, ce même jour, il travaillait chez Edme Dumay, témoins à son mariage qui lui aussi avait des liens parentaux avec cette même famille Thierry. Tout se passe comme si la famille Thierry l’avait pris en charge dès son arrivée et était, avant l’heure, devenue sa nouvelle famille.
- Mairie de Lurey
- Aquarelle de B. Hazouard -Collection de J-L. Fontanières
L’acte de mariage établi lors de la cérémonie est un parfait résumé de sa situation présente : « Aujourd’hui, vingt-sixième jour du mois de Ventôse troisième an de la République une et indivisible, à huit heures du matin, par devant nous, Nicolas Claude Socard, membre du Conseil municipal de la commune de Conflans-sur-Seine (....) sont comparus en la salle publique de la Maison commune pour contracter mariage Samuel Riste, journalier, âgé de 23 ans, déserteur en France du pays d’Hongrie, ville de Thermestate, actuellement domicilié en la commune d’Esclavolles, département de la Marne, fils du défunt André Riste, laboureur, et de Marie Aume, ses père et mère du pays d’Hongrie, d’une part et Geneviève Thierry, âgée de 26 ans, fille d’Edme Thierry, vigneron, âgé de 67 ans, et de Geneviève Jeanson, âgée de 66 ans, ses père et mère, domiciliée dans la commune de Lurey réunie à la municipalité de Conflans-sur-Seine, département de la Marne, d’autre part (…) ». Parmi les documents fournis lors de cette cérémonie, figure « l’acte de naissance de Samuel Riste, traduit en langue française qui constate qu’il est né le 4 juin 1771 de légitime mariage entre André Riste et Marie Aume, domiciliés en la ville de Thermestate en Hongrie (…) »
Les extraits de cet acte appellent plusieurs remarques :
Tout d’abord, sa profession : journalier prouve que, bien que déserteur étranger, il menait une activité quasi régulière dans la commune, fort probablement chez Edme Dumay, le cultivateur chez qui il était lors de l’évasion de ses deux compagnons.
Quant à la mention « déserteur en France du pays de Hongrie » représente sa situation administrative dans la commune, car bien que citoyen français, il continuait à se déplacer dans la commune avec la lettre E cousue sur les deux manches de son habit. Avec son mariage, cette mesure humiliante ne lui sera plus imposée.
Et ensuite, il est fait mention d’un acte de naissance « traduit en langue française ».
Il est fort improbable que Samuel Guisch ait pu présenter ce document, mais la municipalité de Conflans-sur-Seine a dû se servir du décret de la Convention Nationale en date du 14 septembre 1793 qui prévoyait le cas d’impossibilité « dûment constatée » de fournir cet acte indispensable au mariage afin de prouver que l’âge requis était atteint. Dans ce cas, il suffisait de faire établir un acte de notoriété selon le mode décrit par ce décret :
« L’acte de notoriété sera délivré par le juge de paix du lieu de la résidence actuelle de la personne qui voudra se marier, sur la déclaration de trois de ses parents, résidant dans le même lieu, ou à leur défaut, de trois de ses voisins ou amis. »
C’est sans aucun doute ce qui se produisit, et ceci d’autant plus facilement, que parmi les témoins à son mariage, se trouvaient, entre autres Claude Thierry, officier municipal et Edme Dumay, agent national, puis procureur pour la commune de Lurey. Et l’acte fut établi à partir des seules déclarations de Samuel Guisch traduites en français « suivant ce qui est apparu dans son langage », comme lors de son récit de l’évasion de ses anciens compagnons, récit fait seulement trois mois avant le mariage, par des personnes retranscrivant ce qu’elles comprenaient.
Avec son mariage, Samuel Guisch s’installa définitivement à Lurey, y devenant un citoyen français à part entière, son patronyme se francisant rapidement en Samuel Guiche. Déjà fortement intégré au sein de la commune, il devint un habitant de Lurey qui y mena une vie somme toute semblable à celle des autres habitants, se fondant ainsi totalement au reste de la population. Il y restera jusqu’à sa mort, le 6 septembre 1840.
Est-ce par reconnaissance pour avoir été accueilli par la Nation française, ou bien par fierté d’être devenu français, lui, l’étranger, ou même par adhésion aux événements politiques d’alors ? Toujours est-il qu’à la naissance du second fils en 1807, il le prénomma Simon Samuel Napoléon, ce dernier prénom devenant celui communément usité.
Si nous nous plaçons dans l’optique de la Convention Nationale, Samuel Guiche mena en France la vie telle que celle-ci l’avait imaginée. C’est-à-dire qu’entre le moment où il déserta des troupes ennemies pour être recueilli sur le sol français et jusqu’à son arrivée à Esclavolles, sa vie fut semblable à celle de tous les autres déserteurs, respectant mais aussi bénéficiant des mesures prises par les différentes autorités. Nous pouvons, par contre, considérer que son existence en tant que déserteur étranger à Esclavolles eut un caractère tout à fait exceptionnel. Car du 17 Fructidor An 2 (3 septembre 1794), jour de son arrivée, au 26 Ventôse An 3 (16 mars 1795), jour de son mariage, soit en un peu plus de 6 mois, et probablement grâce à un fort désir d’intégration, mais aussi aux conditions très favorables qu’il y rencontra, il trouva sa place parmi une communauté qui l’adopta comme un des leurs. Il y mena, malgré son statut, une existence loin de toutes les turbulences et les avatars que la très grande majorité de ses semblables connut. Protégé par sa famille « d’accueil », il fut soumis aux mêmes privations qu’à celles des habitants avec qui il vivait. Lui fut ainsi épargné le funeste destin que vécurent nombre d’étrangers répartis sur le sol français, qu’ils soient déserteurs ou prisonniers, destin marqué par les pénuries et la famine qui sévissaient alors sur la plus grande partie du territoire.