Pour nos ancêtres paysans, la vie était surtout faite de préoccupations matérielles, concrètes et quotidiennes, notamment travailler pour vivre ou entretenir une famille. Au XVIII° siècle, La Nouvelle maison rustique, sous la plume du sieur Louis Ligier, les replace en filigrane dans leur terroir, leur maison et leur mobilier... Une source précieuse pour découvrir nos ancêtres !
En mai [1]. On prépare par un profond labour, les terres qu’on veut planter en safran [2].
Il est temps de donner le second labour à la vigne et de ficher les échalas [3] au pied des ceps.
On charrie des engrais [4] quand on est débarrassé d’autres ouvrages.
Vous trouverez des champignons et des mousserons [5] sur les pelouses et pâtures et dans les vieux sainfoins [6] ou les chevaux vont paître.
Faites faucher la fougère, les genets, les joncs entre deux eaux, à la mi-Mai, si vous voulez les détruire. Les moutons détruisent la fougère par leur séjour dessus.
Cueillez la fleur de sureau [7] dans la chaleur du jour, et la faites sécher à l’ombre
On peut mettre l’eau dans les prés bas, pour la seconde fois.
On commence à faucher le trèfle [8] pour la première fois, quand la fleur est nouée ou boutonnée, quand il a été semé en septembre seul, sans mélange d’autres graines. On peut ainsi le faucher quatre fois dans l’année pendant trois ans.
Chevaux, bestiaux et volailles. On donne l’étalon aux juments [9].
Le berger ne mènera point encore les agneaux aux champs. Mais on y envoie les veaux qu’on veut élever.
Continuez de donner des herbages aux lapins privés [10], et de l’écorce et des baies de genièvre , pour les rendre meilleurs.
Les dindonneaux [11] seront tenus sèchement, bien nourris et renfermés la nuit. On nettoie le colombier pour la seconde fois ; la volée de Mars ou Avril étant finie.
Les pigeons [12] ne trouvent plus rien à manger en Mai dans les champs, on leur donne un peu de vesce tous les jours.
Les abeilles [13] jettent leurs essaims depuis la fin de Mai jusqu’à la fin de Juin ; c’est alors qu’il faut les veiller de près.
Ventes & achats. Les pigeonneaux et les poulets se vendent bien quand on en a quelques-uns dans ce temps-ci.
On a soin de remplir son vin, et si on ne s’est pas encore défait de ses vins blancs et paillés, il ne faut pas tarder avant les chaleurs. Mais la véritable saison de vendre ses autres vins, c’est après la Saint Jean [14].
Le bétail gras est encore cher ; on élève des veaux dans les bons
pâturages ; mais dans les pays secs, on les vendra tous, quoiqu’à bon marché, parce qu’on ne pourrait pas les élever [15].
On consommera les oeufs et l’on en vendra, n’étant pas de garde dans ce temps-ci.
Le beurre et les fromages étant à trop bas prix pour en vendre, on achète au contraire du beurre pour le saler ou le fondre [16].
Les fermiers des environs de Paris trouvent plus de profit et moins d’embarras à vendre le lait de leurs vaches à des laitières qui viennent le chercher, qu’à faire du beurre et des fromages [17].
Foires :
Le premier, à Louvres , à Arpajon, à Fontenay en Brie, dure huit jours, à Château-Renard en Gâtinois.
Le 2, à Senlis, à Sens.
Le 3, à Branles, près de Nemours, à Milly en Gâtinois, à Hyere en Brie.
Le premier jeudi du mois, à Torcy en Brie.
L.e 6, à Niort en Poitou.
Le mardi des Rogations, à Provins, dure six semaines.
Le lendemain de l’Ascension , à l’Archant en Gâtinois, près de Fontainebleau.
Le 8, à Saint-Cloud.
Le 9, à Mereville en Beauce.
Le 11, à Chartres, foire franche, dure huit jours. Le même jour, à Château-Thierry.
Le 15, à Calais, foire franche pour les chevaux & bestiaux, dure huit jours.
A la mi-Mai, à Meaux.
Les fêtes de la Pentecôte, à Flagy, près de Moret en Gâtinois.
Le lendemain de la Pentecôte, à Rouen, dure quinze jours.
Le 16, à Senlis.
Le 20, à Châtillon sur Loing.
Le 21, à Compans, près de Dammartin, foire considérable, remise au lendemain quand le 21 est fête.
Le lundi d’après la Saint-Barnabé, qui est le 25, foire du Landi à Saint-Denis en France, dure huit jours.
[1] Dans les représentations figurées du Moyen Age, le mois de mai est représenté par des vergers en fleurs. C’est le mois de la douceur météorologique et le dernier répit avant les gros travaux estivaux.
[2] Selon La Nouvelle maison rustique, le safran était cultivé « en plusieurs endroits de France, comme en Gâtinais, en Languedoc vers Toulouse, en Provence vers Orange, en Angoumois et en Normandie. Le meilleur est celui de Boisne et de Bois-Commun en Gâtinais : celui de Normandie passe pour le moins bon ». Cette plante était utilisée en médecine et en aliment, mais aussi pour les peintures et les teintures. Le sieur Ligier ajoute « qu’on en fait un grand trafic vers les pays septentrionaux, principalement en Hollande et dans la basse Allemagne : c’est pourquoi les safranières sont d’un grand revenu, et on y emploie des champs entiers ».
[3] Sur les échalas, voir la note 12 de l’article sur le mois de janvier.
[4] Sur les engrais voir la note 25 de l’article sur le mois d’avril et la note 9 de l’article sur le mois de janvier. La Nouvelle maison rustique insiste sur la distinction entre fumier et engrais et précise que « tout fumier est engrais, mais tout engrais n’est pas fumier. De tous les engrais, les fumiers sont ceux dont l’usage est le plus commun, pendant que les engrais semblent moins connus, étant moins employés. (...) Les fumiers sont les pailles qu’on met sous le bétail pour servir de litière, et qui, après avoir fermenté avec l’urine et les excréments des animaux, servent à fertiliser de nouveau les terres épuisées, en leur rendant les sels qui leur manquent. Les fumiers ont des qualités différentes, suivant l’espèce de l’animal qui les façonne. Le fumier mis en tas en sortant de l’écurie, fermente et s’échauffe considérablement. (...) Le fumier engraisse les terres, d’où il a pris aussi le nom d’engrais, mais les autres engrais qui ne rendent point de fumée, ne s’appellent point fumier. (...) Les engrais sont toutes les autres matières qui peuvent aussi aider la végétation, en y comprenant les différentes terres, par le mélange desquelles on change de nature celles sur lesquelles on les répand » (exemples d’engrais : la marne, la cendre des lessives, la cendre de tourbes et de la suie, la chaux et les plâtras, le marc de raisin, les feuilles, les coquillages, les corps des animaux morts, le sable, les gazons, les gravois ou décombres des bâtiments bâtis en chaux, et ceux des murs bâtis en terre, la vase ou limon des marais, des fossés et des étangs...).
[5] Sur les champignons et les mousserons, voir la note 8 de l’article sur le mois d’avril.
[6] Le sainfoin est le foin le plus sain, d’où son nom. Il est aussi le plus nourrissant pour le bétail... mais le sieur de Gouberville nourrissait aussi ses bêtes avec des vesces, des pois, des fèves et des navets. Le sainfoin est aussi appelé bourgogne, « parce qu’il en croît une grande quantité, même jusque dans les chemins de la province de ce nom ».
[7] La fleur de sureau est utilisée pour confectionner le vinaigre surard qui « est agréable, stomacal et sain » selon La Nouvelle maison rustique. « Les enfants font des sarbacanes ou canonnières des branches de sureau, dont ils ont ôté la moelle : on en fait aussi des échalas ». Rabelais nous dit que le sureau « faisoit un grand son, comme quand les petits garçons tirent d’un canon de sultz ».
[8] Semé en mars, le trèfle est fauché en mai. Le sieur Ligier nous explique comment les fermiers des bonnes terres de l’île-de-France cultivent le trèfle : « La récolte du trèfle est nulle la première année, étant encore trop jeune et trop court ; ils recueillent seulement l’avoine qui a été semée en même temps ; la seconde année ils font une ample récolte du trèfle seul ; et la troisième, sans attendre que les récoltes diminuent, ils le retournent pour engraisser la terre et y faire du blé d’automne, après trois ou quatre labours ; ce qu’ils trouvent plus profitable que d’attendre plus tard à renverser le trèfle, selon l’usage ordinaire : ils avancent ainsi la récolte du froment la plus précieuse de toutes les denrées, qui vient parfaitement dans leurs terres plusieurs années de suite, sans repos, ni fumiers, la terre se trouvant suffisamment amendée par les racines du trèfle qui s’y consomment ».
[9] Le cheval était élevé comme animal de trait... et il n’offrait pas que des avantages : il consomme une quantité importante d’avoine (8 à 10 litres par jour), il est fragile et surtout coûteux car il doit être ferré et harnaché, « en particulier d’un collier d’épaule, que le paysan doit acheter alors qu’il peut fabriquer le joug de ses bœufs (M. Lachiver). De plus, la viande de cheval n’étant pas consommée, les vieux animaux sont envoyés chez l’équarisseur et constituent donc une perte sèche pour le fermier.
[10] Sur les lapins, voir la note 26 de l’article sur le mois de janvier et la note 26 de l’article sur le mois de février.
[11] Les dindonneaux, comme les autres volailles, constituent un profit intéressant pour le fermier, « un secours toujours présent pour la maison, c’est de l’argent comptant quand on les porte à chacun des marchés des lieux voisins, et il y a quantité de poulailliers (sic) et de pourvoyeurs qui les viennent chercher jusqu’à trente et quarante lieues de Paris ».
[12] Sur les pigeons voir la note 19 de l’article sur le mois de février (Droit de colombier) et la note 21 de l’article sur le mois de février.
[13] Sur les abeilles, voir la note 30 de l’article sur le mois de janvier.
[14] Les paysans, y compris les vignerons, consommaient de la piquette (un mauvais vin obtenu après une deuxième macération du raisin et additionné d’eau) et réservaient le vin de leur production à la vente. Les nobles, les ecclésiastiques, les bourgeois et le peuple des villes achetaient ce vin que commercialisaient des marchands spécialisés qui se déplaçaient jusque dans les campagnes pour acheter le vin aux vignerons. Ainsi, dans la côte Roannaise, pour la période 1733-1791, les registres paroissiaux de Renaison mentionnent régulièrement la présence de marchands dans le vignoble : « Le peu de vin que l’on a fait est sans couleur, vert, d’une façon que les Parisiens jusqu’à ce jourd’hui quatrième de janvier 1741 n’ont point voulu en acheter de crainte qu’il ne aigrisse. Il y a des vins vieux qui se sont vendus jusqu’à 70 livres la pièce ». Ou encore pour l’année 1742 : « Pour le vin, il s’en ai pas trop cueilly dans cette côte, la trop grande checeresse a gaté le raisin, qui na pas pu bien murir après que les pluyes par rapport aux gelées qui sont survenus ; les Parisiens en ont pris fort peu dans ce pays, il est vray qu’il navoit pas du feu, mais aussy l’on na tenu le prix trop haut ce qui a obligé les marchands de s’écarter dans le Maconnois où ils en ont enlevées une quantité prodigieuse, et peu dans ce canton, encore à 16 ou 17 ou 18 livres la pièce » (Merci à Gisèle Lameth pour ces renseignements).
[15] La Nouvelle maison rustique (page 431) nous dit que le commerce des bêtes à cornes est considérable, « en ce que les bœufs rendent d’abord de grands et longs services au labour et au charroi, et qu’ensuite on les vend encore fort cher, après les avoir engraissés. Si on les tue, on tire profit, non seulement de leur chair, mais aussi de leur graisse, de leurs peaux, de leurs cornes, etc. (...) On fait aussi argent des peaux de bœufs et de vaches, et on vend jusqu’à leurs cornes, parce qu’elles servent à différents usages, surtout aux ouvriers qui travaillent en cornes, comme couteliers, tabletiers, peigniers et autres : on en fait aussi de la colle forte. (...) Lorsqu’on se connaît en bœufs et en vaches, il y a beaucoup de profit à faire ce commerce ».
Puis le sieur Ligier sous-entend la malversation et les spéculations de certains marchands : « (...) Nous ajouterons ici que tous bestiaux dont le foie est gâté, qui est une espèce de ladrerie (maladie due au ténia), sont confiscables, de même que les cochons ladres, les veaux mort-nés, les moutons qui ont le claveau (variole ovine), les porcs nourris chez les huiliers, et généralement toutes chairs mal saines. Il est défendu, sous peine de confiscation et de vingt-cinq livres d’amende, à tous marchands de bestiaux ou bouchers d’en acheter à deux lieues près des villes, parce qu’ils doivent être amenés aux foires et marchés pour l’abondance publique ; et même afin qu’il n’y ait point de monopole entr’eux, et que les plus riches ne se rendent pas les maîtres de la plupart des bestiaux, pour vendre la viande à leur taux, ils doivent être lotis aux foires et marchés entre tous les bouchers qui s’y trouvent, pour qu’ils soient tous fournis également ».
[16] Pour conserver le beurre, on le sale ou on le fond. La Nouvelle maison rustique ajoute que « le beurre est d’un usage fort fréquent dans les ménages ; il n’est guère de sauces où il n’entre. Le beurre, après qu’il est battu, laisse un lait qu’on appelle lait de beurre : c’est une espèce de sérum, qui rafraîchit et humecte beaucoup. Le beurre salé est moins salutaire que le frais, à cause de la fermentation intérieure qui a exalté et désuni les principes huileux qui en font la bonté. (...) S’il est fait pour être gardé longtemps, ou pour être transporté, il y faut beaucoup de sel, afin qu’il ne tourne point à la graisse. (...) Quant au beurre fondu, il est particulièrement propre pour les fritures. (...) Quand il est bon, on peut l’employer à bien des usages, dans les sauces, dans la pâtisserie, etc. (...) C’est une grande économie quand le beurre frais est cher, et dans l’hiver principalement. (...) Le beurre fondu peut se garder bon deux ans entiers, quoiqu’on n’y mette point de sel, parce qu’il est purifié par le feu ».
[17] L’auteur insiste sur l’importance du lait (pages 270 et 453) : « Tout le monde sait le profit que le lait produit, comme aliment ordinaire, soit lait ou crème, comme assaisonnement, comme remède, comme beurre, et comme fromage. (...) Bien des gens veulent que le lait soit le plus nourrissant, et même le meilleur et le plus salutaire de tous les aliments ». Puis il donne de curieux conseils hygiénistes (page 269) : « Il faut choisir, pour avoir soin du laitage, une servante de confiance, qui ne peut pas être trop propre sur elle et sur tout ce qui l’approche, ni laver et balayer trop souvent la laiterie et les ustensiles qui y servent, afin de garantir le laitage de toute ordure, mauvaise odeur, araignées, etc. ». Enfin, il précise que lait de mai est le meilleur et le plus souverain, moins épais et plus aisé à digérer « parce que les animaux vivent alors, en abondance, d’aliments plus humides et plus succulents » (page 270).