La langue allemande est dite gutturale, la langue française ne l’est pas.
Ainsi Kaspar en Allemagne devient-il Gaspard dès qu’on franchit le Rhin.
Vers 1670, Michel Chrispuech, un mineur originaire de Neuenbourg-en Brisgau (aujourd’hui Neuenburg-am-Rhein), situé à la hauteur de Mulhouse, juste de l’autre côté du Rhin, le traversa pour venir travailler dans les mines de Giromagny, alors encore terre d’Empire et possession de la famille des ducs de Wurtemberg.
Environ 70 km séparent ces deux bourgs mais surtout une frontière linguistique.
À Giromagny Michel épousa une Suissesse arrivée de Saint-Legier, près de Porrentruy.
De cette union sont nés deux enfants : Claude et Anne Claudine.
En 1703, Michel décide avec son épouse de rédiger un testament. En effet, comme l’indique ce document, il est malade de la poitrine, ce qui n’est pas étonnant compte tenu de sa profession de mineur : « lequel voulant et estant disposé de partir aux premiers jours (?) pour aller à Sultzbach en Alsace y boire les eaux aigres pour le rétablissement de sa santé estant fort incommodé de la poitrine lequel ensemble avec sa femme » et il souhaite aller faire une cure.
Cette information, elle, est étonnante, on pourrait penser que ne partent en cure que les bourgeois ! Or le testament nous indique le contraire.
Sultzbach (actuellement Soultzbach) est à environ 75 km de Giromagny, en passant par le chemin le plus court, qui contourne les sommets des Vosges. C’est une route qu’on ne doit guère emprunter en hiver d’où le souci d’y aller rapidement après la signature du testament rédigé début avril.
Le nom de Chrispuech doit sans doute être prononcé Krispouh, car le tabellion dans le cours de sa rédaction l’écrit également Chrispouech.
Le fils de Michel s’installe à Plancher-Bas, en Haute-Saône actuelle, à environ 10 km de Giromagny vers l’Ouest, après avoir épousé une fille du village.
Ce détail géographique n’est pas anodin en effet plus on s’éloigne vers l’Ouest, plus la prononciation gutturale est difficile.
C’est pourquoi tout au long du 18e siècle les curés de Plancher-Bas hésiteront à orthographier ce nom dans les actes qu’ils auront à rédiger pour cette famille. Ainsi, on trouvera Chrispoux, Chrispout, et enfin Grispout et Grispoux. Le G remplace le CH définitivement à la Révolution.
La famille quant à elle continuera à hésiter aussi pour écrire son nom, ainsi en 1913, Jean-Baptiste appose une plaque sur la porte de sa maison orthographiée Grispout. Son acte de naissance indique pourtant Grispoux avec un X ce que confirmera son acte de décès en 1944.
Au 20e siècle, depuis bien longtemps la mémoire de l’ancêtre allemand avait été perdue, et la famille s’interrogeait sur l’origine de ce nom bizarre et unique, qui n’est plus porté aujourd’hui que par 5 personnes en France.
Seule la généalogie aura permis d’en comprendre le sens.
Note : Ce texte est à rapprocher de l’évolution du nom d’Armat en Armatte à Flavigny-sur-Ozerain (Côte d’Or :
Évolution du nom Armat :
Si, à Flavigny, le curé Baudenet écrivit sans sourciller le nom que lui indiquait Jean lors de son mariage en 1715, le curé Logeat, à son arrivée, lorsqu’il eut à rédiger les actes de naissance de la famille Armat fut confronté à un grave problème de phonétique.
André, venant déclarer la naissance de son fils Bénigne en 1766, déclare s’appeler Armat mais prononce « Armate », comme le faisait d’ailleurs son propre père, Jean, cet homme avec un accent bizarre et chantant, arrivé du diocèse de Bordeaux au début du siècle, mais qui signait néanmoins « Armat ».
Tout cela n’était pas logique pour le curé Logeat, qui était un lettré ! Car, si, bien sûr, en Gascogne, grâce à l’accent, il n’est pas nécessaire d’ajouter un E après un T pour qu’on entende la prononciation du T, en Bourgogne un T sans E à la fin d’un mot, ça ne se prononce pas !
Pour respecter la phonétique il fallait donc adapter l’écriture au contexte local.
Le curé Logeat décida alors d’ajouter un E à ce T, pour en respecter la prononciation et le nom devint donc « Armate ».
Dès la génération suivante, on fignola la chose en doublant le T, cette fois juste pour le côté esthétique, et la famille semble s’être accommodée assez vite, de ces changements d’orthographe, après quelques hésitations, les uns signant avec un T les autres avec 2 et les plus sobres, sans E ni doublement du T.
L’histoire de cette famille, sur un siècle, nous montre les coutumes de mariage et de transmission des entreprises et du compagnonnage chez les serruriers et leurs pérégrinations au gré des opportunités professionnelles et sociales.
- Evelyne Tavernier est l’auteure d’une monographie : Les gens de Flavigny-sur-Ozerain au XVIIIe siècle à travers les registres paroissiaux.
- Voir son article : La leçon de vie du maitre-serrurier Philibert Gentier