Pour ceux qui associent l’histoire et la généalogie, l’affaire Brierre permet une entrée de plain-pied dans la vie quotidienne d’un village à l’orée du xxe siècle. Non par la voie romanesque, ce qui est courant, mais par la richesse des archives, ce qui l’est moins. L’épais dossier d’assises – plus de 900 pièces -, les centaines d’articles de journaux permettent de saisir les derniers jours ordinaires des victimes et de l’accusé, de comprendre comment des humbles ont vu leur existence routinière bouleversée par l’irruption d’un crime hors du commun, par l’enquête et aussi par la presse à sensation.
C’est cet angle d’étude que j’ai choisi de développer sur six articles. Voici le deuxième :
Les sources abondantes dont nous disposons (dossier d’assise, enquête des journaux) nous permettent de connaître leurs derniers moments. C’est contribuer ainsi, modestement, à mieux connaître la vie quotidienne des enfants dans les campagnes, sujet est encore peu défriché. En effet, les historiens ont privilégié pour le XIXe siècle, le monde urbain, bourgeois et ouvrier.
- Le portrait des enfants Brierre par un « canard », journal vendu à la criée. Les visages sont sortis tout droit de l’imagination du dessinateur. Collection personnelle.
Les enfants Brierre sont des élèves studieux qui font la fierté de leur père. En effet, les deux filles aînées appartiennent au tiers des élèves qui sortent de l’école primaire muni du certificat d’études. À la fin de l’année scolaire en cours, leur sœur Béatrice espère suivre le même chemin. Dans la classe unique du village, elle est placée au premier rang, dans la moitié gauche de la salle réservée aux filles – mixité n’est pas mélange -, sa sœur Laure est au fond, tandis que Laurent, son frère, est à droite au deuxième rang. Les enfants Brierre, dit l’instituteur Hubert « étaient très studieux, bien élevés, craintifs. Ils apprenaient avec beaucoup de facilité et je me disposais à en présenter deux (Béatrice et Laurent, 9 ans seulement) cette année au certificat d’étude » [2].
- Photographie des trois filles aînées. Elle provient d’une photo de classe qui n’est pas datée. 1898 probablement. L’Illustration, 11 mai 1901. Collection personnelle.
Avec d’autant plus de chance de réussite que Hubert est un maître consciencieux « qui prépare bien les leçons et les expose au tableau noir en un langage simple et correct. Les élèves le suivent avec attention […] Les devoirs sont soigneusement annotés et les exercices des rédactions sont bien choisis [3] ».
Justement, les rédactions que Béatrice, Laurent et Laure Brierre ont écrites dans la semaine qui précède le drame nous sont parvenues. Confiées sans doute par l’instituteur, elles ont été publiées par des journaux [4], nouvelle preuve de leur faculté à coller au plus près du quotidien des victimes et de jouer ainsi sur le registre émotif de leur lectorat. Leurs sujets montrent que l’instituteur de Corancez s’aligne sur les instructions officielles. Celles-ci prônent la description du milieu familier, des animaux, des plantes, des aliments, des métiers du village ou encore des façons culturales. On vise de la sorte à nourrir l’amour de la « petite patrie » - surtout si elle est rurale - dans laquelle la vie est présentée comme simple, laborieuse sans être pénible et vierge de tout conflit. Ainsi, le samedi 20 avril, la veille de l’assassinat, Béatrice rédige quelques lignes sur la mairie du village et les principaux actes qui y sont établis.
« À Corancez, la mairie n’est pas bien grande. Dans la mairie, il y a la bibliothèque où se trouvent les livres que tout le monde peut lire. Dans la mairie, on y accomplit beaucoup d’actes. C’est dans la mairie que tous les électeurs se réunissent pour voter, que le conseil municipal se réunit aussi et que le maire accomplit les actes de décès de naissance et de mariage. C’est dans la mairie aussi que tous les champs et toutes les maisons de Corancez s’y trouvent sur un gros livre. Au milieu de la mairie il y a une table où le maire écrit quand il y a du monde qui se marie. À Corancez la mairie n’est pas très grande, à cause qu’il n’y a pas beaucoup d’habitants. »
Lieu dédié aux élections, à la culture, aux cérémonies de mariage, à la conservation des registres et proportionné à la taille de la commune : l’élève a dit l’essentiel. Le même jour, Laurent décrit la compagnie des pompiers de Corancez. Il ne dit rien de la fonction de représentation pourtant ostentatoire lors des manifestations officielles, mais manifeste son intérêt pour les manœuvres.
« Tous les mois les pompiers se réunissent à l’arsenale (sic) pour faire marcher la pompe. Le tambour Hilembert fait le tour du pays en tapant sur sa caisse. Les pompiers se dépêchent bien vite de s’habiller. Les pompiers se rassemblent à l’arsenale. Un pompier prend la clef de l’arsenale et ils portent la pompe à la mare. Les pompiers pompent. Doublet prend son carnet. Il dit les noms. Ceux qui sont là répondent présent. Doublet fait une petite croix à ceux qui ne sont pas là. Les pompiers mettent la pompe sur le charriot et ils emportent la pompe. Ils se remettre en rang et ils partent boire un cou pour leurs rafraichir. »
Laure, à 7 ans, tient un cahier recouvert d’un épais papier gris. Sur la dernière page, « d’une grosse écriture très nette », elle a répondu à deux questions : qu’achète-t-on chez l’épicier ? Quels sont les poissons, les fruits et les arbres que vous connaissez ? Simplement, elle décrit son environnement. Le dernier exercice, daté aussi du samedi 20 avril concerne le métier de son père.
« Chez l’épicier, on va achetere (sic) du sel, du poivre, du sucre, du café. Les poissons que je connais sont le harant, la sardine, les fruits que je connais sont les pommes, les poires, les cerises, les fraises et les noix. Les arbres que je connais sont le pommier, le prunier, le cerisier, la noisette, le framboisier. Papa cultive la terre ; il la herse avec une herse. Papa a un cheval qui s’appelle Jenpierre. Un homme qui cultive la terre s’appelle le cultivateur. On récolte du blé, de l’avoine, du seigle, des betteraves, du sain foin. Avec du blé, le meunier fait de la farine, le boulanger fait du pain. »
La dernière semaine d’école est studieuse, appliquée et les trois élèves font l’admiration des journalistes par leur travail soigné et leur orthographe – presque - irréprochable, une rigueur déterminante pour l’obtention du certificat d’études où une dictée de plus de cinq fautes suffit à disqualifier un candidat... La mairie, les pompiers, l’alimentation et le métier de cultivateur : autant de sujets qui ancrent les enfants dans leur cadre quotidien, un monde qui, dans la candeur de leur expression, apparaît paisible et sans bruit.
Jour de l’assassinat, dimanche 21 avril. Comme chaque matin, Flora s’adonne à ses occupations journalières et n’assiste pas à la messe, contrairement à ses deux sœurs chaussées de leurs souliers neufs. « Elles étaient si contentes [5] », se souvient leur amie Élise Sauger. Les enfants Brierre ne vont pas saluer la femme Boulay, leur voisine, comme ils le font chaque jour, car elle est partie la veille à Dangeau visiter un parent malade. L’une des filles a dit : « Mère Boulay, nous allons bien nous ennuyer pendant votre absence. » [6]
On ne sait rien d’autre de leur matinée. En revanche, leurs activités de l’après-midi et de la soirée nous sont connues. Le plaisir du dimanche, c’est de partir en promenade en carriole avec frère, sœurs et amies. Ce jour, après le repas, la grande affaire pour Béatrice et Flora est d’aller à Boncé afin d’essayer les nouvelles robes qui doivent être prêtes pour le 16 mai, jour de l’Ascension et de la fête des Barricades à Chartres où leur père a promis de les emmener [7]. Élise Sauger, grande amie de Flora et « sœur » de communion, est de la partie. Nul besoin, par contre, de s’embarrasser des plus petits que Flora a déjà à charge toute la semaine. Le cousin Julienne arrivant fort à propos avec ses enfants, Brierre accepte que Laure, Laurent et Célina restent à Corancez.
Rendez-vous est donné à une heure et demie à la ferme, après la traite des vaches. Élise Sauger y trouve Brierre lisant son journal dans la chambre à feu. Les enfants sont encore à table, sauf Flora :
« Elle était dans l’autre chambre occupée à s’habiller, mais je ne me rappelle pas à quoi elle en était de sa toilette […] Elle m’a priée d’attacher par derrière son tablier. Puis, nous avons attelé l’âne à la voiture et nous sommes allées à Boncé où mes deux camarades ont essayé des robes chez la femme Boutouche. Pendant toute la soirée, elles ont été très gaies et notre conversation portait sur la toilette. La femme Boutouche nous a offert un verre de vin que nous n’avons pas accepté. » [8]
Les trois jeunes filles s’en retournent à Corancez, mais font une halte gourmande chez l’épicière de Dammarie, dépensant quelques centimes en bonbons. Flora, en grande sœur, en conserve une partie pour Laure, Célina et Laurent. La buraliste de Dammarie, dont la maison fait face à l’épicerie, se remémore la scène :
« Le 21 avril, j’étais à la fenêtre. En face de nous, dans une charrette de paysan attelée d’un âne récemment tondu et très proprement harnaché, se trouvaient les enfants. Les petites riaient, Flora recoiffait ses petites sœurs. Puis elle cria : - Eh bien ! Élise, t’as pas fini de bavarder ! Il est temps de retourner à c’t’heure ! » [9]
La petite équipe est de retour à Corancez à 6 heures et achève la soirée en flânant dans le village. Quand Flora et Béatrice regagnent la ferme, Laurent s’amuse avec le chien Ravachol. Mais il est passé 7 heures, c’est le moment du dîner. Il est frugal : « On n’a pas fait de soupe, on a mangé du pain et du lard et bu du cidre », sauf Flora pour qui « c’était l’heure de tirer sa vache, de sorte qu’elle n’a pas dîné avec nous ». [10]
Le dimanche, après le repas du soir, pendant que leur père est au café Sauger, les enfants ont l’habitude de veiller et de jouer aux cartes. Mais elles sont retrouvées dans l’étable après le crime, là où elles étaient déjà dispersées la veille, preuve que la lanterne a été tôt éteinte. Quant aux volets qui donnent sur la rue, on ne sait s’ils ont été laissés ouverts comme l’affirme la femme Lubin ou fermés après le repas comme le soutient Brierre. En tout cas, retrouvés clos le lendemain, ils ont permis au(x) criminel(s) d’agir à l’abri des regards.
Pour lire la suite : 21 avril, le dimanche de Brierre. Père modèle ou assassin ?
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