Inculpé du quintuple assassinat, Brierre continue à nier en bloc. L’instruction cale. « En l’état de la cause, pronostique [1], pas un juré d’Eure-et-Loir ne le condamnerait » [2]. Sans aveu, ni mobile, ni témoin direct, le juge doit espérer de nouveaux indices ou le miracle de révélations tardives. En la matière, quel rôle jouent les habitants de Corancez ?
- Une rue de Corancez au début du XXe siècle. Carte postale. Collection personnelle.
Ils ont d’abord soutenu Brierre, le père modèle, puis sont devenus « taiseux », chacun redoutant d’être le premier à parler et d’exposer à la justice ce qui, au fond, relève de la vie du village. Début mai, quand apparaissent les premières failles de la défense de l’inculpé, les langues se délient.
Dés lors, les habitants interviennent de trois façons. Ils participent aux recherches des indices sous la conduite des gendarmes, ils témoignent auprès des autorités ; enfin, dans les médias locaux et nationaux ils affichent leur haine envers Brierre, ce voisin, ce monstre qui les a dupés. Il y a donc le crime, mais aussi pour les habitants de Corancez, ses conséquences incalculables sur leur quotidien, leur temps, leurs esprits.
- L’arrivée du parquet à la ferme le matin du 22 avril. Il était 10 h 30. Sur la gauche, un gendarme retient le garde champêtre. Le Petit Parisien, supplément littéraire illustré, 5 mai 1901. Collection personnelle.
Comme le travail de fouille dans la ferme est considérable, les gendarmes font appel aux hommes du village. Le 10 mai, aidés dans leur recherche par le cultivateur Doublet, ils extraient d’un tas de terreau une pièce en fer d’un kilo et demi pareille à un coutre de charrue [3] sur lequel « des traces sanglantes étaient encore visibles » [4]. On exhume également un petit sac de toile à carreaux bleus, moucheté de sang. L’étau se resserre sur l’inculpé, car écrit Le Journal de Chartres, « il est impossible d’admettre que des assassins étrangers dont la préoccupation principale aurait dû être de s’éloigner au plus vite aient pris l’étrange précaution de les enterrer » [5].
Dix jours plus tard, le 21 mai, les gendarmes, épaulés par quinze villageois répartis en deux équipes, retournent le sol de la cour et sondent le mur de clôture. « Au bout d’une heure de travail, nous avons entendu des cris de joie venant de l’équipe du jardin qui disait : - Nous avons la bourse » [6]. On découvre sous l’armuriau [7] du mur une espèce de portefeuille en fer blanc contenant 80,9 francs. Pour retrouver la cache du portefeuille, un petit caillou blanc avait été mis en évidence dans la bauge.
C’est une charge accablante, car le juge d’instruction établit que la somme retrouvée correspond, soustraction faite des dépenses effectuées par Brierre, aux montants d’un billet et d’une pièce par lui échangés au café Sauger le 13 avril et le dimanche 21, quelques heures avant le crime [8]. Surtout, quel aurait été l’intérêt pour les voleurs de dissimuler dans le mur de l’argent qu’ils avaient volé dans la maison ?
Les gendarmes sont omniprésents à Corancez du mois d’avril à juin : ils organisent les fouilles et procèdent à des centaines d’interrogatoires, poussant jusqu’aux villages voisins. Ne doutons pas que des milliers de personnes restées en dehors de la procédure judiciaire en aient eu vent par leur famille ou par leurs amis dans les lieux où circulent informations et rumeurs, cafés, lavoirs ou pas de porte.
Mais pour les témoins, il faut aussi compter avec les auditions du juge d’instruction, cette fois à Chartres. Les plus sollicités sont les quatre-vingt personnes qui, entre les mois de mai et d’octobre, ont dû satisfaire aux cent trente-cinq auditions du juge d’instruction. Les deux tiers sont originaires de Corancez et, pour le reste des villages alentours, de Chartres et de Paris. Ils appartiennent au monde des adultes bien qu’il y ait aussi des mineurs.
Le caractère intrusif de l’instruction est très fort pour quelques familles de Corancez au premier rang desquelles les cafetiers Sauger, amis de Brierre, et les Lubin, ses plus proches voisins. Ils sont interrogés par la gendarmerie à trente-sept reprises pour les premiers, vingt-neuf pour les seconds et se déplacent à Chartres quatorze et quinze fois pour répondre aux convocations du juge. Entre avril et octobre, c’est donc cent sollicitations que ces deux familles ont dû honorer, dont vingt pour Édouard Lubin et dix-neuf pour la femme Sauger qui, à titre individuel, en détiennent le record. Pour être moins fréquentes, celles qui concernent les familles Bouvet, Baron, Doublet, Martin, Thibault, Choupart ou Davard oscillent entre quinze et vingt-cinq.
Afin de limiter les pertes en temps, le juge convoque plusieurs personnes de la famille le même jour, et en août, à la demande du maire de Corancez, il ajuste le calendrier judiciaire aux impératifs de la moisson en différant de quelques jours les confrontations prévues avec Brierre [9]. Entre les mois de mai et d’août, périodes cruciales pour les paysans, le travail a dû se plier aux exigences de l’instruction dont c’est peu dire que, pour les plus concernés, elle déstructure la vie.
Si les villageois connaissent le juge de paix de leur canton, aucun n’a encore eu affaire à un juge d’instruction pour un assassinat. C’est dire que l’audition dans l’enceinte du palais de justice de Chartres est un moment de leur vie à la fois singulier et impressionnant. Le témoin est seul. Il est entendu par le magistrat dans un bureau dont le décor, les odeurs et les petits bruits – parquet, crissement de la plume - tranchent avec ceux de son logis. Le juge l’invite à prêter serment : « Dire la vérité, rien que la vérité. » Les mots qui vont être consignés par le greffier revêtent une importance qu’ils n’ont pas quand ils sont prononcés autour d’un verre au café ou dans l’intimité du cercle familial.
Lubin s’y rend « avec sa blouse des dimanches, sa barbe blonde soigneusement peignée ». À la sortie, interviewé par L’Écho de Paris, il s’exclame : « Je savons point quand le juge me fera revenir. C’est ben de l’ennui tout ça » [10]. D’autant que la journée perdue est mal indemnisée, seulement 95 centimes… Perte de temps, perte d’argent. Que disent ces témoins ?
Après la découverte des indices à charge du mois de mai, leur parole est comme libérée. C’est le temps des procureurs en blouse. Désormais, le passé de Brierre est analysé au prisme de son statut de criminel. Témoignages et rumeurs à charge affluent : il trompait sa femme, il était sournois, jouait aux riches, dissimulait ses dettes. Pire ! En 1887, Brierre aurait volontairement mis le feu à son étable afin de toucher une grosse prime d’assurance. L’escroquerie serait alors le premier jalon connu de son itinéraire criminel, lequel deviendrait ainsi conforme aux théories en vogue : « La plupart des criminels commencent par le vol et finissent par l’assassinat » écrit Paul Dubuisson, spécialiste de la responsabilité pénale à la fin du XIXe siècle [11]. Le juge fait de l’incendie une pièce importante de l’instruction puisqu’il y consacre une partie substantielle des interrogatoires de juillet et d’août.
Brierre se défend bec et ongle et finit par accuser des villageois d’avoir ourdi un complot contre lui, entre deux verres d’eau de vue au café. L’incendie, c’est eux ! La dissimulation des indices compromettants, c’est eux !
Déjà sollicités par les gendarmes et le juge, les témoins répondent à ces accusations dans la presse. C’est qu’ils sont une attraction non seulement pour les « touristes du crime » [12] qui visitent Corancez - la ferme Brierre, le café Sauger et le cimetière sont les étapes obligées d’un pèlerinage macabre - mais aussi une manne pour les journalistes en quête de scoop ou de détails croustillants. Ces derniers se sont emparés d’un mode d’investigation qui connaît son plein essor vers le début du siècle : décrocher la bonne interview. C’est-à-dire celle qui crée l’évènement et suscite des réactions en chaîne. L’un de leurs effets est que, de la sorte, le nom et la parole d’hommes et de femmes ordinaires font irruption dans l’imprimé
En donnant la parole aux humbles, le récit de fait divers participe à l’émergence d’une société plus démocratique. Mais ceci « préfigure aussi ce que va devenir le système des mass média au XXe siècle » où tout un chacun est « invité à exhiber le non-évènement que constitue son existence. » [13].
Reste à trouver le bon client. À Corancez, c’est incontestablement Lubin, le voisin de Brierre. Volontiers hâbleur et ne refusant jamais un verre au café, « Papa Lubin » est interviewé par tous les journaux locaux et nationaux [14]. « Maman Sauger », le « brave garde champêtre », les frères Baron et le maire sont régulièrement convoqués pour donner leur avis. « Maman, Papa, le brave.. », on le voit, au fil des rencontres, une familiarité s’est instaurée, teintée de la condescendance du lettré parisien pour les gens de peu. Ces derniers prennent conscience, souvent trop tard, que leurs déclarations sont répercutées dans les journaux locaux et nationaux. Leur vie s’étale en une. Pour certains, le miroir médiatique est dévastateur.
Entre le quintuple assassinat du 21 avril et l’ouverture du procès le lundi 16 décembre, neuf mois se sont écoulés. Le sentiment des villageois est passé de la défense de l’inculpé à l’espérance de la mise à mort d’un monstre d’autant plus redoutable qu’il avait tout d’un homme normal. « Si seulement, on pouvait l’exécuter à Corancez… », dit un paysan au reporter du Petit Parisien, tandis que celui de L’Aurore enregistre cette menace : « S’il est acquitté, nous le tuerons [15] » Le procès de Chartres s’annonce exceptionnel. Comment les témoins du village abordent-ils ce monde inconnu ?
Pour lire la suite : Les villageois au procès
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