Situé à deux pas de la cathédrale, le tribunal de Chartres doit s’adapter au raz de marée médiatique. L’architecte de la ville a fait construire dans l’enceinte réservée au public un praticable permettant aux derniers rangs de suivre les débats, tandis que le président du tribunal fait disposer à l’intention des journalistes pupitres et chaises empruntés à l’école voisine. Il obtient qu’un facteur de télégraphe de Chartres soit à leurs côtés, assisté par des employés venus de Paris. On prévoit une pléthore de télégrammes.
Ces efforts sont vains. La presse parisienne ne retient que l’aspect de la salle d’audience, « sorte de hangar » exigu et de surcroît mal équipé en calorifères, alors que la semaine s’annonce glaciale [1]. « Elle est si laide que je ne crois pas qu’il en existe deux en France où la justice soit si mal logée » [2], résume l’envoyé du Gaulois comme si, au fond, il la jugeait indigne de l’évènement.
Jamais les journalistes n’ont été aussi nombreux depuis le procès Dreyfus à Rennes en 1899.
En dehors de ces reporters habitués des prétoires et des professionnels du droit – juge, procureur, avocat - rompus aux débats, une centaine d’hommes et de femmes entraînés dans les méandres de l’affaire s’apprêtent à accomplir leur devoir de citoyen. Il y a les douze jurés, des notables ruraux, maire ou adjoint de village, propriétaires, rentiers ou cultivateurs. Tous les journaux soulignent les difficultés qui les attendent pendant les six journées d’audience : résister à la partialité, saisir la complexité des expertises et rester attentif malgré la répétition des interrogatoires. Car outre Brierre, quarante-trois témoins à charge et quarante-quatre témoins à décharge sont prévus. Nombre d’entre eux – contrairement aux jurés – sont des journaliers, des artisans ou des petits cultivateurs dont l’univers est à cent lieues d’un procès d’assises de portée internationale.
Le public urbain est avide d’entendre et de voir ces ruraux pittoresques, maintes fois cités dans les journaux, qui viennent dire au juge la vérité et croiser le fer avec Brierre. C’est pour ces « héros malgré eux » un moment grave plus déstabilisant que les dépositions faites dans le secret du bureau du juge d’instruction. Aucun d’entre eux n’a témoigné en assises, qui plus est, aux côtés d’un impressionnant parterre de journalistes - dont certains, crayon en main, croquent leur portrait. Et il y a le public, trois cents personnes [3], les yeux braqués, les oreilles aux aguets et l’esprit en alerte. Les témoins abordent un continent inconnu dont ils ignorent les contours, les codes et l’étendue. À leur arrivée au tribunal, ils se font enregistrer chez le concierge afin de pouvoir toucher leur indemnité. Puis, attendant leur tour, ils patientent dans la salle située au-dessus du prétoire, gardée par un gendarme, tuant le temps à discuter, à jouer aux cartes, à tambouriner du pied sur le plancher pour se réchauffer et à penser à leur prochaine déposition.
Parce qu’il est inutile de convoquer à la barre l’ensemble des témoins à charge, nous nous intéresserons aux interrogatoires auxquels les faits divers consacrent des colonnes entières qu’ils épicent ici ou là d’incidents d’audience à la manière d’une pièce de théâtre dont le déroulé doit être ponctué de rebondissements. Le procès est l’opportunité de voir défiler un échantillon de la France profonde, d’en moquer la gaucherie et d’en dépeindre les mœurs avec la morgue de l’érudit pour le provincial arriéré.
L’attraction de la deuxième audience est Véronique Lubin, la maîtresse de l’accusé. On dit que Brierre aurait tué ses enfants afin de pouvoir l’épouser. L’annonce de son entrée suscite une forte curiosité qui retombe aussi vite qu’un soufflé.
- Véronique Lubin, maîtresse de Brierre, dépose au procès. Soumise à des questions intimes, elle était très intimidée. Elle parlait si faiblement que le juge et les journalistes furent autorisés à pénétrer dans l’enceinte du prétoire. L’Illustration, 28 décembre 1901. Collection personnelle.
La jeune femme déçoit. Les journaux parisiens en campent un portrait impitoyable qui balaie le mobile du mariage. « Quelques belles dames de Chartres qui sont au premier rang du public braquent leur face à main et ne peuvent retenir une moue accentuée. Quoi ! C’est pour devenir le mari de cette pauvre fille, petite, maigre, mal attifée, au teint hâlé que Brierre aurait tué ces cinq enfants ? À qui voudrait-on faire croire pareille fable ? » [4] Déjà « plutôt laide », elle a en outre des prétentions vestimentaires que moque, en un saisissant raccourci du complexe Paris-province, la presse de la capitale : « Sa taille est mal serrée dans une jaquette à la mode des villes et le chef est surmonté d’un chapeau paré avec tout le mauvais goût d’une campagnarde affublée de ses plus beaux atours. » L’Intransigeant, 20 décembre 1901. Même férocité dans La Lanterne et Le Matin. On espère des révélations sur l’intimité de l’accusé, peut-être un coup de théâtre. Mais le seul intérêt de sa déclaration est d’infirmer le mariage comme mobile du crime. Très intimidée, la jeune femme parle si faiblement que la cour et les journalistes peinent à l’entendre.
En dehors des témoins de marque, les autres apparaissent comme des seconds rôles dont les chroniqueurs ne rapportent souvent que le trait saillant. Ainsi, en est-il du garde champêtre Bordier qui fait rire à deux reprises, la première en honorant la cour d’un salut militaire et la seconde en répondant ingénument à cette question du président : « Connaissiez-vous les relations de Brierre avec Véronique Lubin ? - Oh, je ne les ai jamais vus » ; de Davard qui traite Brierre d’incendiaire, lequel réplique par « ivrogne et divorcé ».
- Florentin Baron et le maire de Corancez, Théophile Martin, croqués par le dessinateur de L’Illustration, 28 décembre 1901. Collection personnelle.
Le vocabulaire, mais aussi le maintien mettent ces ruraux à la marge du monde policé. Léon Baron est de la sorte étiqueté par Le Matin comme un « naturel » de Corancez, un terme qui, selon la définition du Littré, ne s’emploie pas au sujet « des nations civilisées », sauf s’il sert à « désigner, par plaisanterie, à propos de quelques singularités, des gens d‘une province, d’une localité ». Singularités qui souvent amusent le public à leurs dépens. Si les villageois les plus jeunes viennent avec une casquette et des souliers, les anciens, tels la femme Boulay ou Léon Baron, sont coiffés du bonnet traditionnel et chaussés de sabots qui résonnent sur le carreau de la salle ; aussi, « marchent-ils lentement, préoccupés de faire le moins de bruit possible ».
Arrivés à la barre, ils tournent leur casquette entre leurs mains, ou se campent posément, attendant dans une immobilité pleine de respect que le président d’assises leur fasse prêter serment. Quand le moment est venu de prendre la parole, certains se « donnent de la main droite un grand coup sec sur le devant de leur blouse trop gonflée qui ressemble à une vessie » [5] ; d’autres prennent leur temps, sans se départir d’un naturel qui surprend. Ainsi, Porcher « tire de sa longue blouse un immense mouchoir à carreaux, se mouche légèrement, tousse, crache, et ayant déposé sa casquette à terre et mis son mouchoir dedans, commence à dire ce qu’il sait » [6].
Familiers des débits rapides, les chroniqueurs notent la lente élocution paysanne faite de prudence et de réserve réfléchie. Peu coutumière des longues tirades, elle s’explique aussi par l’embarras : il faut trouver le mot juste auquel, par défaut, on substitue « de grands gestes pittoresques ». En fidèles émules de l’école républicaine, les journalistes relèvent fautes de français, mots de patois et intonations locales tels ces mots du garde champêtre : « J’lai pourtant ben vu mouet ! » [7].
- Le garde champêtre Bordier et la femme Baron croqués par le dessinateur de L’Illustration, 28 décembre 1901. La gaucherie de ces témoins ruraux fit rire le public urbain. Collection personnelle.
Ces travers compliquent leur travail. Leur langage émaillé de termes du « pays », leur accent rendent leur « déposition peu compréhensible » [8]. Mais la difficulté majeure est d’entendre les témoins, car ils parlent sur le ton du confessionnal. À un point tel que les journalistes sont autorisés à pénétrer dans le prétoire pour entendre, par exemple, la déposition de Véronique Lubin. Comme nombre de villageois, elle est économe de ses mots, suscitant la déconvenue des journalistes et l’agacement du défenseur de Brierre : « Tous les témoins ont parlé à l’instruction et ils sont muets à l’audience ».
Ce qui n’empêche pas, selon l’expression du Figaro, qu’ils soient « déshabillés en place publique » [9]. Le procès met à nu leurs défauts, leurs misères et leur vie privée qui sont ensuite colportés par des millions de journaux. Nous n’avons pas les sources pour mesurer l’impact de ce tourbillon judiciaire et médiatique sur ces vies limitées jusqu’alors à l’horizon de leur plaine. Il est de toute évidence très fort et même ravageur. Le Figaro prophétise : « Cette bonne Véronique aura du mal à rester le plus beau parti de sa commune… Et Lubin ? Chacun sait qu’il est passé pour buveur et pas très fin. Sauger a attrapé aussi quelques horions à ce jeu de massacre. On l’a accusé d’être un faux ami. » [10].
Quel est le verdict ? Pour une majorité de journaux, le procès n’a pas permis d’établir une culpabilité incontestable. Le doute, puisqu’il existe, devrait profiter à l’accusé, car écrit L’Aurore, « on ne fait pas tomber la tête d’un homme sur une hypothèse ». Mais le jury n’a pas ces préventions. Le chef du jury, main tremblante, mais voix ferme, égrène trente « oui » aux trente questions posées : Brierre est reconnu coupable avec préméditation de l’assassinat de ses cinq enfants dans la nuit du 21 au 22 avril 1901.
24 décembre : fin du procès. Les témoins retrouvent l’anonymat. La presse les abandonne… le temps que l’affaire Brierre connaisse de nouveaux rebondissements. Dès 1902 et jusqu’en 1910.
Prochain article : Au village, le deuil impossible de l’affaire Brierre.
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