- Le quintuple assassinat vu par un « canard », journal vendu à la criée. C’est une reconstitution farfelue. Les enfants ont tous été tués en plein sommeil. Collection personnelle.
C’est une nuit noire, obscure et sans lune qui recouvre la Beauce le dimanche 21 avril 1901. Personne dans les rues ; aucune lumière dans les maisons. Le village dort. La nuit de quelques habitants est malgré tout perturbée. Les chiens des Baron aboient avec rage vers 1 h 15 et Bouvet est réveillé peu après par le sien, mais exténué parce qu’il avait « tiré à minuit une vache qui avait vêlé », il se rendort. À 3 heures, son chien s’agite de nouveau, ameute ceux des voisins et l’arrache à son sommeil.
Surpris par cette excitation inhabituelle, Bouvet tend l’oreille et perçoit des cris qu’il attribue d’abord à de « bons gars qui revenaient de la fête ». Voulant en avoir le cœur net, il se rend en chemise de nuit à sa barrière et entend un appel au secours : « À l’assassin, à moi, mes amis ! » Un autre villageois accourt. C’est Léon Baron. Comme Bouvet, des bruits l’ont alerté : « Il était à ce moment-là 3 h 15. Croyant que c’était dans ma bergerie, j’ai sorti et j’ai vu un homme étendu par terre [2]… » Rejoint par son frère Florentin et par la femme Bouvet, ils aperçoivent sur la route un homme allongé sur le dos. C’est le voisin Brierre, les vêtements et la figure maculés de sang déjà sec. Dans un râle, il dit que deux individus ont tenté de l’assassiner.
Léon Baron court prévenir le maire tandis que la femme Bouvet frappe aux volets de la chambre à coucher donnant sur la rue et appelle Flora, la fille aînée de Brierre afin qu’elle secoure son père, veuf depuis trois ans. Faute de réponse, Florentin Baron, sa femme, lanterne en main, et Bouvet, muni d’un bâton, entrent alors dans la maison dont la porte est restée ouverte. Un petit couloir donne sur deux chambres. Ils entrevoient l’horreur.
La lumière vacillante éclaire une première chambre, puis une seconde. Partout, des traînées rouges, des murs poissés de sang et d’éclats de cervelle, des meubles ouverts, des vêtements jetés à terre. Bouvet s’enfuit, épouvanté, et la femme Baron, qui rejoint le blessé à demi-conscient, gémit : « Pauvres enfants ! Tout est mort, tout est tué ! ». Flora, 15 ans, Béatrice, 12 ans, Laurent, 9 ans, Laure 6 ans et Célina, 4 ans ont été assassinés.
- Comme souvent en Beauce, la cour est fermée. Il y les deux pièces de la maison surmontée d’un grenier, l’étable, l’écurie, la porcherie et un hangar. Carte postale. Collection personnelle.
Les gendarmes de la Bourdinière investissent avant l’aurore les lieux du crime où veille déjà le garde champêtre Bordier. Bouchard, le médecin de famille des Brierre, averti par le voisin Lubin, accourt de Chartres. Le procureur Voisin, le juge d’instruction Cornu, son greffier ainsi que le photographe Gallas arrivent à Corancez à 10 h 30. Bientôt les journalistes locaux et les envoyés spéciaux de la presse parisienne se ruent sur Corancez, en carriole et pour les mieux équipés en automobile. Ils investissent d’abord la cour de la ferme, puis recueillent les premiers témoignages sur les enfants et Brierre sur les pas de porte et au café Sauger. C’est le début d’une longue intrusion. Le village est envahi.
Surtout, il est frappé de stupeur par l’assassinat des enfants et les blessures infligées au père. Âgé de 42 ans, Brierre est un homme considéré, travailleur et, « quoique veuf, on dit que sa maison est fort bien tenue » [3]. Père exemplaire, il a élevé seul ses six enfants après le décès de son épouse en 1898, consentant juste en octobre 1900 à placer la cadette, Germaine, auprès de sa sœur installée à Paris. Dans la rue où sont attroupés villageois et curieux accourus de Chartres, une longue et pénible attente commence. Au sein des groupes qui se sont formés, on se redit à demi-mot la découverte macabre, on évoque le fléau du vagabondage, mais une question taraude : que se passe-t-il à l’intérieur de la ferme ?
- La ferme Brierre vue de la rue. Carte postale. Collection personnelle.
Le médecin légiste procède à l’autopsie. Celle-ci révèle qu’un seul et même coup, porté sur le crâne pendant le sommeil ou à l’instant du réveil, a suffi. Les enfants n’ont pas crié et n’ont pas eu de mouvement de défense. De son côté, le juge Cornu interroge Brierre qui semble se remettre de ses blessures. L’a-t-on volé ? Sans aucun doute car quelques centaines de francs manquent, la commode a été pillée. Puis Brierre raconte au juge le déroulement de sa soirée : comme chaque dimanche, il a été au café Sauger jouer aux cartes avant de revenir chez lui avec son voisin Lubin vers minuit. Alors qu’il s’apprêtait à franchir le pas de sa porte, deux individus lui ont porté des coups de couteau. A demi-inconscient, il réussit cependant à se traîner dans la rue et à alerter les voisins.
Mais pour le juge Cornu, c’est une mise en scène, pleine d’incohérence : pourquoi des voleurs auraient-ils assassinés les enfants puis épargné Brierre, le principal témoin ? En outre ces voleurs - bien maladroits - ont laissé 800 francs dans la commode… Le lendemain, le juge inculpe Brierre du quintuple assassinat de ses enfants.
Au village, son incarcération provoque l’incrédulité. Brierre est réputé bon père, intègre et dur à la tache : il cultive sept hectares tout en étant, depuis 1890, entrepreneur de battage. Bref, l’homme fait l’unanimité. Les vingt personnes interviewées par Le Gaulois le décrivent comme « le meilleur garçon du monde » [4].
A Corancez, la vie s’est arrêtée. Le temps s’est figé, les champs sont désertés. Seuls le charpentier et le charron s’activent pour confectionner les cinq cercueils, car l’enterrement a lieu le mercredi. Les hommes interrompent leur besogne pour aller aux nouvelles, les femmes sont dehors, devisent aux portes en petits comités, regardent de loin les élégantes de Chartres qui se hissent pour voir l’intérieur de la maison du crime dont les volets ouvrent sur la rue. Car les chambres du crime sont sanctuarisées et le garde champêtre Bordier fait bonne garde en dépit de sa fatigue ; ils se contentent alors des explications des témoins qui ont découvert le carnage.
La veillée funèbre se déroule dans le fournil, seule pièce indemne de sang, encore habitée par l’ordinaire. « En l’air des fromages placés sur des planches tenues par des cordes continuent à sécher tandis que pendent en longs chapelets, des oignons » [5]. Les cercueils disposés par rang d’âge et de taille » disparaissent sous les couronnes et les bouquets de fleurs. Dans un dernier hommage, les villageois les aspergent d’eau bénite, disent une courte prière, puis serrent les mains des frères et sœurs de Brierre. La solennité du moment, regrette Le Temps, « n’empêche pas les amateurs de photos de braquer leur objectif » [6].
À 10 heures, les cercueils sont empoignés par des hommes et posés dans la cour sur des planches garnies de drap blanc. Le conseil municipal escorté par les pompiers pénètre en corps dans la ferme. Au milieu du silence, l’évêque de Chartres dit les prières des morts, puis le cortège se met en branle. Des enfants de blanc vêtus, symboles de l’innocence, hissent les bannières de Saint Blaise et des Enfants de Marie, d’autres portent les cercueils où reposent les corps de leurs camarades de jeux et d’école.
- L’enterrement des enfants vu par un « canard ». Effectivement, ce sont des enfants qui portèrent les bannières et les cercueils. Collection personnelle.
Viennent ensuite le clergé, la famille, le conseil municipal, le représentant du préfet et le député de la circonscription. La foule des anonymes suit, on dénombre plus de sept cents personnes.
Dans l’église aux couleurs du deuil, au-dessus du catafalque improvisé et partant de la voûte, pendent quatre bandes de crêpes lamés d’argent se rattachant aux quatre piliers de la nef. Le curé du village, l’abbé Grégoire qui célèbre l’office avec l’évêque, note sobrement que le service religieux fut des « plus émotionnants » [7]. À l’issue de la cérémonie, le cortège reformé se rend au cimetière. Le député fait un discours, l’évêque une dernière prière. Puis les cinq cercueils sont ensevelis dans une grande fosse qui jouxte celle de leur mère disparue en juillet 1898.
L’affaire Brierre n’en est qu’à ses prémices. Personne n’imagine en avril 1901 les rebondissements de l’instruction, le procès sous tension et les interférences politiques nationales. Pour les villageois anonymes, c’est le début d’une vie braquée sous les projecteurs médiatiques. Car l’affaire Brierre suscite des centaines d’articles dans la presse nationale et internationale.
- Pour lire la suite : 21 avril 1901, les derniers jours des enfants Brierre.
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