Pour ceux qui associent l’histoire et la généalogie, l’affaire Brierre permet une entrée de plain-pied dans la vie quotidienne d’un village à l’orée du XXe siècle. Non par la voie romanesque, ce qui est courant, mais par la richesse des archives, ce qui l’est moins. L’épais dossier d’assises – plus de 900 pièces -, les centaines d’articles de journaux permettent de saisir les derniers jours ordinaires des victimes et de l’accusé, de comprendre comment des humbles ont vu leur existence routinière bouleversée par l’irruption d’un crime hors du commun, par l’enquête et aussi par la presse à sensation.
C’est cet angle d’étude que j’ai choisi de développer sur six articles. Voici le troisième.
Les multiples renseignements recueillis permettent de reconstituer la journée de Brierre le 21 avril, et de voir à quoi le jour dominical ressemblait pour un paysan du début du XXe siècle, illustration renouvelée de la richesse des archives judiciaires pour éclairer la vie quotidienne - gestes, mots ou activités - des temps passés dans tout ce qu’elle présente d’infime, voire de ce qui peut être regardé comme insignifiant [1].
Pour le juge d’instruction, il s’agit de repérer des signes de nervosité, de préméditation et de débusquer d’éventuelles contradictions entre les versions de l’inculpé et celles des témoins. Précisons d’emblée que le jour se scinde en deux moments : le matin, qui s’écoule au rythme du labeur, et l’après-midi et le soir, seuls temps de la semaine à être - presque - continûment réservés à ce que nous dénommons aujourd’hui loisirs.
Le dimanche matin, Brierre ne déroge en rien à son quotidien : « Levé comme d’habitude à 5 heures, j’ai soigné mes animaux et fait mon ouvrage dans la cour. J’ai fait mon pain à 6 heures puis j’ai déjeuné. » Surgit alors un imprévu : le voisin Bouvet lui demande, ainsi qu’aux frères Baron, de l’aider à vêler une vache. Il est passé 8 heures quand il prépare son four à pain avant de se rendre au cabaret Sauger où il se fait raser une fois la semaine par le fils de la maison, Octave, qui fait office de barbier. Il y rencontre Thibault, entrepreneur de battage également, et les deux hommes prennent un verre de vin blanc. Frais rasé et de retour à la ferme, il chauffe le four, enfourne son pain et va emprunter le cuvier des voisins Lubin, car c’est lessive le lendemain. Il est alors 10 heures. Puis, raconte Brierre, « j’ai taillé et brassé des betteraves pour les vaches ; à 11 heures, j’ai soigné mon cheval, j’ai retiré mon pain du four ». Notons que la messe est passée par pertes et profits.
- Brierre avec sa casquette (au second plan), sa trépigneuse (machine à battre), son cheval « Jeanpierre » et ses ouvriers. Le battage était son activité principale. Brierre exploitait aussi sept hectares et fagotait dans ses bois. L’Illustration, 11 mai 1901. Collection personnelle.
Brierre prend le repas de midi avec ses enfants, consulte ensuite son livre de compte qu’il range dans la commode. Il peut maintenant s’octroyer quelques heures de repos. Plusieurs témoignages - dont le sien - montrent qu’il suit les actualités. « Après, je me suis amusé à lire le journal pendant que Flora tirait les vaches, puis je les ai soignées. Après j’ai fait ma toilette, je me suis débarbouillé, j’ai changé de linge et de vêtements. Ensuite, je me suis assis dans la maison, c’est-à-dire dans la pièce où était mon lit et j’ai relu le journal jusqu’à 2 h 30. » Il s’agit sans doute du Progrès, journal proche des radicaux dont de nombreux exemplaires furent saisis dans sa maison.
C’est donc « propre et bien reblanchi » qu’il accueille son cousin Julienne, venu de Dammarie avec ses trois enfants, au moment où ses filles, nous l’avons vu [2], et leur amie Élise Sauger partent au village voisin de Boncé pour essayer de nouvelles robes.
« J’ai tiré un litre de vin rouge dans mon cellier et j’ai envoyé mon petit Laurent chercher un paquet de biscuits chez Blaise. » Le paquet de gâteaux, rapporte la cousine Julienne, provoque une chamaillerie car les enfants « voulaient tous sa petite bande dorée. Brierre a dit à l’un d’eux : - Puisque tu veux la bande, tu ne l’auras pas, seulement tu auras un biscuit en plus. Il a donné une partie de la bande à l’un et la partie dorée à l’autre. » Les deux familles font un tour de jardin et de ferme, puis, à 3 heures, elles prennent le chemin du café dans la bonne humeur. Brierre porte Laurent dans ses bras, et en passant, la cousine paie « un quart de petits bonbons » aux plus jeunes. Chez Sauger, les deux hommes partagent « deux chopines avec le maire » et bavardent jusqu’à 4 h 30. « Revenu chez moi, dit Brierre, j’ai soigné mes vaches, nous avons bu à la maison un verre de vin et Julienne est parti à 17 h 30. » Ce dernier assure au juge d’instruction que « Brierre était alors gai et content ».
Jusqu’au repas, Brierre vaque aux travaux qui reviennent en principe à ses filles aînées. « J’ai fait l’ouvrage de mes grands enfants qui étaient partis, je me suis occupé des animaux, j’ai approché la nourriture des animaux pour le soir, veillé aux poules, aux porcs. » Pendant que Laurent, Célina et Laure, ses jeunes enfants, jouent dans la cour, il affirme avoir colmaté une fuite du baquet, placé près de la pompe, avec du cambouis prélevé de la roue du tombereau, puis l’avoir décalé afin de libérer la place pour la lessive du lendemain.
« Au retour des deux filles, poursuit Brierre, nous avons dîné. Flora a certainement tiré les vaches comme d’habitude car sinon elles auraient beuglé. En allant chercher ma blouse dans la chambre froide des filles, Laure et Célina m’ont accompagné. Après, j’ai fait boire mon cheval et je suis parti au café ». En dehors de sa longue blouse qui retombe sur le haut du pantalon, il porte un gilet de flanelle, une chemise en coton, un gilet de drap, un tricot en laine marron, une cravate noire, des chaussettes et des chaussons enchâssés dans ses sabots, une casquette et un mouchoir de poche en couleur. Il est réputé pour sortir endimanché.
Parti de chez lui à 7 h 45, Brierre a-t-il été directement au café Sauger comme il l’affirme ? C’est un point litigieux. Selon plusieurs témoins, il aurait d’abord tué son chien Ravachol. Quoi qu’il en soit, Brierre arrive vers 8 heures au café Sauger, haut-lieu de la sociabilité masculine du village, où il a ses habitudes et sa place. Les murs sont couverts d’un vieux papier peint bucolique sur lequel « des bergères à falbalas s’appuient sur leur houlette auprès de haies vert émeraude. Au-dessus de sa place est pendue l’horloge, avec à sa droite l’affiche de la loi tendant à réprimer l’ivresse, à sa gauche un extrait du règlement sur la police des cafés, plus loin l’affiche multicolore d’un feuilleton patriotique, tout près un cadre avec les numéros de tirage au sort » [3].
- Le café Sauger. Comme chaque dimanche, Brierre y passe sa soirée le 21 avril. C’est en rentrant un peu avant 1 heure du matin qu’il prétendit avoir été agressé par deux voleurs. Carte postale. Collection personnelle
Dans le vacarme des verres qui tintent et des voix qui racontent petites et grandes histoires des derniers jours, Brierre gagne sa chaise. Près de vingt personnes sont déjà attablées, bientôt rejointes par les membres de la fabrique qui, après une réunion au presbytère, viennent rafraîchir leur gosier. Il y a là Lubin, les frères Baron.
Mais ses partenaires de jeu sont le cafetier Sauger, le cultivateur Gault et le cantonnier Bernier. Pendant trois heures, les quatre hommes jouent à la manille aux enchères, lesquelles coûtent deux sous à chaque fois. Les gagnants, Sauger et Brierre, paient à boire avec le produit des mises et comme les perdants y vont aussi de leur litre, les quatre joueurs éclusent quatre bouteilles de blanc. À 23 heures, avant de partir, Brierre demande à la femme Sauger de lui faire de la monnaie sur une pièce de dix francs afin de pouvoir payer les lessiveuses le lendemain.
En sortant, le journalier Heurtault invite Brierre et Lubin à goûter son vin. La dégustation est perturbée par des jeunes du pays qui demandent aussi à tester le breuvage. Heurtault leur rétorque qu’il ne tient pas un cabaret et Brierre les tance : « Allez vous coucher, il est temps » [4], une admonestation sans effet car les trublions restent à causer encore quinze minutes.
Tous les témoignages concordent : Brierre a vécu un dimanche ordinaire, vaquant à ses occupations habituelles. Il a juste distrait une heure de son temps matinal pour aider un voisin. L’après-midi et la soirée ont été des moments de repos et de convivialité avec ses enfants, ses cousins et ses partenaires de jeu. Il termine la journée en beauté : n’a-t-il pas gagné aux cartes ? Et à l’inverse de Lubin, il ne sort pas en « ribote » [ivre] du café. D’ailleurs, « ce n’est pas un buveux », déclare Heurtault, un jugement révélateur de la tolérance à l’alcool en ce début de siècle, si l’on considère la sobriété à l’aune de ce que Brierre a ingurgité dès le matin.
Il est minuit et demi quand Brierre et son voisin Lubin cheminent de conserve vers leurs fermes. Avant de se quitter, les deux hommes devisent encore un quart d’heure sous le porche de Brierre, puis se disent bonsoir vers minuit quarante-cinq. Lubin très aviné – « il avait un rude bout de bois dans le nez » [5] - tourne près de dix minutes dans sa cour, soulage un besoin sur le fumier, et ne trouvant pas les clés de sa porte, entre par la fenêtre Le Journal de Chartres, 19 décembre, témoignage de Lubin au procès. . Il est alors 1 heure. La femme Lubin, qui ne dort pas, a vu l’aiguille sur la pendule.
En définitive, le juge ne pointe que des divergences mineures entre la version de Brierre et celles des témoins sur ce dimanche. Rien qui puisse accréditer sérieusement la thèse du père meurtrier.
Rien non plus dans sa vie dont l’examen ne révèle aucun antécédent judiciaire, aucune violence, aucun éclat. Il entretient de bonnes relations de voisinage et il a des amis même si son réseau semble peu étoffé car il n’appartient pas au petit groupe qui cumule les fonctions électives. À son débit, on le dit hautain ; des rumeurs ont circulées – il aurait trompé sa femme - mais qui n’est pas l’objet de la « langue du monde », comme on dit en Beauce ?
Est-ce là un tableau qui s’accorde avec la figure d’un père assassin de ses cinq enfants ? C’est pourquoi le crime apparaît impensable, l’inculpation extraordinaire et l’instruction déterminante. Car Brierre nie.
Pour lire la suite : les villageois confrontés à l’enquête.
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