Après le crime du 22 avril, les rues de Corancez, son café, la ferme Brierre et les villageois eux-mêmes sont une attraction pour de simples visiteurs, mais aussi pour les journalistes. Le flux faiblit à partir de juillet, puis connait un regain au moment du procès et du départ de Brierre en Guyane. La presse s’interroge : qu’est devenue sa ferme ? Les reportages la montrent à l’abandon : l’herbe et les ronces poussent dans la cour ; la rouille ronge la batteuse, les charrues, les pelles et les pioches ; les murs de la maison sont lézardés, les portes mal assujetties, les volets disjoints. Dans la maison, les taches et les trainées brunâtres subsistent et, d’après Le Journal de Chartres, « des visiteurs s’amusent à emporter des morceaux de chaux maculés » [1].
La station au café Sauger offre de nouvelles émotions. On y rencontre les témoins ; mieux, on y voit la place occupée par Brierre le dimanche 21 avril. Les curieux viennent parfois de loin. Ainsi « Maman Sauger » - pas avare de clichés - rapporte au Figaro « qu’il est venu même une dame avec de grandes dents et mal affublée, qui m’a paru être une vieille anglaise, elle a demandé qu’on lui montrât la table » [2]. En janvier 1902, le journaliste de La Presse veut plus : voulant s’imprégner du lieu, il s’assoit sur la chaise du criminel et entame même une partie de carte avec les habitués.
Une dernière halte est faite au cimetière. Les tombes des enfants y sont régulièrement fleuries par des mains inconnues. Afin d’entretenir la mémoire des victimes, la municipalité lance une souscription pour l’érection d’un monument funéraire. Les journaux nationaux et locaux s’associent à l’initiative. Les pièces affluent, mais ce sont de petites sommes. C’est pourquoi le monument, œuvre du sculpteur chartrain Bouthemard, n’est achevé qu’en décembre 1902. La bénédiction a lieu le dimanche 26 avril 1903, deux ans après le quintuple assassinat. Sur le socle surmonté d’une croix est gravée cette épitaphe [3] :
Gracié par le président Loubet, Brierre embarque pour le bagne de Guyane en décembre 1902. Son départ de la métropole est un soulagement pour les habitants de Corancez qui aspirent à tirer un trait définitif sur cette tragédie. Encore une fois, ils sont sollicités par la presse. Que ressentent-ils ? La voisine Boulay confie à l’envoyé du Petit Parisien : « Il va bientôt partir. Ce n’est pas trop tôt. Qu’il parte et qu’on n’en parle plus. » Brierre parti, c’est pour Corancez le retour à la vie normale, à l’oubli et à l’anonymat. Reste à liquider ses biens dont l’existence entretient le souvenir du drame et retarde le moment où Corancez pourra enfin faire son deuil. C’est chose faite aux mois de juin et juillet 1902, lors de deux ventes aux enchères.
La première se déroule dans la ferme et attire une foule si nombreuse - plus de mille personnes - qu’il faut jouer des coudes pour y assister. Sous le hangar, au milieu du brouhaha, le crieur public fait d’abord l’article des effets de peu de valeur, vaisselle, linge et mobilier. Tout est vendu, y compris les matelas encore rougis de sang, la commode et la lampe de faïence marquée des empreintes de l’assassin qui ne peuvent être achetés, avance La Presse [4], que par des collectionneurs. Puis, le matériel agricole est soumis aux enchères. La machine à battre et le cheval JeanPierre partent pour 460 francs.
La seconde vente qui se déroule à la maison d’école en juillet concerne les biens fonciers et immobiliers. La ferme, les parcelles de terre, en friche depuis un an, trouvent preneur auprès des cultivateurs des environs.
Ces deux jours ne se résument pas à une simple liquidation. S’il y a, pour une partie du public, une attirance trouble pour les lieux et les objets du crime, la signification est plus profonde pour les villageois. Les biens du criminel ont été dispersés, son nom est rayé sur le registre du cadastre. Brierre n’existe plus, le monstre est loin, ses oripeaux ont disparu. Le spectre du crime est exorcisé dans une atmosphère libératrice et festive. Car c’est l’animation des grands jours. Les rues du village sont envahies par les manèges, les stands de tir et les éventaires de friandise ; le café Sauger est plein à craquer, et le soir la jeunesse est au bal ; bref, c’est une véritable fête. « Elle nous semble monstrueusement déplacée » [5], écrit Le Journal de Chartres. Elle est surtout la manifestation d’une violence longtemps contenue qui trouve à s’exprimer dans l’ostentation de la liesse. Si Brierre a échappé au couperet de la guillotine, le dépeçage de ses biens apparaît comme sa mise à mort symbolique.
Après 1903, l’affaire Brierre marque une pause. La presse semble la délaisser, même si des entrefilets en pages intérieures signalent de temps à autre son existence. Cependant, à partir de 1905 et surtout en 1908 et 1909, sa cause revient sur à la une des quotidiens nationaux, Le Petit Parisien en tête, journal très lu à Corancez. Brierre qui appartient au gotha des criminels est présenté comme un bagnard modèle qui pourrait bénéficier d’une réduction de peine.
En 1909, huit après le quintuple assassinat, Le Petit Parisien lance son reporter sur la trace des Lubin, voisins de Brierre à Corancez, devenus ses principaux témoins à charge, « héros malgré eux » de l’instruction et du procès. Ils se sont repliés à Viabon, à vingt-cinq kilomètres de Corancez depuis qu’ils ont fait faillite. À lire le reportage qui s’étale en première page, c’est une famille brisée par l’affaire. « Ils vivent comme des sauvages […] ne voient personne, vivent enfermés chez eux dans une solitude complète. Véronique Lubin n’a ni amies ni fréquentations. » La « mère Lubin » cueille le journaliste sur le pas de porte : « Brierre innocent ? Nous avons toujours cru à sa culpabilité ! Nous y croirons toute notre vie. Ah ! Il est plus malin et plus roublard que vous ne croyez, celui-là !... Brierre était un homme dévoré d’ambition, sa nichée d’enfants lui pesait » [6].
La mort de Brierre en 1910 ne met pas un terme à l’affaire puisqu’un ultime rebondissement provoque encore des reportages en série à Corancez. Juillet 1910 : un chiffonnier de Tours s’accuse du quintuple assassinat en des termes si précis qu’il est pris au sérieux. Brierre serait donc innocent ?
Voilà un mot qu’on se refuse à prononcer dans le « pays de Brierre » où les envoyés spéciaux du Petit Parisien et du Matin sont à pied d’œuvre. Les affirmations du chiffonnier n’y suscitent qu’indifférence et incrédulité. « J’ai fait une enquête dans le village, écrit le journaliste, j’ai interrogé les habitants et tous, depuis Martin le maire jusqu’à l’ouvrier des champs m’ont fait la même réponse : c’est Brierre qui a tué ses cinq enfants. »
Encore sollicités, les Lubin donnent une dernière fois de la voix. « Votre chemineau est un fou ou un fumiste, Brierre n’est pas à plaindre, il est bien où il est, il est regrettable qu’on ne lui ait pas coupé le cou tout de suite » [7]. Aucun habitant ne démord de sa conviction et certains rient même au nez de ces Parisiens qui croient de telles fadaises. Le chiffonnier a tenu deux jours. Il se rétracte le troisième, confesse « avoir raconté des blagues ».
Neuf ans après le quintuple assassinat du 21 avril 1901, ses déclarations ont convoqué dans une dernière scène les acteurs de la tragédie. La presse locale et nationale a multiplié les manchettes. Une dernière fois, les villageois ont de nouveau donné leur sentiment.
Le Petit Parisien fait un ultime pèlerinage dans la maison du crime. C’est une ruine, devenue un prétexte à excursion « que l’on va visiter comme on va admirer un monument catalogué dans les guides ». Sur les murs, les visiteurs tracent des inscriptions datées comme celle-ci, faite en mai 1910 : « Le jour où l’on a appris sa mort. Souvenir de mon passage » [8].
Pour les habitants de Corancez, l’affaire s’est étalée sur dix ans. Elle a traumatisé durablement un village où soudainement l’horreur a fait irruption, elle l’a exposé aux feux de l’actualité, à la pression médiatique à laquelle il n’était nullement préparé. C’est dire que l’affaire Brierre a déstructuré, voire broyé, l’existence de nombre d’habitants. Un siècle plus tard, en ce début du XXIe siècle, le souvenir du quintuple assassinat perdure. Les plus anciens se souviennent que leurs grands-parents leur en ont fait le récit horrifié. Et dans le cimetière, il y a le monument érigé en souvenir des enfants. Il est toujours entretenu par la commune.
- Le monument des enfants, érigé en 1903. L’argent provint d’une souscription publique. La tombe est toujours entretenue par la commune de Corancez. Carte postale. Collection personnelle.
On ne sait pas comment Brierre fut inhumé, mais sa tête connut un sort singulier : elle fut longtemps conservée à l’hôpital de Cayenne dans la vitrine de la salle de dissection, avec huit autres têtes embaumées de forçats guillotinés. En 1922, quand l’écrivain Louis Chadourne la visita, on disait encore de lui qu’il ne parlait à personne. « Parfois, on l’entendait dire : comment a-t-on pu croire que j’avais tué mes petits ? » [9].
FIN
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