Georges de BOUCHER décède en décembre 1693 à Lignières [1].

- Armes de la famille Boucher d’après l’Armorial d’Hozier (disponible sur Gallica)
Seigneur du village, âgé de 68 ans, il avait épousé en 1652, Jacqueline de VEILLARD, fille du seigneur de Dosches, village situé près de Troyes, à proximité de l’actuelle Forêt d’Orient.
BOUCHER était aussi le seigneur de Pâlis (en Pays d’Othe, à côté d’Aix-en-Othe) et celui de Cornillon, mais il logea toute sa vie à Lignières, avec son épouse et leurs quatorze enfants, du moins ceux qui n’étaient pas morts en bas âge.
En 1693, Louis XIV est en guerre
Georges de BOUCHER vivait bien loin de Versailles et de l’agitation guerrière qui y régnait depuis cinq ans. Louis XIV était en guerre contre l’Europe entière, les Alliés de la « Ligue d’Augsbourg » : l’Angleterre et les Pays-Bas, menés par Guillaume d’Orange, les Autrichiens, les Espagnols, le duc de Savoie et les États allemands du Saint-Empire.
Le Roi cherchait notamment à rétablir Jacques II Stuart sur le trône d’Angleterre, dont il avait été chassé par la « Glorieuse Révolution » anglaise de 1688. Mais, surtout, à consolider la frontière nord et est de la France, en Flandre et face aux États du Saint-Empire, contrôlés par l’Empereur d’Autriche Léopold… C’était le fameux « pré carré » du royaume de France, que Vauban avait proposé à Louis XIV de constituer.
En cette année 1693, Vauban, justement, et le Maréchal de Luxembourg guerroyaient au nord : les Français qui occupaient déjà Mons et Namur, prirent la ville de Charleroi en octobre ; ils avaient auparavant battu les Alliés à Neerwinden, fin juillet. Ils luttaient aussi contre les Espagnols en Catalogne, où ils avaient pris le port de Rosas, et en Italie du Nord contre les troupes du Duc de Savoie, qu’ils avaient repoussé de la citadelle de Pignerol [2].
Les nouvelles de ces victoires des armées du Roi de France parvenaient peut-être aux Ligniérois et à Georges DE BOUCHER. Après tout, trois de ses fils, au moins, servaient dans l’armée royale et deux d’entre eux seront tués « au service du Roy » [3].
Me Charles RAVIGNEAU, Curé de Lignières, a peut-être évoqué en chaire, ces nouvelles de la Cour, en incitant ses paroissiens à prier Dieu, pour le Roi de France…
Mais cette année-là, la Guerre et les victoires royales n’étaient certainement pas le principal sujet de préoccupation de ses paroissiens !
Famine, épidémies, les fléaux s’abattent sur le pays
L’été 1692, avait été pourri… Les récoltes catastrophiques se succédaient depuis plusieurs années à peu près dans tout le pays. Dès l’automne 1692, on parlait de disette, et le temps pluvieux continua tout l’hiver. Printemps et été étaient toujours très humides. On vivait dans la boue, les blés ne levaient presque pas.
A Versailles, les ministres de Louis XIV qui n’étaient pas en charge de la Guerre, commençaient à alerter le Roi et à parler de famine [4].
Certes le pays connaissait les disettes et même les famines : au XVIIe siècle, on estime que la France a connu au moins douze famines [5], soit deux ou trois par génération. Toutes les provinces n’étaient pas également touchées, mais dans chaque village, on se souvenait très bien de la « dernière famine » rarement éloignée de plus d’une génération, comme celle qui avait eu lieu pendant la Fronde, en 1656. On savait pressentir la catastrophe, on savait à peu près ce qu’il fallait faire, et surtout… prier le Seigneur et ses Saints, et organiser des processions !
« Dieu testait ses fidèles, et les mettaient à l’épreuve ».
A l’été 1693, à Lignières et dans toute la région, les événements se précipitent…
Chacun a faim. On partage ce que l’on peut. Les jeunes mères, mal nourries, ont du mal à allaiter. Le bétail est sacrifié, seuls quelques bêtes de somme sont épargnées car il faut quand même aller travailler la terre, et c’est épuisant. On voit des mendiants manger de l’herbe. Des enfants et des vieillards meurent de faim…
En juillet, les fièvres putrides [6] se répandent dans la région.
Fin août, le rythme des décès s’accélère ; à Lignières, on enterre presque tous les jours, parfois deux fois par jour ; beaucoup d’enfants, beaucoup de vieillards, mais aussi des mères, des laboureurs, tout le monde est touché…
Le salut éternel : une préoccupation majeure

- Lignières, église et cimetière, façade nord, vers 1900
Chacun prie, et... s’inquiète de son salut, encore plus qu’à l’ordinaire : « la colère de Dieu s’est abattu sur nous ! Va-t-il nous pardonner nos fautes ? Que pouvons-nous faire encore pour le salut de nos âmes ? »
C’est dans ce contexte dramatique que Messire Georges DE BOUCHER, seigneur de Pâlis et en partie de Lignières décède et est inhumé dans l’église St-Martin, le 9 décembre 1693 en présence de la plupart de ses enfants. L’heure n’est pas aux grandes cérémonies, les autres seigneurs des environs, ne sont pas là, l’épidémie s’est ralentie mais sévit encore ; on compte encore quatre décès en décembre dont deux enfants.
L’hiver suivant ne voit pas les malheurs s’atténuer ; 12 enterrements au premier trimestre 1694, pour seulement quatre baptêmes mais aussi cinq mariages concentrés début février, avant le carême (on ne se marie pas pendant ce temps de pénitence, surtout pas après ce que l’on a vécu) dont deux concernent des veufs ou veuves de moins de trente ans. Il faut vite refaire des enfants, s’occuper des orphelins… et rendre hommage à Dieu, chercher des Saints ou des Saintes, qui, au Ciel, prieront le Seigneur, intercéderons auprès de Dieu pour le salut des âmes de nos morts.
Un peu en dehors du village, en allant vers Bernon, les Ligniérois avaient bâti, à côté d’une bonne source, une petite chapelle consacrée à « Sainte Vaubourg ».
Sainte Abbesse d’un monastère en Franconie germanique [7], Vaubourg ou Walburge [8], avait vécu au VIIIe siècle. Très pieuse et charismatique, elle consacra sa vie à évangéliser les Germains. Elle avait fait de nombreux miracles et la rumeur disait que certaines sources miraculeuses, notamment pour soulager l’eczéma, étaient protégées par Sainte Vaubourg… C’était le cas de cette source à Lignières, dont la chapelle lui fut donc consacrée, gardée par un moine ou un ermite, selon l’époque.
Mais justement, en janvier 1694, ce fut le garde de Ste Walburge, le père Claude BOUCHU, qui s’éteignit. On l’enterra dans la chapelle.
Il fallait donc le remplacer.
Un nouvel ermitage consacré à Sainte Walburge ?
Veuve de Georges DE BOUCHER, Jacqueline DE VEILLART souhaitait, avec ses enfants, honorer la mémoire de son époux… Peut-être pouvait-on trouver d’autres religieux qui accepteraient de s’installer près de cette chapelle et d’y prier Sainte Vaubourg et la Sainte Vierge et d’autres saints pour le repos de l’âme de son époux… Et aussi des autres défunts récents ?

- Extrait d’un plan Lignerre en 1785 indiquant l’emplacement de l’ermitage et de la chapelle "Ste Faubourg. Ce plan est conservé aux Archives de l’Aube.
Avec Charles RAVIGNEAU, le Curé de Lignières, elle prit donc contact avec les Religieux de Notre-Dame de Grâce, établis au couvent du Hayer à Chenegy [9].
D’autres seigneurs de Lignières, les DESPENCE, qui avaient aussi déploré en novembre la mort de l’un des leurs, Edme DESPENCE DE PONT-BLIN, âgé d’une soixantaine d’années, se joignirent à ce pieux projet.
On prit l’attache aussi des autres seigneurs de Lignières, ceux qui n’y résidaient pas et qui n’avaient probablement jamais mis les pieds au village, mais qu’on devait consulter pour une œuvre aussi importante ! Messire Louis Anne DANNET, comte d’Éguilly et marquis de St Phal finit par envoyer son consentement en octobre 1694. Et surtout, Monseigneur PHELYPEAUX, marquis de Châteauneuf, ministre d’État [10], lui aussi seigneur en partie de Lignières, fit, de Versailles, parvenir son agrément en date du 20 septembre.
Charles RAVIGNEAU et les Religieux du Hayer sollicitèrent enfin « Monseigneur l’Illustrissime et Révérendissime Évêque de Langres [11] », Pair de France, qui donna son autorisation pour « prier Dieu pour la prospérité et conservation des familles des Seigneurs donateurs » [12].
Le projet proposé par Jacqueline DE VEILLART et négocié avec les Religieux du Hayer, mettait en évidence leur « dévotion envers la Sainte Vierge, souhaitant qu’elle soit honorée avec piété par des personnes consacrées à son service dans la chapelle et ermitage dédié sous l’invocation de Sainte Walburge, sise sur le finage de Lignières pour attirer sur les Seigneurs et leurs Maisons, les bénédictions du Ciel par les prières de personnes dévotes, de vie exemplaire et religieuse ».
Les Seigneurs de Lignières ont donc « accordé et donné permission aux Religieux ermites de prendre possession de la chapelle de Sainte Walburge et de ses dépendances, par donation entre vif et irrévocable ». Outre la chapelle, il y avait « un petit bâtiment attenant, en appentis, avec toit de chaume, consistant de deux petites chambrettes ; le tout entouré par un enclos d’environ un arpent [13] », comprenant les fontaines de la source. De leur côté, les ermites s’engageaient à ne faire aucune acquisition sur le finage de Lignières sans la permission des Seigneurs.
Le Curé de Lignières avait aussi ses requêtes : il devait pouvoir aller dire la messe dans la chapelle « toutes et quantes fois qu’il lui plaira » y compris « la veille et le jour de la feste de Sainte Walburge ». Enfin, pour « éviter aux inconvénients qui pourraient arriver touchant l’heure de l’office divin qui se doit faire par les Religieux, le Sieur Curé a pris l’heure de deux heures jusqu’à quatre heures après-midi pour les Vêpres, se réservant en outre … le droit de cueillette (sic) [14], à la manière accoutumée, au jour de ladite fête (de Sainte Walburge) seulement ». Charles RAVIGNEAU avait aussi l’esprit pratique…
Enfin, les villageois ont eu aussi leur mot à dire : les Religieux et leurs successeurs devaient s’engager « à ne nourrir au finage de Lignières, aucun troupeau de bœufs, vaches et moutons que jusqu’à la quantité de quatre vaches et une vingtaine de bêtes à laine, et même de labourer ou faire labourer aucune charrue » dans ce finage.
Il fallait bien, aussi, limiter la concurrence…
On signe l’acte de fondation de l’ermitage
Finalement, le samedi 23 octobre 1694, tous se rendent à la maison de Dame Jacqueline DE VEILLART, avec le notaire, qui a rédigé l’acte de fondation de l’ermitage, en notant scrupuleusement ce qui avait été négocié par les seigneurs, les moines, le Curé et les villageois.
Ceux-ci étaient représentés par une trentaine d’entre eux, tous cités dans l’acte de fondation : il y avait les deux syndics de la communauté, Guillaume VILLETARD et Alexandre TROUSSELOT, les deux marguilliers de la fabrique de l’Église, Claude MAUGARD et Edme GILTON. Ils étaient assistés par Me Laurent GOLAUDIN, praticien et par le maître d’école, Henry SOL.
Et bien d’autres ligniérois venus participer à cette fondation et dont les noms sont énumérés dans l’acte : Pierre CORNU, Nicolas SIMARD, Edme ROBIN, Edme TROUSSELOT l’aîné, Simon TROUSSELOT, Lazare VERROLOT, Nicolas CLOCHER, Yves THINEY, François BRIDOU, François CORNU, Jean GUIBERT, Laurent DEFERT, Claude BOITEUX, François GOLAUDIN, Jean SIMARD, le greffier, Edme SIMARD, Edme CORNU, Edme LARIBE, Edme THOREAU fils, Jean et André VAIRON, le sergent Edme BRANCHE, Jean SEQUELIN, Edme THINEY le fils, Joseph MAUGARD,

- 1694 - Acte de fondation de l’ermitage Ste Walburge à Lignières, dernière page.
Beaucoup ont signé l’acte avec Laurent GUIBERT, le notaire, on reconnaît notamment les signatures de Claude MAUGARD (« CMaugard »), de Pierre CORNU (« p cornu »), d’Edme GILTON (« Edmegilleton »), de Joseph MAUGARD (« Jmaugard ») ...
Les autres parties étaient présents et ont signé l’acte : Charles RAVIGNEAU, le Curé, les seigneurs de Lignières, Jacqueline DE VEILLART, Gabriel DESPENCE DE PONTBLIN, et Nicolas DESPENCE DE VILLEFRANCHE, et les religieux qui engagent la communauté du couvent du Hayer, Augustin DE CHANNES et Henry BERARD.
Après la signature, il est probable que l’assemblée se soit rendue à l’église Saint Martin, ou à la Chapelle Sainte Vaubourg, pour y célébrer une messe d’actions de grâce...

- Lignières, église, façade ouest, vers 1900
Vers 1860, le Curé de Lignières, Jean-Baptiste PITOIS a rédigé une longue notice sur la paroisse Saint-Martin de Lignières [15], après une analyse approfondie des registres paroissiaux depuis 1646, enrichis par ses contacts avec les anciens du village et par ses propres recherches. Dans cette notice, il confirme l’existence de la chapelle et de son ermitage « connu et vénéré de tous les pays environnants », et des bienfaits supposés de son eau : « les fidèles avaient une grande foi dans l’eau de la fontaine comme préservant de la fièvre ; et à la fête de la sainte patronne qui se célébrait et se célèbre encore au premier mai de chaque année, il y avait un concours considérable de monde, et personne ne s’en retournait sans avoir bu de cette eau ». Il rappelle ensuite qu’à « la chapelle était accolée une petite habitation… formant un ermitage où résidait toujours un religieux ermite gardien de la chapelle, qui vivait de quêtes et d’aumônes… Ils demeuraient jour et nuit en ce lieu, et après leur mort, leur corps était enseveli dans la chapelle qu’ils avaient gardé et où ils avaient prié ».
Me PITOIS donne ensuite la liste des ermites qui gardèrent la chapelle depuis 1646, jusqu’au « dernier ermite qui fut le père Claude LAMBERT. Il vit la fureur révolutionnaire [16] s’abattre sur son asile. L’ermitage fut vendu …, et tout fut démoli sur la fin du 18e siècle. Le père LAMBERT se retira à l’entrée du pays dans une pauvre habitation non loin de la chapelle qu’il avait gardé. Il mourut en 1804 et fut enterré dans le cimetière de la paroisse ».
Vers 1964, le village installe l’eau courante dans toutes les maisons de Lignières, et c’est la source de Sainte Walburge qui est choisie pour l’alimentation en eau de la commune. Il n’est pas sûr que les habitants actuels soient tous conscients, que leur eau est réputée pour soigner les maladies de peau ou les fièvres... Mais, Sainte Walburge veille-t-elle toujours sur sa source ?











