Chapitre V
Malgré l’heure tardive, je fus astreint à conter, parfois avec un luxe de détails, quel avait été mon sort depuis trois mois. Heureusement, en faisant honneur à un confortable repas, que la Grand-Mère prépara en hâte, en sacrifiant, il est sûr, des denrées gardées en précieuse réserve.
Mais ce n’est que le lendemain, après une bonne nuit dans un bon lit, qu’il nous fût loisible de faire le point, mon Père ayant décidé de ne pas aller travailler ce jour-là.
- « Tu ne peux pas rester ici, me dit-il, c’est trop dangereux, surtout que Jacques Eybord, le fils de nos voisins, s’est engagé dans la milice, il est là tous les soirs. Le commissaire Orsi a été arrêté, ainsi que le pharmacien Gibergy [1] ».
C’est ma Mère qui évoqua l’idée qui devait, pendant un temps, nous sortir de cette situation :
- « Dès cet après-midi, je vais aller voir ta tante Marthe et lui demander si elle ne peut pas t’héberger un moment en attendant que nous trouvions une autre solution ».
Ma tante Marthe, soeur de ma mère, employée chez Molyneux, grande maison de couture, habitait avec mon oncle Francis, chef de quai chez Cadum, un appartement qu’ils avaient acquis dans Paris au troisième étage d’un immeuble, au 228 de la rue Lecourbe, dans un « quartier chic ».
La démarche fut positive, mes oncle et tante avaient accepté.
Il fut donc décidé que je m’y rendrais, suivi à distance par ma mère, et ayant emprunté, pour parer à tout contrôle, le certificat de travail et la carte d’identité de mon frère, plus jeune de deux ans, donc non encore astreint au STO. Nous-nous ressemblions, cela ne devait pas poser de problèmes.
Je fus apparemment bien accueilli, encore que mon oncle ne manifesta pas un enthousiasme débordant.
J’allais vivre dans des conditions qui ressemblaient ni plus ni moins, hormis le confort, à l’ambiance d’une prison.
Mes oncle et tante, travaillant toute la journée, il me fut recommandé, et même imposé, des règles de vie très strictes : n’ouvrir la porte à quiconque se présenterait, défense d’ouvrir les volets des fenêtres, de répondre au téléphone, de téléphoner même, et éviter tout bruit permettant aux voisins de déceler une présence anormale. Mon oncle Francis me rappela même, qu’une chasse d’eau faisait du bruit.
De sept heures du matin jusque dix-neuf heures le soir, cette ambiance de solitude totale devenait de plus en plus étouffante, d’autant plus que je me rendais rapidement compte que je dérangeais la vie confortable et bourgeoise de mes hôtes, d’une part et que mon oncle était progressivement envahi par la peur, d’autre part.
De temps en temps, le soir, j’avais un coup de téléphone de ma mère, mais impossible, on s’en doute, de pouvoir lui exprimer l’état dans lequel m’avait plongé ce séjour carcéral.
Et puis, un soir, l’orage éclata.
- « Tiens, lis cela. », me dit mon oncle en me tendant le journal pourri « l’Action Française », à la une duquel trônait en bonne place un article du collabo Jacques Delebec rédigé en ces termes :
« Le chef du gouvernement, dans son discours radiodiffusé, a averti les défaillants éventuels, que de sévères mesures seraient prises pour contraindre les travailleurs français à l’obéissance (...). Il serait inadmissible, que dans la crise que traverse la Patrie, quelques uns réussissent à se soustraire au sort de leur classe (...). Échapper au travail en Allemagne est une des formes de ce coupable « débrouillage » (...). Quiconque, aidera les jeunes à se dérober au STO, sera puni d’amende ou interné, les familles complices le seront au même titre... »
Lecture terminée, l’oncle Francis ajouta cette phrase qui me cingla au visage :
- « Je vais te dire une chose, si j’avais été à la place de ton père, je t’aurais renvoyé chez les boches, moi, à coups de pied dans le cul... J’ai bien été prisonnier pendant deux années chez eux, en 1916, je n’en suis pas mort. »
Sérieusement blessé à l’avant-bras droit, pendant la première guerre mondiale, l’oncle avait effectivement été prisonnier deux ans, mais dans une ferme, bien à l’abri.
Je ne répondis pas, c’eût été inutile, mais j’envisageai de tenter une autre issue à mon triste sort (je me surpris à faire un parallèle : quelle différence d’attitude avec celle de mes Parents, mes frère et sœur, et même ma Grand-Mère, qui, sans sourciller, avaient choisi le risque de leur vie).
Au premier appel téléphonique de ma Mère, je lui demandais de bien vouloir me rendre visite un après-midi.
Ce n’est pas elle qui vint au rendez-vous, mais mon Père.
Je lui narrais hâtivement les tenants du conflit qui m’opposait à mon oncle.
Je crois que je ne lui apprenais pas grand chose sur les opinions de ce dernier.
Nous décidons, d’un commun accord, que le Père ferait une démarche en direction de Charles Roinsard, le vieux cordonnier de la rue de Strasbourg, afin d’envisager avec lui une solution.
C’était, nous pensions, un homme sûr, nous n’allions pas nous tromper.
C’est ma Mère qui, quelques jours après, en venant me chercher m’informa des détails de l’opération : « Par l’intermédiaire du père Roinsard, ton Père a été mis en relation avec un couple de la rue Léon Fontaine : Georges et Denise Haranger, qui l’ont conduit chez leurs voisins, André Ségogne et son épouse. Ces derniers sont entrés en relation téléphonique avec des correspondants, à qui ils ont simplement annoncé ta visite. Tu vas donc te rendre dans un village du Beauvaisis, Bornel-Belle-Église, où tu seras reçu par les époux Muriot, négociants en beurres et fromages.
C’est seulement là que tu leur expliqueras ta situation. Tu fais ton sac et je t’emmène à la gare du Nord d’où tu partiras seul, sous l’identité de ton frère, dont voici les papiers que tu nous renverras par la poste [2].
Laissant, en vue, un mot laconique à l’oncle et la tante, direction gare du Nord où je dis adieu à ma mère.
Trajet sans histoires jusqu’à la gare de Bornel à une vingtaine de kilomètres de Beauvais et autant de Pontoise.
Après m’être informé du chemin à suivre, je traverse le village, puis monte une côte assez raide au haut de laquelle se trouve l’entrepôt de Louis Muriot.
La bonne a tôt fait de m’annoncer, et le patron me reçoit.
C’était un petit bonhomme, aussi large que haut, rouge de figure, coiffé d’un immense béret « cassé » à la Basque, et roulant les « R », en un mot, copie conforme du leader communiste Jacques Duclos.
- « Alors, mon garçon, qu’est-ce qui t’amène à moi ?
- Voilà, Monsieur, ayant été désigné par le STO, je m’y suis soustrait, repris par les boches, interné dans un camp de travail puis évadé, je n’ai plus aucun papier d’identité, et suis très certainement recherché.
- Et, tu as quel âge ? Quel métier ?
- Classe 44, je suis mécanicien.
- Bien, on va voir dans l’après-midi ce que l’on peut faire pour toi, en attendant, tu vas déjeuner avec nous.
Il ouvrit la porte de son bureau, et me fit avancer dans l’immense cuisine où, autour d’une longue table de bois, la famille allait se restaurer. Un solide repas me fût servi.
Vers quinze heures, embarqué dans la camionnette qui empestait le fromage, Louis Muriot me conduisit au Menillet, à quelques trois ou quatre kilomètres dans la campagne, à la ferme de la famille Chéron.
- « Tu vas passer quelques jours ici à l’abri en attendant une « planque » définitive », me dit-il.
J’étais « logé » dans une ancienne écurie, sur la paille, où j’avais rejoint trois autres gars de mon âge, dans la même situation que moi.
Dans la journée, nous prêtions la main aux travaux des champs, et j’eus la nette impression que les quelques jours passés là avaient été nécessaires à Louis Muriot pour se renseigner sur mon compte, avec plus de précision.
Il vint donc me rechercher et me ramena à Bornel où je faisais la connaissance de la famille Bokkelandt, garagiste réparateur automobile et matériel agricole.
Bref échange entre les deux hommes, et c’est André Bokkelandt, seul, qui me reçoit dans la salle à manger.
Il est incontestablement au courant de ma situation.
Petit homme, lui aussi, aux yeux exorbités, la quarantaine, amputé d’un doigt de la main droite, casquette vissée sur la tête, il a un regard direct et perçant, il donne l’impression de ne prononcer que les mots indispensables, brefs, secs.
- « Vous êtes mécanicien ? (curieusement,Bokkelandt ne me tutoiera jamais pendant tout mon séjour chez lui ).
- Oui, C.A P. et brevet, mais presque pas de pratique dans l’automobile.
- Vous apprendrez. J’ai besoin de quelqu’un ici. Nous allons donc vous garder, nourri, logé, et blanchi. Quant à votre situation particulière, nous avons l’habitude dans la région.
C’est ainsi que je me trouvais adopté par la famille Bokkelandt.
Je fis donc la connaissance de Madeleine Bokkelandt, la patronne, un vrai cordon-bleu, de sa mère, la « grand-mère » (comme disait Monsieur Bokkelandt), qui vivait avec eux.
J’étais logé dans une maison bourgeoise leur appartenant, à une centaine de mètres du garage. J’occupais une chambre au rez-de-chaussée, les autres pièces étant encombrées de meubles et la grand-mère occupait tout le premier étage.
La construction était en retrait de la route, un jardinet devant, et un grand jardin derrière, cerné d’un mur de près de deux mètres de haut.
Le garage des Bokkelandt était une bâtisse métallique adossée à leur demeure, dans laquelle on pénétrait directement de l’atelier.
Dès le lendemain, je me mettais au travail.
André Bokkelandt était un mécanicien hors-ligne, ayant fait l’armée dans l’aviation, comme mécanicien au sol.
J’étais vraiment heureux de pouvoir exercer mon métier, que j’adorais. Une seule ombre au tableau, le laconisme du patron, une seule explication, pas de commentaires, ni de conversation.
Ce n’est que le soir suivant, que je fis la connaissance du fils, Maurice, âgé de 16 ans. Maurice était en internat technique à Creil, et nous fûmes rapidement de bons camarades.
- « Il va falloir que je te fasse une fausse carte d’identité me dit-il, sinon tu ne pourras sortir d’ici, voyons tous les deux comment on va la rédiger. »
Lui ayant expliqué que j’avais déjà eu l’occasion d’utiliser les papiers de mon frère, Maurice décida :
- « Le mieux est de continuer de passer pour ton frère, si l’on peut dire. On va te fabriquer une carte où la date de naissance sera fausse, 1926 au lieu de 1924. Il va de soi que tu ne devras pas te trouver, et c’est peu probable, dans le même contrôle que lui. Deux frères nés à un mois d’intervalle, tu vois d’ici la gueule des gendarmes ? Commenta t’il en éclatant de rire. Ta carte, tu l’auras la semaine prochaine.
- Mais, le cachet officiel, où l’auras-tu ?
- Fabrication « maison », avec une patate.
Maurice était un véritable artiste, très bon dessinateur. Avec un scalpel, il avait ouvragé la tranche de pomme de terre, et l’avait transformée en cachet de la mairie de Pléguien,dans les Côtes du Nord (Côtes d’Armor aujourd’hui).
La semaine suivante, j’avais ma carte d’identité.
- La carte d’identité était délivrée par les services des Mairies qui remplissaient un bristol que vendaient les bureaux de tabac
- Fausse carte d’identité
* Fausse date de naissance
* Fausse signature illisible
* Fausse profession
* Fausse date d’émission
* Faux cachet
- « Si on te questionne, tu arrives de là-bas, où tu as encore de la famille éloignée, me précisa Maurice, car en ce moment les boches se font de plus en plus nerveux, la classe 44 vient d’être décrétée mobilisable, le STO est un véritable échec.
En règle donc, je quittais le garage pour rejoindre ma chambre, et j’abordais l’angle de la petite route caillouteuse d’Anserville qui y menait, lorsque j’aperçus deux gendarmes en faction, le vélo le long du grillage.
- « Vos papiers, jeune homme ! »
La sueur dans le dos, les jambes qui flageolent, je crois que je sais maintenant ce que c’est, tout tourne dans ma tête, je prends sur moi, et c’est d’une voix mal assurée que je réponds.
- « Voici, Messieurs. »
L’un des deux pandores saisit le bristol et l’examine attentivement, alors que l’autre me dévisage.
- « Et vous venez d’où à cette heure ?
- De chez Bokkelandt, vous devez bien le connaître, j’y suis employé comme mécano.
- Vous êtes Breton ?
- Oui, par mon père.
- Bien, allez, nous vérifierons tout cela. Et il me rend mon document.
Je ne suis pas trop mécontent de l’effet produit.
Apparemment, les deux gendarmes ont coupé dans le panneau.
Mais ce n’est que le lendemain que je devais découvrir la vérité.
Les deux gardiens de l’ordre se pointèrent au garage.
Bokkelandt sortit de la cuisine et vint leur serrer la main en éclatant de rire, puis, s’avançant vers moi.
- « Alors, Bernard, Pléguien c’est à coté de quelle grande ville en Bretagne ?
Je compris, ce jour-là, que les deux pandores étaient « dans le coup ».
Je rapprochais très vite cet incident de bien d’autres observations qui m’avaient fait me poser bien des questions.
André Bokkelandt s’absentait très souvent, sans me dire où il allait.
Curieuse attitude pour un patron, envers son seul ouvrier.
Que de conciliabules avec des hommes qui n’avaient rien de clients.
Le plombier Horem, toujours en « messes basses », la grand-mère même qui semblait parfois m’épier, le Docteur Gimon, souvent en visite, alors que personne n’était malade.
Un tout petit fait allait tout déclencher.
Je commençais le matin à sept heures, et ne remontais à ma chambre que vers dix-neuf heures trente pour me décrasser, me changer pour revenir dîner.
Ce soir-là donc, en passant au pied de l’escalier de bois qui montait à l’étage de la grand-mère, je m’aperçus que cette dernière avait très certainement omis de fermer son poste de T.S.F.
J’attaquais ma soupe et m’en souvenant :
- « Dites, grand-mère, vous avez oublié d’éteindre votre T.S.F., on l’entend du bas de l’escalier ! »
J’eus la nette impression que ma remarque laissait un froid, mais je n’insistais pas, cela peut arriver à tout le monde, pensais-je.
Lorsque, quarante-huit heures après, le même incident se reproduisit. La curiosité, mêlée à l’incrédulité, me poussa à grimper en silence le dit escalier jusqu’à la porte du haut. Quel ne fut pas mon étonnement de percevoir nettement, non pas le son émis par une T.S.F., mais le bruit de la conversation de deux hommes et en anglais !
Un doute s’empara de moi et c’est très allégrement, qu’une fois à table, je revenais à la charge avec provocation.
- « Grand-mère, excusez-moi, mais vous avez encore oublié d’éteindre votre poste et à mon avis, c’est sur la B.B.C., ce n’est pas prudent, ça parle anglais !
Alors là, c’est Bokkelandt qui releva brusquement la tête de son écuelle de soupe.
- « Bernard, avant de monter vous coucher, j’aimerais vous dire deux mots. »
L’ambiance du dîner fut bizarre jusqu’au dessert.
Qu’avais-je donc à me reprocher ?
C’est dans la salle à manger que l’entretien eut lieu.
- « Asseyez-vous », me dit Bokkelandt.
Puis, avant de prendre place, ouvrant le tiroir du buffet derrière lui, il en sortit un pistolet parabellum Lûger [3], qu’il posa sur la table.
- « Comme maintenant je pense que vous en savez de trop, ou pas assez, une explication est nécessaire, et je crois que vous êtes à même de tenir votre langue, sinon, me dit-il en indiquant l’arme.
Cette scène peut paraître surprenante, elle n’avait pas pour origine le tempérament particulier de Bokkelandt, mais la recherche maximale de la sécurité.
- « Ce n’est pas la T.S.F. que vous avez entendu là-haut, mais deux aviateurs Américains, hébergés en attendant le moment choisi pour les faire rapatrier par un moyen ou l’autre en Angleterre. Ce ne sont pas nos seules activités, et vous devez maintenant considérer que vous êtes des nôtres. Nous vous utiliserons chaque fois que nous aurons besoin de vous. Vous encourez maintenant autant de danger que nous, à vous de choisir.
- Je ne pense pas que vous deviez douter de moi, lui dis je, je ferai ce qu’il faut, je vous fais confiance.
Les jours suivants, avec Maurice qui était en congés, nous portions à nos hôtes le panier d’osier renfermant leur nourriture pour la journée.
C’est là, en pleine occupation allemande, que je fumais mes premières « Lucky Strike » et autres « Chesterfields » (les aviateurs alliés ne devaient manquer de rien, nourriture compris, les cigarettes provenaient de parachutages lors des missions dites « clair de lune » entre autre et étaient stockées dans des sacs de toile huilée plongés, dans la fosse à huile de vidange).
J’essayais de parfaire, à l’occasion, mon anglais scolaire avec des « Ricains » en uniformes, guère plus âgés que moi.
Par l’intermédiaire de Madame Breton, la charbonnière dont le chantier se trouvait en face de chez mes Parents (on reparlera beaucoup de Madame Breton), ces derniers pouvaient communiquer brièvement par téléphone. Et c’est ainsi que mon Père décida de venir me voir, et de m’apporter mon vélo, qui me serait fort utile pour me rendre en dépannage « en ville », ou dans les champs, lorsqu’un matériel agricole était en panne.
Ce jour-là, Madame Bokkelandt avait bien fait les choses, un panier nous avait été préparé et mon Père et moi avons déjeuné dans ma chambre.
Mais les lascars du dessus faisaient du bruit, très perceptible dans cette maison isolée, et le père ne me crut pas lorsque je lui affirmais que c’était la grand-mère, d’autant que nous venions de la quitter alors qu’elle se mettait à table chez les Bokkelandt.
Alors, malgré ma promesse, je dévoilais la vérité, implorant mon Père de garder pour lui ces révélations.
Il reprit son train le soir en gare de Bornel.
Les jours passaient, les « Ricains » avaient pris le chemin de l’Espagne, et c’est surtout par Maurice que j’en appris le plus.
Les aviateurs alliés abattus par la Falk au dessus de la France, et sauvés en parachutes, étaient hébergés par le réseau dans différents endroits, avant d’être rapatriés par l’une des trois voies possibles, la mer (par les ports bretons en général), l’Espagne (par la frontière) et même l’avion puisque, on va le voir, des atterrissages étaient organisés dans la région même (Charles Jacques, chef des renseignements ferroviaires du réseau Alliance fit traverser simultanément les Pyrénées à 27 aviateurs alliés en les escortant depuis Paris).
Les aviateurs n’étaient revêtus de vêtements civils qu’au dernier moment, afin de préserver leur statut de militaire en cas d’arrestation. En cas contraire, ils étaient considérés « terroristes » et risquaient d’être fusillés.
Pour circuler vers leur ultime destination, ils passaient, soit pour aveugles, sourds-muets, ou franchement handicapés mentaux ou physiques.
Le terrain délimité par le triangle Pontoise-Gisors-Beauvais était le foyer d’une très intense activité du réseau « Défense de la France », que commandait Philippe Viannay (nom de guerre « Indomitus »), dont le quartier général se trouvait à Brignancourt, ainsi que celui des F.T.P.F. d’Elie Quideau, cantonnés dans la région de Champagne.
Quatre aérodromes de la Luftwaffen étaient ainsi surveillés : Cormeilles-en-Vexin, Bernes, Creil et Beauvais, ainsi que le quartier général que les nazis avaient installé à Coudray sur Thelle, à douze mètres sous terre, dans le tunnel de la ligne SNCF Méru-Beauvais, qu’ils avaient désaffectée pour cela.(C’est là qu’avait eu lieu l’entretien Hitler-Darlan.)
Avec la complicité active de la direction des Chemins de Fer du Nord, un grand nombre de réfractaires et maquisards étaient employés, certains, à couper du bois dans les forêts avoisinantes et à fabriquer du charbon de bois, et d’autres aux chantiers SNCF du Moulin-Neuf à Chambly.
Les bois de Sandricourt offraient un asile particulier.
La propriété de l’américain Goelett, étant occupée par de hautes autorités nazies qui venaient y chasser (Goering lui-même grand chasseur, y fit un séjour à cette époque), ces derniers avaient conservé à leur service les gardes-chasse Français les plus à même, on s’en doute de donner l’alerte.
- Ce château, occupé par les nazis et leur Etat-Major servait de rendez-vous de chasse pour les officiers supérieurs ( Goëring lui-même grand chasseur y fit un séjour à cette époque.)
Dans un souci compréhensible d’efficacité, ces derniers avaient conservé à leur service les gardes-chasses français du domaine. C’est dans les combles du pavillon de chasse que l’on distingue sur cette photo que furent hébergés deux aviateurs alliés, alors que les occupants vaquaient à leurs travaux dans la cour
C’est dans les combles de la maison de chasse de l’un d’eux que seront hébergés deux aviateurs alliés.
Deux terrains d’atterrissages, à Auneuil (dit terrain « balance ») et à Mouchy complétaient le dispositif [4].
N’oublions pas les gendarmes de Méru qui avaient choisi leur camp.
Quant à André Bokkelandt lui-même, et ses activités, il représentait une véritable plate-forme aux possibilités d’interventions variées.
17 aviateurs alliés seront hébergés chez les Bokkelandt en deux années.
Bokkelandt était je l’ai dit mécanicien d’aviation, ses connaissances étaient donc fort utiles en cas de « bois cassé », lors d’un atterrissage. Sa descendance flamande le favorisait, il parlait un peu l’Allemand.
Les activités du garage ayant trait à la réparation de matériels agricoles, entre autres, lui avaient fait octroyer un « ausweiss », d’un rayon de 50 kilomètres pour son véhicule, une 201 Peugeot transformée en camionnette aux ressorts renforcés.
Nous participions également, à l’organisation du ravitaillement en nourriture des hommes planqués.
Le fond de l’atelier était équipé d’un tour, et c’est avec un moulin adapté au mandrin que nous fabriquions la farine, tirée du blé que nous livrait le père Coin. C’est aussi avec la même machine, équipée d’un hachoir entièrement conçu et fabriqué par Bokkelandt, que l’on éminçait le tabac, qu’il avait cultivé dans le jardin de la maison où je logeais.
Le haut du mur d’enceinte était équipé de barbelés électrifiés, et j’étais chargé, chaque soir, de basculer le contacteur alimentant cet efficace antivol en 110 volts.
Inutile de dire que ce moyen de défense eut été fort utile également en cas d’invasion surprise de la maison par l’extérieur.
Une nuit même, avec l’aide du couvreur Horem et d’un garçon boucher, nous avons abattu un boeuf, hissé ensuite avec le palan à chaîne, après avoir étayé les fermes du garage avec des bastaings. La bête pesant certainement plusieurs centaines de kilos fut découpée.
Il fallait donc par tous les moyens venir en aide à ces Réfractaires au STO qui, de plus en plus nombreux venaient renforcer les organisations existantes.
En Juin 1944, on évaluera à 3 000 hommes [5] les réserves dans cette région : F.T.P.F., Corps Francs (les Corps Francs, créés par Fabien avaient pour tâche des actions rapides de style commando), F.F.I., Maquisards et Réfractaires.
Mais laissons parler l’historien Michel Brault, responsable à l’époque de l’organisation des maquis en zone Nord, il est plus à même que quiconque d’en dessiner la situation :
« L’étude et le recensement des maquis de la zone Nord, et la création de nouveaux camps, nous amena tout de suite à constater des faits curieux, et nouveaux pour nous. Faute de montagnes et de forêts profondes, les maquis de la zone Nord, plus encore que ceux de la zone Sud, étaient camouflés dans des endroits les moins apparemment destinés à la vie clandestine. De jeunes collégiens et étudiants, dispersés dans les fermes de la région, par exemple, se réunissaient tous les soirs pour faire du maniement d’armes. Et, sous prétexte de camping, s’entraînaient, les samedis et dimanches, à la vie des camps militaires. D’autres travaillaient d’une façon irrégulière dans les usines, les mines, les fermes, les commerces ou les boutiques et changeaient d’emploi ou de région chaque fois qu’ils étaient menacés de près par le STO ».
Ces mouvements d’hommes allaient obliger chacun à plus de prudence.
En effet, les narrations de cas de trahisons, ayant eu pour origine l’infiltration par des éléments contrôlés par la Gestapo, nous parvenaient.
C’est ainsi que nous eûmes à régler un cas bien particulier.
On nous avait amené, ayant été sauvé par des paysans d’Ennery, un jeune aviateur Américain. Très jeune, la tenue militaire déchirée, sans blouson, son attitude nous semblait bizarre, Maurice et moi tentâmes d’obtenir le minimum de renseignements nous permettant d’accorder foi à ses dires.
Notre Anglais scolaire en échange de son Américain nasillard ne nous permit que de tirer les conclusions suivantes : âgé de 19 ans, mitrailleur sur un bombardier, il avait sauté en parachute après que l’appareil fût touché par la Falk, et avait vu, dans le ciel, ce dernier exploser avec ses camarades.
Le seul signalement précis qu’il nous désignait comme étant authentique était les origines de son unité, gravées au dos du boîtier de sa montre-bracelet, mais il ne portait plus sa « gourmette ».
Son état fébrile, son air hébété n’étaient pas faits pour nous rassurer, était-ce ce que l’on appelait un « sous-marin » de la Gestapo ?
Il fut décidé qu’il resterait enfermé dans la salle de bains des Bokkelandt, jusqu’à nouvel ordre.
Pendant plusieurs nuits, je couchais donc sur un matelas volant, en travers de la porte de la dite salle d’eau, fermée à clef.
Il fallait absolument s’assurer de la véracité des déclarations de notre jeune aviateur. La Gestapo était assez habile pour tenter de nous infiltrer de cette façon.
C’est donc un spécialiste Canadien des renseignements qui, débarqué d’une opération « Lysander », fut chargé de l’interrogatoire (le Lysander était un petit avion britannique transportant au maximum le pilote et deux passagers, et qui atterrissait sur des terrains préparés par les « comités de réception », composés de résistants groupés sous le nom de « Réseaux Buckmaster ». Les réseaux Buck ont été mis au point par le Major Buckmaster, de la French section, avec pour but l’organisation des atterrissages et parachutages en France occupée ou non, et ceci à la barbe des occupants, en général les nuits de pleine lune (d’où leur nom d’opérations clair de lune). Ils étaient également chargés de véhiculer le courrier de Londres, ainsi que l’argent nécessaire à la survie des réseaux.
Début 1944, les ”Buck’s” accueillirent 700 parachutages et atterrissages en trois mois.
Mais revenons à notre Canadien. Nous apprîmes de sa bouche, qu’après s’être fait décrire avec minutie la base d’où l’appareil était parti, ainsi que des détails sur le « pub » que fréquentait le jeune aviateur, notre agent de renseignements avait pu en tirer des conclusions certaines : notre homme était bien un aviateur allié.
Son sort fut donc réglé au mieux, il put rejoindre les « appartements de la grand-mère », en attendant son départ.
Ce second trimestre 1943 allait voir se développer considérablement les opérations nazies contre les réseaux de Résistance.
L’organisation de la milice étant maintenant au point, ces derniers étaient armés, des actions conjointes Gestapo-Milice-Police française étaient organisées.
Le 3 mars, six Résistants de Sartrouville étaient arrêtés et déportés, dont René Brulay (René Brulay imprimait l’Humanité clandestine).
L’accélération des arrivées de réfractaires au STO, dans les maquis ou les régions protégées, permettait d’éventuelles infiltrations.
C’est ainsi que, le 22 octobre 1943, nous apprîmes l’arrestation d’André Fournier (nom de guerre : Berteaux, tiré du nom de la rue Maurice Berteaux à Sartrouville), neveu de Georges Haranger, pris dans une souricière à Paris.
Plus près de nous, je dirai très près de nous, puisque c’était un des contacts directs de Bokkelandt, Camille Monel, coiffeur à Méru, et beau-frère de Georges Haranger était à son tour capturé, alors que son jeune commis de dix-huit ans, se rebellant, était abattu sur place, dans le salon de coiffure par les boches.
Décision fut prise de veiller au grain.
Chaque soir, nous roulions derrière la porte métallique du garage des fûts de 200 litres vides, dans le but de nous alerter de toute tentative d’attaque surprise de nuit, et je reprenais mon matelas dans le couloir des Bokkelandt, au premier étage, prêts à fuir par le toit du hangar, dans la nature.
Nous apprenions rapidement, que Camille Monel s’était pendu, trois jours après son arrestation, dans sa cellule, avec son bandage herniaire, pour ne pas parler. Bokkelandt, malgré sa dureté, en fut très affecté... Quant à André Fournier, déporté en Allemagne, à Dachau, il eût la chance d’en revenir en 1945.
Certaines activités furent de ce fait mises en sommeil, pendant un moment, jusqu’à ce matin-là...
Comme chaque jour, arrivant vers sept heures, mon premier gesteétaitd’ouvrir en grand les portes du garage, avant que de m’attabler devant mon déjeuner. Je dois dire que nous ne manquions de rien, pain blanc fabriqué « maison », beurre, lait, viande, etc... Je constatai qu’André Bokkelandt n’était pas là, la camionnette non plus.
Il n’était pas dans mon habitude de poser des questions, et je me mis à déjeuner, lorsque j’entendis la 201 pénétrer dans l’atelier, Bokkelandt en sortit précipitamment.
- « Fermez la porte de suite, Bernard,...entièrement. »
Je m’exécutais, et c’est alors que j’eus cette surprise, qui restera gravée dans ma mémoire : Bokkelandt avait débouclé la bâche du véhicule, baissé le hayon et en sortaient un, deux, trois, quatre, cinq, puis six aviateurs Américains, tous en uniformes et dont l’un, un jeune Hawaïen, était très typé ( d’origine chinoise) !
André Bokkelandt venait de faire près de 50 kilomètres (Etrepagny-Bornel) avec son dangereux chargement, ayant pour seule défense un mousqueton dans le filet porte-bagages, au dessus de sa tête dans la cabine de la Peugeot et dans la poche, son fidèle « Lûger ».
Les hommes se restaurèrent en silence, puis, deux par deux, ce coup-ci en trois voyages de camionnette, gagnèrent à leur tour les appartements de la grand-mère.
À nouveau, Maurice et moi étions de corvée de ravitaillement, chaque soir, en attendant la possibilité d’héberger certains d’entre eux en d’autres lieux : chez Coin, chez Madame Serouart ou chez Horem.
Mais j’allais être le témoin, et en partie l’acteur, d’une entreprise des plus hasardeuses, et peut-être unique surtout à cette époque, à un mois du débarquement
Nous vivions, en ce début mai 1944, une de ces belles journées de printemps, et j’étais affairé au réglage d’un moteur de tracteur, lorsque je vis entrer dans la cour du garage, un allemand qui, par son âge me rappela les adolescents de la volksturm, enrôlés dans la Todt à Bayonne.
Il ne parlait pas un mot de Français, quand à mon Allemand, il était aussi nul.
Il n’est cependant pas impossible, à force de gestes, de se faire comprendre et j’avais déjà saisi que mon interlocuteur était en panne, avec un véhicule à peu de distance de l’atelier.
C’est alors qu’André Bokkelandt fit son entrée, et me sauva de mes démêlées linguistiques.
Un bref dialogue s’engagea entre les deux hommes auquel naturellement je ne compris rien.
Mais Bokkelandt eut tôt fait de me traduire.
- « C’est un jeune « troufion » qui a été, me dit-il, chargé de livrer un camion neuf au quartier général de Coudray sur Thelle.
Vous prenez quelques outils et vous le suivez, le véhicule est à quelque cent mètres de là, puis baissant la voix, vous-vous arrangez pour ne pas le dépanner, de façon à être obligé de le remorquer jusqu’ici, compris ? - Bien, Monsieur.
J’accompagnais mon lascar jusqu’à son véhicule, un camion Renault entièrement neuf, sorti d’usine, de couleur bleue, non immatriculé, ni camouflé. Je bricolais le carburateur, puis les bougies, et fis comprendre au jeune fritz qu’il était impossible de le dépanner sur place.
C’est donc sans sourciller qu’il accepta qu’on le remorque, ce qui fut fait avec la 201.
Mais André Bokkelandt avait perçu chez le jeune militaire une attitude qui ne lui semblait pas claire.
Il entreprit alors une tentative insensée.
Il le fit pénétrer dans la cuisine, et lui servit un verre de cidre, comme on en buvait, du bien frais, et la conversation s’engagea entre eux, alors que je continuais à faire semblant de rechercher une quelconque panne.
L’entretien dura près d’une demi-heure, les deux hommes sortirent enfin de la cuisine et Bokkelandt avait le sourire, ce qui était rare.
- « Nous allons manoeuvrer le camion, le mettre sur cales et déposer le train avant, ensuite vous irez chercher une de vos paires de « bleus » de travail pour qu’il les enfile, il va rester avec nous. »
J’étais stupéfait, et ne comprenais rien....
Bokkelandt avait décelé chez le fritz un manque de détermination certain. Usant de mensonges, il lui assura que le débarquement allié était imminent (il ne se trompait pas, il aurait lieu quatre semaines plus tard), et qu’en attendant, plusieurs centaines de maquisards barraient les routes, et qu’il aurait bien du mal à rejoindre sa destination, et qu’il risquait d’y laisser sa peau.
Le jeune chleuh accepta donc de déserter, ce fût son tour d’occuper, la nuit, la salle d’eau fermée à clef, pendant que j’étais chargé dans la journée de le surveiller en lui faisant exécuter divers travaux.
Inutile de dire que le décrassage des pièces, et le balayage, c’était pour lui.
J’allais avoir l’occasion de vérifier « l’hônnêteté » de notre prisonnier au travers d’un événement que nous n’avions pas prévu : les troupes allemandes, cantonnées au château de Sandricourt (et dont il sera question lors des combats de Ronquerolles), étaient commandées par un officier supérieur que nous connaissions assez bien, ayant été l’un des acteurs des combats qui avaient vu échouer la tentative de débarquement de Dieppe, en 1942 par les Anglo-Canadiens, Il avait récupéré dans le matériel, laissé sur place par les alliés, une voiture britannique.
Inutile de dire que l’intendance allemande ne pouvait lui fournir d’éventuelles pièces de rechange aux fins de réparations.
Il avait trouvé, au garage, la solution à ses problèmes : Nous étions à même de pouvoir modifier, adapter, ou fabriquer éventuellement de telles pièces.
C’est donc avec cet objectif qu’il se présenta, un après-midi, alors que j’étais seul avec mon jeune arpète.
L’entretien fut bref, il voulait voir Bokkelandt qui était absent.
On conçoit aisément la scène : l’officier nazi à quelques mètres du jeune déserteur, ne se doutant de rien.
Quant à moi, la frousse m’envahit, et c’est avec soulagement que je vis le Feldwebel nous tourner les talons.
Quelques semaines plus tard, le camion fut remis aux F.F.I. et son chauffeur, prisonnier aux troupes régulières (ce n’est qu’à l’heure où j’écris ces lignes, qu’à la suite d’un entretien téléphonique avec Klebert Dauchel, signataire de l’ordre du jour des combats de Ronquerolles, que j’apprends que notre prisonnier était Alsacien !).
Décoré en 1945 (pour cet acte entre autres), André Bokkelandt refusera de se rendre à Paris, au cinéma REX, où devait lui être remise la médaille de la Résistance. Il refusera de même de se présenter aux élections municipales, alors que la population le voyait Maire.
Sur tous les fronts, la situation des Allemands se dégradait. Les Américains débarqués en Italie approchaient de Rome. Les Soviétiques enfonçaient littéralement les défenses nazies. En France, des mouvements de troupes inaccoutumés étaient observés.
La Gestapo, et ses alliés Vichystes et miliciens, marquaient cependant de nouveaux points.
Craignant pour sa famille, André Bokkelandt avait envoyé Maurice chez l’une de ses tantes avec la grand-mère.
C’est dans ces circonstances qu’il m’avisa un jour de la décision qu’il avait prise.
- « La situation devient dangereuse et je pense qu’il est nécessaire pour votre sécurité d’être noyé dans la masse et de rejoindre les gars de « Moulin-Neuf », j’ai réglé avec le patron de l’hôtel du Progrès, à côté de la gare, vous y aurez une chambre.
Le chantier du « Moulin Neuf », à Chambly, était une gare de triage de la S.N.C.F., où étaient occupés, en complicité avec la direction des chemins de fer du Nord, un grand nombre de réfractaires et maquisards.
Cerné de murs et de grilles, il abritait une douzaine de voies de garage.
Couplé, en équipe avec un autre clandestin, Albert Leclère, je m’aperçus très vite que le wagon, que nous avions chargé le matin de madriers, était déchargé l’après-midi à la même place.
Je ne devais pas y être occupé bien longtemps.
Un après-midi, le 15 avril, le bruit se répandit que les allemands et les miliciens cernaient le chantier.
En effet, sur les toits de certaines maisons, des fritz armés avaient pris position. Inutile de se planquer, impossible d’échapper au piège. L’attente fut longue, mais rien ne bougeait, tout le monde avait cessé le travail, quand soudain un gars vint avertir Albert.
- « Ils sont venus arrêter Rozalski ! »
Certainement vendu, Rozalski sera déporté en Allemagne [6].
- « L’alerte est passée, ils ne voulaient que lui ! nous fut -il déclaré [7].
En effet, nos gardes-chiourmes quittèrent les toits, et le travail reprit.
J’avais expliqué à Albert quelle était ma situation.
- « Ecoutes, me dit-il, si Bokkelandt t’a dit qu’il ne pouvait te garder, c’est qu’il a des raisons, et ne le peut. Cependant, l’hôtel du Progrès n’est pas une planque absolument sûre, c’est un lieu public susceptible d’être contrôlé, je serais à ta place, je tenterais le retour sur Sartrouville, au moins là-bas, tu as quelques points de chute.
- Le Café du Progrès servait de relais rapides permettant de mettre à l’abri provisoirement tout clandestin, responsable en transit, aviateurs en attente de transferts dans un endroit plus sûr.
C’est dans la chambre qui surplombe l’entrée que je devais passer plusieurs jours avant les événements du Mouli-Neuf de Chambly
C’est ainsi que, me rendant à son raisonnement, je faisais mes paquets le soir même.
Dès le lendemain, à vélo, je prenais la route après avoir téléphoné à la mère Breton, lui demandant d’alerter mes Parents de mon retour.
En passant à Chambly, je saluais Albert et quelques autres camarades dont j’avais fait la si courte connaissance.
Une autre rafle devait avoir lieu huit jours plus tard (les boches n’arrêtèrent que quelques maquisards, l’affaire Rosalski avait servi de signal d’alarme).
Bien naturellement, il s’agissait d’éviter les centres urbains, tels L’Isle-Adam et Pontoise, truffés de boches, et également Frépillon où j’avais appris que se tenait une permanence de la milice, sur la D44, ainsi qu’à Saint-Ouen-L’Aumone et son camp de la milice « Marcel Déat ».
Je franchissais l’Oise à Auvers, m’enfonçais dans la forêt de Montmorency, puis Saint-Leu, Herblay, Cormeilles-en-Parisis et redescendis sur Sartrouville par La Frette où j’arrivais en début de soirée.
Ce n’est qu’en septembre que j’aurai des nouvelles et que j’apprendrai quelle fut l’attitude héroïque des gars de Chambly, Persan, le Moulin-Neuf, Courcelles, Sandricourt, Bornel...
On trouvera, en annexe, la liste des courageux combattants, qui sacrifièrent leur vie au maquis de Ronquerolles.
Mais je laisse la parole, sans en changer un mot à Kléber Dauchel, l’un des responsables F.T.P.F. de Chambly. Voici le rapport qu’il rédigea de sa propre main au lendemain des combats du 19 juin.
LES COMBATS DE RONQUEROLLES DU 19 JUIN 1944
À l’aube de cette journée du 19 juin, deux officiers allemands, en automobile, font une tournée d’inspection en lisière des bois de la Tour du Lay et de Grainval. Ils aperçoivent l’homme de faction, de garde, du groupe FFI de « Défense de la France », commandé par Philippe Viannay, et abattent celui-ci, Roux Maurice (nom de guerre Marceau).
Alors les officiers allemands se retirent, et quelque temps après font exécuter un commencement d’encerclement. Pendant ce temps, Philippe Viannay dépêche un agent de liaison, une jeune fille d’une vingtaine d’années, pour prévenir les F.T.P. des groupes « Patrie » et « L’An II », de l’attaque allemande, car il avait été convenu qu’en cas d’attaque de l’un des groupes, on se prêterait main forte.
Les F.T.P. étaient cantonnés dans une grotte qui se trouvait dans les bois de Courcelles, à environ six cents mètres du lieu de la première attaque.
Le groupe était composé de quarante-huit hommes, presque tous de la région, de tous âges, célibataires, mariés, pères de familles, connaissant très bien le secteur et dont un certain nombre était dans la Résistance depuis 1942. Quand au groupe F.F.I. du Val d’Oise, il était formé en grande partie d’étudiants de la région Parisienne, très jeunes mais d’un courage et d’un moral exemplaires.
Aussitôt parvenus sur les lieux, les F.T.P. prennent des mesures de défense, en doublant leur poste de garde, en mettant tous les hommes en état d’alerte, et en désignant deux groupes pour porter secours aux camarades F.F.I.
Pendant ce temps, l’armée allemande avait déjà commencé l’encerclement des bois, où elle supposait trouver les Résistants, et était sur le point d’aboutir quand arriva le renfort F.T.P. Ceux-ci se mettent immédiatement en liaison avec l’autre groupe F.F.I. qui se trouve à l’orée du bois, commandé par un chef de groupe du nom de guerre de « Henri ». Ce dernier nous confirme qu’il s’agit bien des attaquants, car nous pensions qu’il s’agissait des gardes-chasses du domaine de Sandricourt.
Le secteur pour l’instant paraît calme, et le camarade Elie Quideau, commandant d’un des groupes F.T.P. s’engage en reconnaissance dans le bois, avec deux de ses hommes, Pierre Carlier, de Beaumont, et Jean Vincent, de Persan. D’après le temps écoulé, ils n’ont pas fait cent mètres que des coups de feu sont tirés de part et d’autre, la dernière rafale étant dirigée vers le sol, Elie est touché.
Alors nous nous élançons dans le bois en direction de la mitraille pour soutenir nos camarades, et nous trouvons face à face avec les soldats nazis.
Il n’y a pas vingt mètres qui nous séparent, ils sont aussi surpris que nous de nous voir aussi près l’un de l’autre, cette surprise me permet de me jeter à plat ventre derrière un gros pommier dont la base est envahie par les hautes herbes et les broussailles. Je tire alors toutes les balles de mon revolver, seule arme que j’ai, d’un côté et de l’autre de l’arbre, ce qui permet à mon camarade Jean Lopez, de Chambly, de mettre en batterie son fusil-mitrailleur et faire feu par petites rafales en balayant le terrain. Mais son chargeur est bientôt vide, son pourvoyeur, Roland Laurence, de Chambly, n’a pas suivi et quand il lui passe un chargeur, il est déjà trop tard, je suis blessé au mollet de la jambe gauche. Laurence est blessé à son tour ainsi que Lopez, Vialet Jean, et Michel Guilbert.
Alors j’ordonne le repli, et j’emmène Laurence et Guilbert car, hélas, nos amis Lopez et Vialet ne pourront pas se relever. Carlier et Vincent, qui étaient avec Elie Quideau, et qui n’avaient pas d’armes, n’ont pu bouger et seront faits prisonniers (ils seront déportés en Allemagne).
Quant à Guilbert, Laurence et moi, nous nous replions sur Hédouville, où nous recevrons les premiers soins d’un groupe sanitaire de « Défense de la France ». Nous serons ensuite dirigés sur Beaumont, emmenés par Albert Bernier, de L’Isle-Adam, et opérés par le docteur Fritchi, à son domicile, avec l’aide des docteurs, M. et Mme Schwartz, de Persan et Mme Vilmot-Lucien, de Beaumont.
Notre intervention, quoique contrariée par la rapidité de l’action, a permis au groupe F.F.I. « Henri » de se dégager, et de se replier sur une nouvelle base. Il faut dire que tout avait été contre nous dans cette bataille inégale. Dans tous les domaines, les nazis étaient bien armés et bien entraînés, bien guidés et bien camouflés et oh ! combien plus nombreux que nous ! Nous n’avions que très peu d’armes et mal préparés à ce genre de combats. Notre rôle, à nous F.T.P. était d’agir rapidement par surprise et ensuite de décrocher et disparaître dans la nature sitôt l’action accomplie, pour désorienter l’ennemi, le démoraliser, afin qu’il soit toujours dans un climat de crainte et d’insécurité.
L’après-midi, les F.F.I. entreront dans la lutte et combattront jusqu’au soir. Ils feront payer chèrement la mort de leurs camarades F.T.P. Ils lutteront jusqu’à épuisement total de leurs munitions, permettant au Commandant Philippe de se dégager et de se replier avec ses hommes.
Les F.T.P. interviendront à nouveau dans le courant de l’après-midi, sur le flanc droit de l’ennemi en attaquant au fusil-mitrailleur près du château de Ménillet, interdisant l’arrivée de tout renfort de troupes nazies. Sur le point d’être à leur tour encerclés, ils se replieront et disparaîtront comme prévu, laissant un prisonnier, Beaurain André. Comme il ne portait pas d’arme, il sera déporté en Allemagne. Quant aux F.F.I., ils devaient déplorer 11 prisonniers dont plusieurs blessés. Ils seront tous fusillés à l’Isle-Adam, au lieu dit « La Table de Cassan ».
Dans le camion qui les transportait, notre camarade Elie Quideau, blessé deux fois, réussira, en traversant Champagne, sa commune, et où résidait sa famille, à jeter un papier et son portefeuille couvert de sang pour sa femme, lui faisant savoir qu’il était blessé, qu’ils n’étaient plus que trois, et qu’il lui faisait ses adieux.
C’est parce que nous ne pouvons oublier les faits décris ci-dessus, et auxquels ils ont participé, que nous témoignons aujourd’hui pour honorer nos camarades de la Résistance, pour le sacrifice qu’ils ont consenti, volontairement, pour la Libération de notre Pays, et pour faire connaître à la population ainsi qu’à la jeunesse qui n’a pas connu cette époque, en levant le voile sur ce qui s’est passé dans ces régions de l’Oise et du Val d’Oise.
Période cruelle imposée par le nazisme allemand, soutenu et aidé par les collaborateurs français, responsables tous deux de nos morts qui n’avaient eu que le tort de trop aimer la liberté et la paix.
Signé : Dauchel Kleber [8] Responsable F.T.P.