Je m’appelle Edme-Didier PROTTE. Je suis né le 6 novembre 1760 à Essoyes. Ce village est situé dans la partie méridionale de la province de Champagne, dans le bailliage de Chaumont en Bassigny, à proximité du bailliage de la Montagne en Bourgogne.
A l’époque de ma naissance, LOUIS XV règne sur le royaume de France. La Champagne est administrée par l’intendant Henri Louis BARBERIE de Saint CONTEST de la CHATAIGNERAIE, siégeant à Chalons en Champagne. La seigneurie d’Essoyes est la propriété de la famille de SOMMIEVRE.
Essoyes est une bourgade de 136 feux (foyers fiscaux) située à la conjonction des vallées de l’Ource, du Landion et du Noé . Elle se trouve à une douzaine de lieues (environ 50 km) au sud-est de Troyes et à environ quatre lieues (16 km) à l’est de Bar-sur-Seine. C’est un village de vignerons, les vallons sont bordés de coteaux sur les flancs desquels pousse la vigne. On y fait un vin fort apprécié dans la région. Au centre du village se dresse l’église Saint-Rémi, bel édifice roman. La plupart des maisons à colombages remplis de torchis respectent les critères de l’architecture champenoise. Quelques unes au bord de l’Ource sont en pierre, elles appartiennent aux notables et aux riches propriétaires.
Ma famille
Mon père Joseph, fils de meunier, est charron. Dans son atelier, attenant à notre demeure, il travaille le bois de charronnage et la fonte pour fabriquer roues, moyeux, jantes, etc. Ceci afin d’élaborer charrues, charrettes et tout autre moyen de transport.
Ma mère Marie est la fille d’un des bouchers du bourg.
A ma naissance mes parents ont déjà deux filles, Reine et Anne, âgées respectivement de 3 ans et 1 an. Un garçon appelé Claude est malheureusement décédé à la naissance.
Je suis baptisé le lendemain de ma naissance par le curé LEONARD, en l’église paroissiale Saint-Rémi. Mon parrain est Edme-Didier BROTEL, le fils du chirurgien. Ma marraine est Françoise PROTTE, une des soeurs de mon père.
Au lendemain de ses couches, ma mère reprend rapidement ses activités. Elle s’occupe de tous les travaux domestiques tout en allaitant aussi mes deux soeurs. A cette époque souvent les mères donnaient le sein jusqu’aux premières dents du bébé.
Le 12 mars 1763 survient à Essoyes un évènement qui bouleversa complètement notre vie.
Un énorme incendie détruisit 270 maisons en moins de cinq heures. L’église et le clocher sont ravagés par le feu faisant fondre les cloches. Seules une vingtaine de maisons en pierre, au bord de l’Ource, sont épargnées. Les dégâts sont considérables : meubles, effets personnels, provisions, quatorze mille muids de vin, d’eau de vie, des troupeaux entiers de bêtes à cornes, tout a été consumé. Huit personnes ont péri dans cette catastrophe et mille deux cent se retrouvent complètement démunis.
Pour notre famille, c’est le drame. Nous avons la vie sauve mais la maison a brûlé comme un fétu de paille. La réserve de bois de charronnage accolée au bâtiment a attisé le feu. Mes parents ont tout perdu, mon père ne peut plus exercer son métier de charron, ils sont ruinés.
Profitant de la libération du bail du moulin de Loches, un village voisin, ils décident de reprendre ce dernier.
Mon enfance et adolescence à Loches
Loches est un village assez conséquent comprenant 315 "feux". Il est situé à une lieue d’Essoyes et à trois lieues de Bar-sur-Seine, il est aussi arrosé par l’Ource. C’est également un pays de vignoble avec des vins rouges, épais, dont la qualité s’améliore après quelques années de garde. Cette terre appartient à Monsieur de BASCLE, marquis d’ ARGENTEUIL et de COURCELLES.
Nous nous installons donc au moulin de Loches, situé au bord de l’Ource, à l’écart du village.
L’"usine" est sur le bras de la rive droite, la maison d’habitation se trouvant sur la rive gauche . Un vieux pont romain permet de rejoindre les deux bâtiments. Sur la rive gauche il est bordé de chaque côté par une haie de peupliers qui ajoute du charme au vallon.
Dès notre installation mon père se met au travail. Étant fils de meunier son nouveau métier ne l’embarrasse pas. Son père, mon grand-père, François Nicolas PROTTE, tenant le moulin de la Roche à Essoyes, il a donc été imprégné de ce travail dès son plus jeune âge. Un meunier doit savoir travailler le bois pour construire ou réparer toutes les pièces qui composent sa machinerie, son expérience de charron lui est donc bien utile. Il est meunier "banal". Il amodie (loue) le moulin au seigneur du lieu, Monsieur de BASSCLE, marquis d’ARGENTEUIL et de COURCELLES.
Je suis âgé de trois ans quand ma famille s’installe à Loches. Sevré et bien autonome, je gambade et m’amuse avec mes deux soeurs, autour de la maison d’habitation. Toujours avec mes soeurs, je participe aux petits travaux de la maison, m’occupe des volailles, donne à manger aux cochons, etc.
Petit à petit, notre famille s’agrandit. Ainsi, le 26 avril 1764, j’ai une troisième soeur, Anne.
Le 13 octobre 1765, c’est un frère qui voit le jour, Jean. Enfin, le 26 Janvier 1767 c’est la naissance d’une autre petite soeur, Jeanne Marie. C’est le curé SINGET qui a donné les trois sacrements de baptême dans l’église de Loches, vouée à Saint-Paul.
A l’âge de raison, je vais au catéchisme inculqué par le curé SINGET. Régulièrement je me rends à l’église du village où avec les autres enfants, le curé nous enseigne la "vraye foy" et la prière. Nous sommes obligés de nous confesser au moins une fois par an.
Je commence aussi à aller à l’école avec seulement quelques uns des petits villageois car tous les enfants n’y vont pas. Les plus pauvres restent aider leurs parents qui ont besoin de tous les bras. Le recteur d’école choisi par l’évêque de Langres, est monsieur COCUSSE originaire de Veuxhaules, un village du bailliage de la Montagne dans le duché de Bourgogne appartenant, comme Loches, à l’évêché de Langres. A l’école, située dans une maison prêtée par un bourgeois du village, nous apprenons à lire, compter et écrire.
Monsieur COCUSSE est un bon maître, il trouve que j’écris bien et que je suis assez vif d’esprit.
Lorsque je ne vais pas à l’école ou au catéchisme, j’aide mes parents. Je fais toutes les petites corvées domestiques, je m’occupe du jardin situé derrière la maison d’habitation, je soigne les animaux domestiques, je nettoie les écuries. A la belle saison quand je ne travaille pas, je pêche dans les biefs du moulin (bief et sous-bief), je cueille des champignons dans les sous-bois des coteaux bordant le vallon et souvent je gambade à travers les vignes avec mes sœurs et les enfants du village.
Le 9 septembre 1769 mon frère Jean est terrassé par la maladie à l’âge de 5 ans.
Après ma communion, j’abandonne les travaux domestiques pour aider mon père au moulin. Je commence alors mon apprentissage de meunier-charpentier par le travail du bois et la manipulation des différentes pièces du moulin.
Le 29 mai 1770, notre mère met au monde un petit garçon nommé Joseph, comme notre père, mais il succombera un an et demi plus tard, en septembre 1771, lors d’une épidémie d’entérocolite.
Le 13 février 1773, c’est une petite Germaine qui agrandit notre famille, malheureusement elle décédera sept jours plus tard.
Le 1er mai 1774, c’est mon père qui disparaît à l’âge de quarante ans, terrassé lui aussi par la maladie. Lors de son inhumation toute sa famille, son père et ses trois frères, sont à nos côtés tout comme ses amis. C’était un homme très apprécié, sûr de lui, aimant plaire et assez habile en affaires. Perdre son père si jeune est éprouvant, je suis très affecté par sa disparition. Nous avions de bons rapports, il m’avait inculqué le goût du travail bien fait et un certain sens des affaires.
Au lendemain de son décès, ma mère se retrouve seule avec quatre filles et un seul garçon.
Comment continuer à faire fonctionner le moulin ? Je n’ai que 14 ans et je suis encore trop jeune pour en prendre la responsabilité. Pierre AMYOT, un jeune meunier de 23 ans, s’en charge comme salarié. Il est originaire de Belan, un village situé sur l’Ource, à 5 lieues en amont. Je travaille avec lui comme ouvrier et nous nous entendons assez bien.
Le 24 juillet 1775, ma mère se remarie avec Pierre en l’église de Loches. C’est le curé RICHARD qui donne la bénédiction nuptiale. Mes trois oncles paternels, Louis, Edme et Nicolas PROTTE, sont les témoins de la mariée. Ils restent très attachés à notre famille. Après le mariage, Pierre et moi continuons à travailler ensemble au moulin, sans problème.
Le 10 août 1776, le nouveau couple voit la naissance d’une petite Suzanne. Ma mère âgée de 42 ans supporte mal ce dernier accouchement et décède trois mois plus tard.
L’inhumation a lieu à Loches le 21 novembre 1776 en présence de toute la famille PROTTE.
J’ai 16 ans. La disparition de mes parents m’a rendu plus mature, bien décidé à faire mon chemin dans la vie active.
Ma jeunesse à Essoyes
Après le décès de ma mère, je quitte le moulin de Loches pour m’installer chez mes grands parents, François Nicolas PROTTE et Catherine JOSSELIN. Ils tiennent le moulin de la Roche à Essoyes, situé aussi sur l’Ource, et accolé au bourg. Appartenant au domaine royal, il est administré par l’intendant de Champagne représenté par son subdélégué du bailliage de Bar-sur-Aube.
Il s’agit d’une grande bâtisse comprenant deux moulins à "bled" (blé), un moulin à huile avec sa presse et sa chaudière, un moulin à fouler l’étoffe ainsi qu’un corps de logis et une écurie.
Autour de cet édifice, se trouvent une porcherie, un poulailler, un jardin et une chènevière.
Ce moulin est une usine conséquente qui a trois fonctions :
• La production de farine de blé.
• La production d’huile, à partir d’une plante oléagineuse, la navette.
• Le foulage de la boge.
La boge est un drap grossier fabriqué à partir de chanvre et de laine. On utilise un foulon [1] pour le rendre plus souple et inusable. Ce tissu épais sert à confectionner les chaudes vestes d’hiver.
Une telle usine demande de la main d’oeuvre. Même s’il en a déjà, mon grand père n’a pas hésité à me recueillir pour travailler avec lui et ses deux fils, Nicolas et Edme. C’est un homme très attachant, simple, modeste, très arrangeant et ayant le sens des affaires. C’est aussi un homme très actif et physique.
1776 est aussi l’année où il renouvelle son bail de neuf ans. Ce dernier s’obtient par adjudication c’est à dire au plus offrant, même pour un renouvellement. L’enchère a lieu le 24 juin 1776 sous le contrôle d’Alexandre Étienne GEHIER, subdélégué de l’Intendant de Champagne pour l’élection de Bar-sur-Aube.
Mon grand-père m’emmène à l’adjudication pour, dit-il, m’initier aux affaires. Les enchères ont lieu dans l’hôtel particulier du sous-intendant à Bar-sur-Aube. Elles se font sur trois feux (bougies). La mise à prix est de 600 livres, somme que payait mon grand-père lors de son dernier bail. Le premier feu éteint, l’enchère est déjà à 900 livres. C’est Nicolas JEANTELOT, meunier au moulin d’Essoyes, qui a la main. A l’extinction du deuxième feu, l’enchère de 1015 livres est tenue par mon oncle Edme. A la fin du troisième et dernier feu, mon grand-père remporte l’enchère à 1035 livres.
Mes grands-parents s’obligent solidairement à payer cette somme chaque année, pendant neuf ans. Pour cela ils engagent tous leurs biens mobiliers et immobiliers. Deux de leurs fils, Nicolas et Edme et leurs épouses respectives, s’obligent aussi au paiement de cette somme et au respect des clauses de l’adjudication aux mêmes conditions que leurs parents.
Ce prix de 1035 livres n’a pas étonné les nouveaux amodiés. Ils s’attendaient à une forte augmentation due à l’importante inflation du prix du blé entre 1770 et 1775.
Cette augmentation a provoqué en 1775, ce que l’on a appelé la "guerre des farines" qui s’est traduite par des émeutes, notamment en Bourgogne.
Je travaille donc avec mon grand-père et mes oncles. C’est une vie de dur labeur, agrémentée de temps en temps par quelques distractions.
Je me rends aux foires à Essoyes, Bar-sur-Seine, Bar-sur Aube, petites villes environnantes, et même jusqu’à Troyes, réputée pour ses grandes foires, qui est à 12 lieues d’Essoyes. Dans ces foires on y fait différents achats (tissus, victuailles, animaux domestiques, etc.). On s’y distrait aussi avec les spectacles de saltimbanques et autres. Ces foires sont des rendez-vous importants pour le petit peuple.
Comme distractions pour les jeunes hommes, il y a aussi les fêtes patronales des villages alentours. On s’amuse et surtout on danse, souvent avec l’arrière pensée de faire une rencontre galante.
En mai 1777 survient une grande crue de l’Ource. Les flots dévastent le moulin Colinet situé en amont d’Essoyes. Le glacis (pente douce qui alimente le bief) et l’écluse sont rompus, le moulin ne peut plus fonctionner. Celui de la Roche, plus en aval, est également endommagé mais fonctionne encore. Les travaux à faire sont importants mais le moulin appartenant au domaine royal, une grande partie de ces derniers sont à la charge du Roi. Les devis, pour déterminer ce qui est à la charge du roi, traînent. Une nouvelle crue survient en novembre retardant encore les travaux qui sont finalement reportés à la belle saison.
En juillet 1779, les travaux n’étant toujours pas commencés mon grand-père demande la résiliation de son bail. Il propose que le moulin lui soit concédé par "arrantement" perpétuel (redevance à vie) à raison d’un fermage annuel de 80 livres de blé froment. En novembre, son offre est refusée par l’intendant de Champagne, ROUILLE D’ORFEUIL. Le bail est résilié et le moulin est remis en adjudication.
Cette dernière a lieu le 17 février 1780, toujours à l’hôtel particulier du sous-intendant, à Bar-sur-Aube, après trois publications dont la plus récente a eu lieu au château des Tuileries à Paris. J’accompagne à nouveau mon grand-père et mes oncles qui sont bien décidés à gagner la partie. Ils sont conscients que cela va être dur car c’est une vente en adjudication à titre "d’arrantement" perpétuel au plus offrant et dernier enchérisseur. La première offre de rente est de 80 livres de blé froment identique à celle proposée par mon grand-père.
Plusieurs personnes ont enchérit. Lors de la deuxième offre, mon oncle Nicolas propose 150 livres de blé froment. Finalement c’est Pierre BACHELIER, charpentier à Buxeuil, qui l’emporte avec une offre de 183 livres de blé froment, équivalant en gros à 740 livres en argent. La première offre était d’environ 350 livres en argent.
Mes grands-parents et mes oncles sont déçus mais ils s’y attendaient. A partir de maintenant, ils travailleront pour le nouveau fermier, les conditions restant à peu près les mêmes qu’avant, lorsque le bailleur était le roi.
Le 20 avril 1781 ma grand-mère, Catherine JOSSELIN, décède. Nous sommes très peinés, c’était notre mère à tous et tout le monde l’adorait.
Mon mariage avec Jeanne
Lors d’un bal de la fête patronale, je fais la connaissance d’une jeune femme, fille d’un bourgeois du bourg, qui me semblait au départ inabordable. Je me suis décidé à l’inviter pour une première danse, puis une autre. Au bout d’un moment j’ai senti que je ne lui étais pas indifférent. Nous nous revîmes plusieurs fois discrètement. Au début de notre relation, elle redoutait la réaction de son père, maître tonnelier et riche propriétaire.
C’est une jeune femme agréable à regarder et de caractère joyeux, très élégante et assez richement habillée. Elle se prénomme Jeanne, Jeanne POINSOT. Après quelques temps je fais ma demande à son père Jacques POINSOT. C’est un homme au caractère affirmé et parfois borné. Son allure et son comportement sont empreints d’une certaine raideur. En un mot, il n’est pas facile. Notre premier entretien n’est pas des plus chaleureux. Il accepte de me recevoir car il connaît la bonne réputation de ma famille. Nous ne sommes pas de la même classe sociale et cela le gêne. Il adore sa fille et finit par accepter nos fiançailles, j’ai 28 ans et Jeanne en a 26.
Nous nous marions le 14 janvier 1788, en l’église paroissiale Saint-Rémi. C’est le curé GIRARDOT qui nous donne la bénédiction nuptiale. De nombreux parents et amis assistent à la cérémonie. Les témoins de la mariée sont son père, son frère Pierre Denis et Pierre PRUTTE son parrain, un vigneron de Neuville. Pour moi, c’est mon grand-père, Louis PROTTE, un de mes oncles meunier à Charrey, village voisin en bord de Seine et mon parrain Edme Didier BROTEL, marchand à Essoyes. Outre les témoins, les proches et amis signent l’acte. Du moins ceux qui savent le faire. Jeanne ne signe pas…
A la sortie de l’église, la noce assemblée en cortège avec les mariés en tête, se dirige vers la demeure de Jacques POINSOT, dans le bourg aux bords de l’Ource. C’est une belle bâtisse en pierre avec un beau porche qui ouvre sur une grande cour entourée des bâtiments d’habitation et de quelques dépendances. Dans une de ces dernières, une vaste grange, les tables dressées, garnies de nappes blanches et entourées de grands bancs sont déjà installées. C’est là que se tiendra le banquet. Les festivités dureront trois jours, trois jours d’agapes, de chants et de danses. Nous sommes chez des vignerons…
Après la noce, nous nous installons chez mes beaux-parents jusqu’à la naissance de notre premier enfant. Je travaille toujours avec mon grand-père et mes oncles au moulin de Roche.
Le 6 novembre 1788, Jeanne met au monde un petit garçon nommé Louis. Il est baptisé le lendemain en l’église Saint-Rémi par le curé CHEURLIN, vicaire du curé GIRARDOT. Le parrain est mon oncle paternel, Louis PROTTE, meunier au moulin de Charrey, la marraine est la grand-mère maternelle de Jeanne, Madeleine PETEL.
Notre passage à Vannaire
Juste après la naissance, le bail du moulin du Buisson, à Vannaire, est libéré. Le propriétaire est le sieur DE BASCLES, marquis D’ARGENTEUIL, qui possède aussi le moulin de Loches que mon père a amodié pendant neuf ans. Je décide de postuler. Le bail est signé et nous nous installons au moulin du Buisson. Il est situé dans le bailliage de la Montagne en Bourgogne, dans la vallée de la Seine, à environ 6 lieues au sud d’Essoyes. Installé sur la rive droite d’une petite rivière appelée la "Corcélote", qui se jette dans la Seine une demi-lieue plus loin, le moulin se trouve à environ un quart de lieue du village au pied de la colline formant le versant est de la vallée. C’est un moulin à "bled".
Vannaire est un petit village avec un château, qui appartient au Marquis D’ARGENTEUIL, et d’humbles maisons de pierres couvertes de laves. Ces "masures" sont toutes composées d’un rez-de-chaussée surmonté d’un grenier. La population du village est misérable, il n’y a qu’un ou deux laboureurs, les autres habitants sont "vignerons pour autrui". Toutes les terres de cette paroisse sont la propriété du marquis et de l’évêque de Langres. Vannaire n’a pas d’église, comme Obtrée un autre village voisin, c’est en l’église de Chaumont-le-Bois qu’ont lieux tous les offices des trois paroisses.
1789 est l’année de la révolution [2]. A Vannaire, elle est accueillie avec enthousiasme, l’ambiance du village change du tout au tout. Les villageois sont radieux, à la limite de l’excitation, l’abolition des droits féodaux et des privilèges leur donnent beaucoup d’espoir.
Le 31 mai 1790, Jeanne met au monde une petite fille, que nous nommons Marie-Jeanne.
Elle est baptisée le lendemain en l’église Saint-Martin de Chaumont-le-Bois par le curé DUVAL. Son parrain est Claude Denis, le frère de Jeanne, sa marraine est ma soeur, Marie Jeanne.
En 1791, nous devons quitter le moulin du Buisson car il est vendu comme bien national.
Que faire ? J’apprends, presque par hasard, qu’un spéculateur a acheté le moulin de l’abbaye de Pothières comme bien national et qu’il cherche un meunier pour s’en occuper. Je contacte cet homme, le sieur RAYMON, il me donne son accord verbal. Sachant que je dois quitter le moulin du Buisson incessamment, il m’autorise à venir m’installer au moulin avant de signer le bail.
Notre installation à Pothières
Pothières est situé en Côte d’Or, à environ une demi-lieue au nord-ouest de Vannaire, sur le versant ouest de la vallée de la Seine. C’est une petite bourgade de 479 habitants dont les maisons, entassées les unes sur les autres, sont de pierres blanches et gélives provenant de la montagne (versant ouest de la vallée). Les toits sont en lave. Seuls les bâtiments de la rue principale ont un étage.
Le village jouxte une abbaye qui était de grand renom sous l’ancien régime. Elle vient d’être vendue avec ses dépendances, comme bien national. Le moulin, ancienne dépendance de l’abbaye, proche de cette dernière, est situé au sud du village, sur un bras dérivatif de la Seine appelé la "petite rivière". Cette dérivation aurait été creusée par les moines pour alimenter le moulin et arroser l’abbaye. Elle s’étend sur trois kilomètres, sur la rive gauche de la Seine.
Nous nous installons au moulin de Pothières. Le bâtiment (A), avec sa roue "tournante et travaillante" comprend une salle de meunerie [3], une huilerie avec sa presse et son four, une boutique de charpentier bien outillée et une partie logement. Dans le prolongement du bâtiment, on trouve un jardin potager, ainsi qu’une cour entourée de dépendances dont un fenil et une écurie. Le bief, le sous-bief et le déversoir entourent un "îlot" (B) constitué d’un pré et d’un deuxième jardin potager.
La partie logement s’élève sur deux étages. Au rez-de-chaussée on trouve deux pièces : la première est une chambre à feu (avec cheminée) faisant office de cuisine et dotée de deux entrées, l’une sur la cour, l’autre communicant avec la seconde pièce plus grande servant de chambre au quotidien et de salle à manger le dimanche et les jours de fête. Un escalier fermé, comme souvent en Bourgogne du Nord, partant de la cuisine permet d’accéder au premier étage. On y trouve deux chambres dont l’une avec feu. Enfin le dernier étage est constitué par un grenier.
Le moulin produit de l’huile de navette, plante oléagineuse très courue dans la région. Les clients amènent au moulin les sacs de graines et viennent récupérer ou se font livrer, les barils d’huile.
Le 10 août 1791 une petite fille prénommée Catherine vient agrandir notre famille. Elle est baptisée à l’église Saint-Georges de Pothières. Mon oncle François, meunier à Charrey comme son frère Louis, est le parrain et Catherine POINSOT, une soeur de Jeanne est la marraine.
Deux mois plus tard, jour pour jour, nous signons chez maître LASSANGLEE, notaire et "Garde notes" à Pothières, un bail de neuf ans au sieur Louis RAYMON. Ce bail indique, entre autres, les obligations incombant au locataire :
• Tenir en état tous bois, tournants et travaillants, desdits moulin et huilerie, empalements et autres réparations en charpente.
• Faucher les prés en temps et saison propre.
• Épancher les "taupières" et les fermer chaque année (entretenir les berges en éliminant taupinières et autres terriers).
• Rehausser l’îlot entre l’empalement du déversoir et le pont limitant le sous-bief.
Ceci, afin de le garantir des eaux et de pouvoir le mettre en jardin.
Le montant du bail s’élève à 800 livres, payables en deux termes, l’un à la Saint Jean Baptiste et l’autre au Noël suivant. Mon beau-père se porte caution solidaire pour nous deux.
Le 7 février 1793 Jeanne met au monde Jean, notre deuxième garçon. Pour la première fois, je vais déclarer la naissance d’un de mes enfants. Je me rends à la maison commune de Pothières, accompagné de Jean HORIOT, un de mes amis marchand à Essoyes, et de ma sœur Anne, demeurant également à Essoyes.
1793 est l’année de la terreur [4]. Pothières a échappé à cette tourmente. Seul incident, l’église où se déroule le culte devient un lieu de réunion publique où l’on chante des barcarolles (chants improvisés) en l’honneur de la révolution. Le curé BABEAU se réfugie chez les habitants du village. Il remplit ses fonctions sacerdotales dans une chambre de la maison du sieur BOYER, surnommé le "Prince de la Chapelle".
Le 30 pluviôse de l’An II de la république (18 février 1794), mon beau-père achète le moulin de Pothières à Zacharie JACQUES, l’héritier du sieur RAYMON, décédé peu de temps auparavant. La vente concerne le bâtiment et les terres stipulées dans le bail signé en 1791, elle se déroule à Pothières, dans la maison du vendeur. Le prix est de 30 000 livres. Mon beau-père verse, lors de la vente devant maître MIGNARD, notaire "provisoire", la somme de 6 000 livres sous forme d’assignats. Les 24 000 livres restantes seront payées en huit versements de 3 000 livres chacun, dans un délai de dix ans. Jeanne et moi nous nous portons volontairement, cautions solidaires et nous nous engageons à honorer ces huit versements.
Le 11 mars suivant l’achat du moulin, j’emprunte 3 000 livres à Bazile GRAPIN, propriétaire à Châtillon-sur-Seine, pour honorer ma première traite. A partir de ce moment, Jeanne et moi sommes quasiment chez nous. Nous pouvons faire des réparations et des transformations à notre guise. J’engage un domestique Michel ROBERT, à l’occasion aussi des journaliers, et nous nous mettons au travail, sans relâche. J’ai des projets dont la restauration de la roue pour la rendre plus puissante et pouvoir installer un foulon à chanvre.
Le 30 mars de la même année, Jeanne accouche d’un troisième petit garçon, appelé Baptiste, malheureusement, il décédera deux ans plus tard.
Un an après la naissance du petit Baptiste et de notre installation au moulin comme semipropriétaire, nous augmentons notre patrimoine en achetant un verger à Pothières. Les affaires commencent à prospérer.
Le 22 janvier 1796, Nicole voit le jour, c’est notre troisième fille et sixième enfant. Jeanne engage une domestique pour l’aider aux taches ménagères afin de mieux s’occuper des enfants. Les affaires marchent toujours bien.
En 1797 les traites du moulin sont payées, maintenant je peux investir. J’achète quatre pièces de terre, des prés, sur la commune voisine de Villers-Patras , pour 490 livres au sieur TALON, un homme d’affaires demeurant à Villefranche dans le Rhône. Ces terres appartenaient autrefois à l’abbaye de Pothières.
Nous sommes bien implantés à Pothières et nous menons la vie de petits bourgeois ruraux.
Jeanne, depuis qu’elle a une aide pour les travaux domestiques, peut plus prendre soin d’elle et des enfants. Sa garde robe devient, petit à petit, de meilleure qualité. Les jupes et casaquins (corsages ajustés portés sur la jupe) sont en basin (toile fine importée d’Angleterre), en soie comme le "gros de Tours" (tissus en soie comme le taffetas) ou en toile d’Orange (coton imprimé). Le dimanche elle s’habille en bourgeoise, elle met sous sa jupe deux paniers à poches [5] fixés sous un casaquin de qualité, et chausse une paire de souliers en peau de veau allemand. Quand elle se déplace hors du moulin, elle prend son Tilbury à deux places tiré par son âne.
Je suis aussi bien établi dans le village, il faut dire que le meunier y tient un rôle clé.
Je suis devenu populaire, tant et si bien que le 10 octobre 1797, je suis élu maire de la commune.
Mon mandat de maire
Mon mandat est marqué par un incident quelque peu anecdotique. Incident en lien avec la guerre de clocher que se livrent depuis la fin des temps, les deux villages voisins à savoir Pothières et Villers-Patras. L’un est très marqué par la religion, probablement à cause de la proximité de l’abbaye, tandis que l’autre est traditionnellement plus réservé par rapport à l’église.
A la révolution le district de Châtillon-sur-Seine est divisé en différents cantons. Bien que moins peuplé que Pothières, Villers-Patras fut choisi comme chef-lieu. Mais ce village n’a pas de local pour accueillir le directoire exécutif du canton. En attendant, c’est Pothières qui reçoit les membres du directoire dans une pièce de la cure, demeure du curé BABEAU.
L’habitude devenant force de loi, la municipalité veut conserver ce privilège, ce qui provoque une vive polémique entre les deux villages.
Le 5 avril 1798, deux élus de Villers-Patras viennent à Pothières, clandestinement à la nuit tombante, enlever papiers et effets de l’administration du canton. Malgré la situation de la cure dans un endroit calme et solitaire, ils sont repérés. Le curé BABEAU arrive tout essoufflé au moulin pour m’avertir, nous nous précipitons sur les lieux.
Arrivés à la cure, nous voyons un rassemblement autour du bâtiment. Les deux "malfaiteurs" sont confondus. Les pultériens crient au scandale, s’estimant être devant "un véritable viol, d’une malhonnêteté caractérisée". L’un des deux accusés montre ostensiblement la lettre officielle le nommant président de l’administration du canton. Cela ne l’empêche pas d’être conspué par la petite foule. Pour en finir je fais chercher le capitaine de la garde nationale locale. Ce dernier rapplique immédiatement avec ses hommes. Les deux compères se voient alors obligés de quitter les lieux avec leur charrette, sans demander leurs restes.
Finalement, un mois plus tard, le litige sera réglé par l’administration officielle. Les réunions se feront à Villers-Patras, dans une maison cédée par un particulier. Mon mandat se termine.
le 17 mars 1799, sans autre incident. Je préfère ne pas me représenter. C’est Rémi POINSOT, un laboureur, qui me succède comme maire.
Mon patrimoine
Le 18 juillet de cette année 1799 [6], je vends une demi "soiture" (1500 mètres carrés, environ) de pré, située dans "la prairie de Vix", commune de Villers-Patras, achetée en 1797. Le citoyen GATTEFOSSE, laboureur à Villers-Patras, me l’achète 75 francs. Maintenant nous ne commerçons plus en livres tournois, mais en francs.
De 1800 à 1804 [7], quatre naissances se succèdent dans ma famille. D’abord, en 1800, un septième enfant, un petit Jean-Baptiste qui malheureusement décédera deux ans plus tard, puis en 1801 une petite fille, Marie-Anne, et en 1803 une autre petite fille, Rose. Enfin en 1804, c’est un garçon, Joseph, qui voit le jour.
C’est aussi à cette époque que j’achète quatre pièces de pré, dont l’une de plus d’un hectare et demi, et une maison dans le village nommée "la maison de l’abbatiale". Ce bâtiment appartenait à l’abbaye sous l’ancien régime et servait de logement à l’abbé. Il a été construit en 1787-1790 avant d’être vendu comme bien national en 1791. C’est une sorte de longère qui comprend 4 chambres basses, à feu (avec cheminée), un vaste grenier au-dessus ainsi que deux belles caves voûtées au-dessous. Autour de ce bâtiment on trouve une cour, une soue à cochons flanquée au dessus de sa gélinière (poulailler), une écurie, une grange, un jardin et un verger.
Le 6 juin 1805, je prête la somme de 1200 francs à Nicolas SIMON, boulanger à Landreville, dans l’Aube. En contrepartie, le boulanger hypothèque une maison et des vignes situées à Chervey, également dans l’Aube.
Le moulin des malades
Le 31 janvier 1807, je loue à Madame de MARMONT, mère de Louis Auguste VIESSE DE MARMONT, général d’empire, chef de l’armée de Dalmatie, le "moulin des malades", nommé aussi "moulin de la maladière". Ce moulin, au bord de la Seine, est situé à Sainte-Colombe, localité limitrophe de Châtillon, à environ 8 kilomètres en amont du moulin de Pothières. Il comprend une "tournante", une huilerie, une "cage à foulon d’écorces", et de tout un ensemble de prés, jardins et chènevières.
Les dépendances sont vétustes, en très mauvais état. Dans le bail je m’engage, dans les trois ans, sous peine de résiliation, à :
• Reconstruire à neuf, l’huilerie et le foulon.
• Rehausser et réaménager totalement le logement du meunier en le rendant commode, sain et bien éclairé.
• Pratiquer une chaussée pour arriver de plein pied dans le dessus du moulin.
Faire dans le bâtiment, les ouvertures nécessaires pour accéder à cette chaussée.
• Construire un pont sur le bief pour faire arriver chevaux et voitures au foulon et à l’huilerie, sans être obligé de passer par le moulin.
• Et, pour couronner le tout, construire un autre moulin de la même qualité que celui de Pothières.
Je signe le bail pour 27 ans à raison de 1300 francs par an, payables en blé et en argent, à raison de deux termes par année. Certes les conditions sont drastiques, mais je pense qu’à terme je ne fais pas une si mauvaise affaire que ça. L’usine fonctionne actuellement avec un rendement moyen mais a un bon potentiel après les rénovations prévues. Sa localisation à proximité d’une grande ville, Châtillon-sur-Seine, laisse espérer d’énormes débouchés.
Je me partage entre les deux moulins. Mes deux garçons, Louis 19 ans et Jean 15 ans, aident efficacement, sans compter Michel ROBERT. Dés le lendemain de la signature du bail, je m’installe provisoirement au "moulin des malades" avec une partie de ma famille, dont mon cadet Jean. Louis et Michel ROBERT travaillent à Pothières.
Ce moulin produit de l’huile de navette, mais aussi du tan. Grâce à son foulon à écorces, il broie les écorces de chêne provenant des forêts châtillonnaises. Le produit du broyage s’appelle le tan (le radical gaulois ’tann’ signifie chêne). Le tan est utilisé dans le tannage végétal pratiqué pour le cuir des gros bovins. Le moulin fournit les mégissiers (tanneurs) de la région.
Un mois après la signature du bail, le 26 février, je vends deux pièces de pré acquises avec le moulin de Pothières. C’est un avocat de Châtillon, Maître VIANDEY, qui en fait l’acquisition pour la somme de 987 francs 50 centimes ( 1000 livres).
Avec cet argent j’engage les travaux au "moulin des malades". J’achète du bois à Madame de MARMONT et au sieur PHILIPPONMELIGNE, propriétaire à Châtillon.
J’embauche de la main-d’oeuvre et je fais appel à Jean-Baptiste VIARDOT, charpentier-meunier à Mussyl’Evèque, pour m’aider dans les gros travaux du moulin. Pour tout cela, j’ai dû investir près de 1700 francs.
Le décès de Jeanne
Le 7 octobre 1807, Jeanne accouche au "moulin des malades" de notre onzième enfant. Le nouveau-né est appelé Prudent. Cette grossesse s’est mal passée, Jeanne a été suivie tout au long par deux chirurgiens, les sieurs CLERY et PELISSOT. Ils lui ont prescrit force médicaments mais ont eu du mal à stabiliser son état. Épuisée par l’accouchement, elle décédera 3 mois plus tard, à 46 ans.
Je me retrouve seul avec mes sept enfants survivants. Louis, l’aîné, est âgé de 19 ans, Jean a 15 ans, Nicole 13 ans, Marie-Anne 7 ans, Rosalie 5 ans, Joseph 3 ans et Prudent seulement 10 mois. Les deux aînés ne sont pas une charge pour moi, car ils m’aident activement au moulin. Par contre les filles et Joseph, le sont plus, sans parler du nouveau né…
Aussi, sept mois après le décès de Jeanne, le 25 juillet 1808, J’épouse Brigide, Barbe PRIEUR, une jeune femme de 29 ans, fille de vigneron, originaire de Charrey, village voisin de Pothières. Un de mes oncles est meunier dans ce bourg et c’est lui qui me l’a présentée. Elle est la fille d’un de ses amis et il n’a que des louanges à son égard. C’est, dit-il, une jeune femme attentionnée, travailleuse, qui possède en plus la beauté de la jeunesse. Je la connaissais un petit peu et c’est vrai, au fil des rencontres, je me suis senti de plus en plus attiré. Elle travaille à Châtillon chez un jardinier, le sieur GENTIL.
Mon mariage avec Brigide
Nous signons le contrat de mariage à Châtillon chez maître VIANDEY, le 4 juillet 1808.
Brigide est seulement assistée de sa mère, car son père malade, est alité. Ce contrat entérine le régime de la communauté pour tous les biens, mobiliers et immobiliers, acquits durant le mariage. Brigide apporte une somme de 300 francs qu’elle a prêtée à ses parents pour leurs besoins, ainsi qu’une autre somme de 100 francs que lui doivent des particuliers. Elle apporte aussi une armoire à deux battants, ferrée et fermant à clef, une demi-douzaine de serviettes et 80 mètres de toile de plain (toile pour faire des draps ou des nappes). Nous mettons, chacun, dans la communauté une somme de 30 francs. Je donne à Brigide, post mortem, une rente annuelle et viagère de 150 francs, hypothéquée sur mes bienspersonnels.
Trois jours après la signature du contrat, le père de Brigide passe de vie à trépas, terrassé par la maladie. La douleur de son entourage est vive, même si cette disparition est une délivrance pour le pauvre homme.
Trois semaines après le décès, le mariage a lieu à la mairie et à l’église Saint-Hilaire de Charrey le 25 Juillet 1808, dans une certaine intimité. Il n’y a pas vraiment de noce, nous n’en avons pas le coeur. Au lendemain du mariage Brigide s’installe au moulin de Pothières.
Elle s’occupe des travaux domestiques et, surtout, de mes deux petits garçons et de mes trois filles. Ces dernières ont un âge qui leur permet d’aider leur belle-mère ce qu’elles ne font pas de gaîté de coeur. Surtout les plus grandes, car avec leur mère elles avaient une vie plus dorée.
Je continue à faire tourner mes deux moulins. Je travaille d’arrache-pied pour remettre en état le "moulin des malades" et restaurer complètement celui de Pothières. Là aussi les travaux sont conséquents. Je refais à neuf la roue en lui donnant plus de puissance pour pouvoir installer, en plus de l’huilerie, un foulon pour broyer le chanvre. Le foulon broie le chanvre, ramolli par le rouissage (trempage dans l’eau), pour séparer la filasse (fibres) de la chènevotte (tige). Après le broyage, qui se fait en deux temps pour que la filasse soit bien pure, cette dernière est livrée au tissier.
1808 est aussi l’année où Louis, mon fils aîné, passe le conseil de révision. Il n’est pas très chaud pour aller à la guerre, moi non plus d’ailleurs. Je suis patriote, bien sûr, mais pas "vat-en-guerre". Je demande à Pierre TERILLON, le maire actuel de Pothières qui fait partie du conseil de recrutement, s’il pouvait intervenir, étant donné qu’il connaît très bien le sous préfet MARTIN qui préside ledit conseil. Louis est réformé pour défaut de taille, alors qu’il dépasse la taille limite de 10 centimètres… Son rêve serait de devenir médecin comme un de nos amis, Edme BROTEL, qui exerce comme médecin chirurgien à Essoyes. Je ne suis pas contre. J’aurais aimé qu’il reprenne le moulin avec Jean, son frère, mais visiblement ce n’est pas son destin. Son projet immédiat est de travailler pendant 6 ans avec Edme BROTEL afin d’obtenir le brevet d’officier de santé, brevet décerné par un jury départemental.
Ensuite il verra s’il peut aller plus loin dans ce métier.
Le 18 septembre 1809, Brigide met au monde notre premier enfant, une petite fille que nous prénommons Julienne. A cette époque mon ex-beau-père, Jacques POINSOT, me signifie que je dois lui rembourser les 6000 livres qu’il a investit dans le moulin en 1794. Je suis acculé, j’ai fait de gros frais pour les restaurations des deux moulins. Je dois emprunter et même faire la vente de divers objets mobiliers, par adjudication, pour acquitter ma dette.
En 1810, je termine les travaux de restauration du "moulin des malades". Par contre, je n’ai pas encore commencé les travaux de construction du second moulin et ceux du pont qui doit traverser le bief. Je ne peux les financer, aussi je décide de sous amodier (sous louer) le moulin, en transmettant au locataire les mêmes obligations mentionnées dans le bail de 1807 concernant les nouvelles constructions.
Le 28 janvier 1811, Brigide accouche d’un petit Jacques-Lucien. Malheureusement le bébé décédera une semaine plus tard. 1811 est aussi l’année où les gros travaux entrepris au moulin de Pothières sont terminés. La roue refaite à neuf est plus conséquente. Un bâtiment (A) a été construit sur l’îlot du sous-bief pour abriter le foulon à chanvre et divers locaux. Une cour a aussi été aménagée sur le restant de l’îlot.
Je possède maintenant un moulin performant qui me permet de prospérer en affaires. Je perçois en plus la rente du "moulin des malades", ce qui ne manque pas de susciter des jalousies. Le sieur ANGLADE, propriétaire du moulin Cholet à Villers-Patras, situé sur la Seine en aval de celui de Pothières, fait une réclamation à la préfecture. Prétextant la sous alimentation de son moulin situé sur la rivière, il demande que la vanne alimentant le bras de rivière creusée par les moines, située une demi-lieue en amont de mon moulin, soit constamment ouverte, voire supprimée. La préfecture rejeta catégoriquement cette demande, arguant qu’une telle action assécherait le moulin de Pothières, sans augmenter sensiblement l’alimentation du moulin Cholet.
La fin de l’Empire
Le 10 mars 1812, Brigide accouche d’un deuxième petit garçon qui meurt peu de temps après sa naissance. Nous l’avions nommé Edme-Jean. Le 18 septembre suivant, je fais un testament en faveur de Julienne, ma fille de mon second mariage. Je lui lègue par préciput (hors part) une somme de 3000 francs.
Dés septembre 1812 [8], les mauvaises nouvelles de Russie commencent à se répandre dans la région. Jean, mon second fils, est conscrit de 1813, mais tout le monde se doute que la dernière levée de 1812 fera aussi appel aux conscrits de 1813. Jean, comme son frère Louis, n’a aucune envie d’être enrôlé, aussi nous prenons les devants en lui cherchant un remplaçant. Nous le trouvons en la personne de Joseph GAILLARD, un jeune charpentier de Pothières. Conscrit de 1809 il avait, à l’époque, tiré un bon numéro et évité l’incorporation, mais son père ayant des créances, il accepte de remplacer Jean.
Le 8 octobre 1812, je me rends accompagné des deux jeunes gens chez Maître VIANDEY à Châtillon, pour signer un "traité de remplacement aux armées". Joseph GAILLARD devra prendre le numéro de tirage au sort de mon fils. Si Jean est réformé ou tire un bon numéro, il recevra une somme de 300 francs, mais si le numéro est mauvais, il se fera agréer pour le remplacer. Dans ce cas son père recevra la somme de 1500 francs au lendemain du tirage et la même somme, avec intérêts, deux ans plus tard. Je règle ces sommes, considérées comme une avance sur l’héritage de Jean.
Quinze jours plus tard Jean se rend au conseil de révision à Villers-Patras. Il n’est pas réformé malgré une ankylose de la première phalange de l’index de la main droite. Ce petit handicap, qui autrefois aurait été pris en compte (difficulté pour appuyer sur la gâchette), ne suffit plus pour justifier l’exemption. Il participe au tirage au sort, tire un mauvais numéro et sera donc remplacé par Joseph GAILLARD. Ce dernier survivra aux campagnes de 1813-1814 [9] et s’installera après sa libération comme charpentier à Villers-Patras, où il vivra jusqu’à l’âge de 82 ans. Jean reprend son travail au moulin et j’espère qu’il prendra ma succession.
Au début de 1814, l’inquiétude gagne les habitants de la région lorsque des rumeurs circulent au sujet de mouvements militaires et de combats dans différentes villes de l’Aube.
A Pothières, cette inquiétude atteint son paroxysme à partir du 29 janvier, lorsqu’on entend, dans le lointain, venant du nord, le bruit assourdi des canons. On se bat dans la région de Brienne, petite ville située à vol d’oiseau à 40 km au nord de Pothières. Les combats sont rudes [10].
Au moulin, nous vivons aussi dans cette atmosphère de crainte et d’incertitude.
Le 10 mars de cette même année, Brigide accouche d’une petite fille, Vitaline, qui succombera à l’âge de trois ans.
Le 23 mars mon fils Jean décède, victime d’un accident. En enlevant la meule dormante pour la changer, cette dernière a basculé malencontreusement et a écrasé sa jambe droite.
L’artère fémorale étant rompue, il s’est vidé de son sang. Quand le chirurgien est arrivé, il était trop tard. Ce drame m’a bouleversé. Jean était un garçon courageux qui aimait son métier. J’avais d’excellents rapports avec lui. Mon troisième fils, Joseph, n’a que 10 ans, encore trop jeune pour travailler au moulin, je dois engager un journalier.
Après l’abdication définitive de Napoléon [11], on voit passer à Pothières des troupes ennemies qui vont s’installer dans les zones occupées.
C’est un régiment wurtenbourgeois qui vient bivouaquer dans la commune. Les soldats à l’uniforme vert installent leur camp au nord du bourg, au lieu-dit "En la Trasse", entre le bras de rivière creusé par les moines et le chemin qui mène à Mussy. Toutes les fermes isolées sont occupées, ainsi qu’une bonne partie du village. Le moulin n’est pas investi, mais une bande de soudards est venue le piller partiellement. Ils ont détruit la plupart des meubles, probablement pour alimenter le feu de leur camp.
Les soldats se comportent en conquérants. Ils sont exigeants et violents envers ceux qui leur refusent du vin. Une femme est morte des suites des coups portés par ceux qu’elle logeait. Le nouveau maire, le marquis RUFFO DE LA FARE ne réagit pas à ces exactions, il est un chaud partisan de l’ancien régime. La restauration des Bourbons, en la personne de Louis XVIII, est pour lui un juste retour des choses. L’occupation de son village ne lui pose pas de problème, occupation qui durera plus d’un an.
Le 24 avril 1816 Brigide accouche de sa troisième fille, Nicole-Céline.
Le 13 mai suivant, je deviens propriétaire d’une maison et de vignes situées à Chervey, dans l’Aube appartenant à Nicolas SIMON, l’ancien boulanger de Landreville. Il m’ avait emprunté en 1805 la somme de 1200 francs, en hypothéquant ses biens en garantie de non remboursement et le délai de remboursement est largement dépassé.
Je n’exerce pas mon droit d’expropriation, et accorde au couple SIMON un délai de 5 ans pour rembourser la somme de 1200 francs. Ce remboursement acquitté, le couple redeviendrait de plein droit propriétaire de la maison et des vignes. Pendant ces 5 ans, je leur accorde un bail à ferme avec un loyer de 60 francs par an. Le couple garde donc la jouissance de ces biens, en s’engageant à entretenir la maison et cultiver convenablement les vignes pendant ce délai.
Un premier procès
En juin 1816, le maréchal MARMONT [12], qui a hérité des biens de sa mère, demande la résiliation du bail du "moulin des malades", prétextant le non respect partiel de la clause N°3 (construire un pont et un nouveau moulin). Je lui réplique que j’ai fait de gros travaux et qu’une résiliation du contrat me parait injuste.
Le 12 août 1816, nous convenons d’experts afin de constater l’état des travaux. Le 21 du même mois, le rapport confirme l’absence du pont et du nouveau moulin. Le 12 octobre suivant, MARMONT se pourvoit en justice. Je suis étonné par ce comportement radical. En fait le non respect de la clause N°3 n’est qu’un prétexte. Il veut finaliser un de ses grands projets [13], celui d’améliorer son vignoble. La construction du nouveau moulin ne l’intéresse pas du tout, il veut récupérer les terrains attenant au moulin afin de les défricher pour planter de la vigne.
Je propose d’échelonner les travaux dans le temps. Il ne veut rien entendre. Le 18 avril 1817 le tribunal de Châtillon prononce la résiliation du bail. Je décide de faire appel car je trouve ce jugement trop injuste.
Le 31 juillet 1817 la cour royale de Dijon réfute mon appel. D’après cette cour, je me suis soustrait à mes engagements pour me procurer des bénéfices illicites. J’aurais, soi-disant, tardé à faire les travaux afin que le "moulin des malades" ne concurrence pas celui de Pothières, risquant ainsi de faire baisser son activité. Cet argument est ridicule, la clientèle du "moulin des malades" n’est pas du tout la même que celle de Pothières. Le bail résilié, le "pair de France" peut maintenant récupérer terrains et moulin…
Le 10 octobre 1817, je vends la maison dite de "l’abbatiale" acquise en 1804. La nouvelle propriétaire est Marguerite TERRILLON, veuve THIORS, habitante de Pothières. La vente se fait pour la somme de 3 500 francs. 2 000 francs sont versés par l’acheteuse, en "espèces sonnantes" le jour de la vente chez le notaire. Les 1500 francs restant seront réglés trois mois plus tard, sans intérêt. De plus "je m’oblige" à engager sur le champs certains travaux.
Ces derniers consistent à faire un escalier en bois pour accéder au grenier, ouvrir des portes dans la grange, édifier une séparation en bois entre cette dernière et l’écurie, et, pour finir, remplacer la couverture en paille de la gélinière par des plaques de lave. Choses que je fais faire immédiatement. En contre partie, je garde la jouissance d’une des deux caves.
Le 11 octobre 1819, Brigide accouche de son sixième enfant. C’est une petite fille, Marie-Anne, qui malheureusement ne survivra pas plus de onze jours.
Le 24 avril 1820, je marie ma fille aînée de mon premier mariage, Nicole âgée de 24 ans.
L’heureux élu est un jeune homme de 23 ans, meunier au moulin Cholet à Villers-Patras.
Outre son trousseau, elle apporte à la communauté une somme de 2 000 francs que je lui offre.
Le 19 octobre 1820, Brigide met au monde un petit garçon, Théodore, qui décédera à l’âge de 8 mois.
Le 11 février 1821 j’emprunte la somme de 1340 francs à Jean Baptiste JULLY, épicier à Châtillon. L’acte est passé chez maître MASSENOT, notaire au même lieu.
Le 11 juin de la même année, le couple SIMON rembourse sa dette de 1200 francs et récupère sa maison et ses vignes de Chervey.
Le 2 janvier 1822, notre famille est encore frappée par un nouveau drame. Joseph, le troisième fils de mon premier mariage succombe dans sa 18e année. Une fièvre pernicieuse l’a emporté. C’était un fort gaillard qui n’avait jamais eu de problème de santé.
Ce nouveau malheur me bouleverse très profondément, si bien qu’après le repas de famille qui suit l’enterrement je fais une congestion cérébrale [14]. Attaque probablement due à l’addition de l’âge, 62 ans, de la fatigue et de l’émotion occasionnée par cette perte douloureuse. De ce jour ma main droite restera paralysée.
Après cette alerte, je ne vois plus l’avenir de la même façon. Un mois et demi après le décès, je décide de compléter les dispositions testamentaires prises il y a dix ans. Je lègue à Brigide un huitième de tous mes biens mobiliers et immobiliers en ma possession lors de mon décès.
L’acte est entériné par Maître MASSENOT, notaire à Châtillon, dans une des salles du château de Pothières. Malheureusement, je ne peux pas signer, vu l’état de ma main droite.
Le 27 avril suivant c’est ma seconde fille du premier mariage, Marie-Anne, qui prend époux.
Julien FRANCOIS est un jeune homme de 24 ans, originaire de Grancey sur Ource, meunier à Voulaines, un petit village de la vallée de l’Ource. La jeune épouse apporte à la communauté la somme de 1200 francs que je lui donne. J’assiste à la cérémonie mais ne peux pas signer le registre. Cette paralysie m’handicape mais je continue à travailler et faire mon métier tant bien que mal. Privé de l’aide de Joseph, j’engage de la main d’oeuvre.
Le 14 juillet 1823, Brigide accouche de son huitième enfant. C’est un petit garçon, nommé Bonaventure.
Deux mois plus tard, Rose ma troisième et dernière fille de mon premier mariage, prend pour époux Pierre ROBERT, menuisier à Vanvey, village de la vallée de l’Ource, situé à 25 km au sud-est de Pothières. En plus de son trousseau, elle apporte 1000 francs à la communauté, somme que je lui offre. La cérémonie a lieu à Vanvey mais je ne peux pas y assister.
Ma succession et ses problèmes
Le 22 février 1824 [15], j’emprunte 4250 francs au sieur SIREDEY DE GRANDBOIS, propriétaire à Châtillon-sur-Seine. Cette somme est destinée à mes enfants de mon premier mariage pour me libérer de tous problèmes d’héritage. Je les règle immédiatement : Louis, Nicole, Marie-Anne et Rose, recevant chacun 1080francs. Le même jour, je prends de nouvelles dispositions en faveur de ma femme et de mes enfants du second lit pour équilibrer leurs parts par rapport à celles des enfants du premier lit. Ces deux actes sont passés par maître MASSENOT dans une chambre basse du moulin de Pothières. Cette fois-ci, j’arrive à signer, mais ma signature hésitante et tremblotante n’a plus rien à voir avec celle d’il y a 10 ans.
Le 13 juillet 1824 mes trois filles, à l’initiative de Marie Anne, contestent la somme reçue et me demandent de faire établir un compte de tutelle pour justifier ces sommes. C’est ce que je fais par l’intermédiaire de maître VIANDEY, avocat à la cour de Châtillon. Le compte est présenté le 31 juillet suivant.
Mes trois filles le réfutent et se pourvoient en justice le 24 août de la même année. Elles objectent le fait de leur avoir facturé tous les frais généraux qu’elles nous ont occasionnés jusqu’à leur majorité (hébergement, nourriture, habillement, etc.). Frais, qu’elles estiment avoir largement remboursés par leur travail au moulin. C’est sûr, je suis de l’ancienne génération et ne vois pas les choses tout à fait comme cela. Elles me reprochent aussi de ne pas avoir compté le mobilier dans la part de leur mère ; mais je ne pouvais pas le faire, le mobilier ayant été détruit lors de l’occupation de 1815. Le tribunal rejette cet argument, déclarant qu’aucun pillage n’avait été notifié officiellement à Pothières. Évidemment le maire "colabo" de l’époque n’avait rien signalé !
Après de multiples audiences, le jugement est rendu le 18 mai 1825. Le tribunal double, à peu près, les sommes reçues par les filles. Les frais généraux sont supprimés, la moitié de la valeur des meubles, qui ont été enregistrés dans l’inventaire après le décès de Jeanne POINSOT, est rajoutée au compte initial. La part des ayants droits est de ce fait nettement augmentée.
Ce procès m’a usé mentalement. Je ne comprends pas cet acharnement de la part de mes filles. Je pense qu’elles ne m’ont pas pardonné mon remariage avec Brigide. Pourtant c’est elle qui les a élevées. Je renonce à faire appel et leur verse l’argent qu’elles me réclament.
Le 17 septembre suivant je reçois dans mon moulin, maître MIGNARD notaire à Châtillonsur-Seine, et quatre témoins. Le notaire, sur l’acte, me déclare malade physiquement mais sain d’esprit. Je donne ma part du moulin de Pothières, avec toutes ses dépendances, à Brigide afin d’éviter la division (vente) du moulin après mon décès. Je peux signer mais ma signature est de plus en plus dégradée.
Le 25 septembre 1826, je me rends à l’étude de maître MONGINET à Mussy faire mon testament définitif.
Au bas des quatre pages du testament, je fais mettre cette déclaration solennelle :"Je recommande à ma femme et à mes enfants de vivre en paix et en union entre eux, et je déclare que par le présent testament, je n’ai eu d’autre intention que de rendre à chacun de ceux qui s’y trouvent intéressés, ce que je crois en mon âme et conscience, lui être dû, et d’assurer la tranquillité et la sérénité".
Je ne peux plus signer, ma vue est basse et mon bras droit complètement paralysé.
Ma retraite et ma fin de vie
Le 5 février 1827, je marie ma fille aînée de mon second mariage, Julienne. Elle épouse un jeune homme de Grancey sur Ource, Mathieu FRANCOIS, le frère de Julien FRANCOIS mari de Marie-Anne sa demi-soeur. Le jeune époux est aussi charpentier-meunier. J’assiste au mariage qui a lieu à Pothières mais ne signe pas sur les registres, ne pouvant le faire.
Les jeunes époux s’installent au moulin et y travaillent tous les deux, avec Brigide et un ouvrier. Je m’occupe de la gestion.
Le 17 juin 1828 nous décidons Brigide et moi, de vendre le moulin au jeune couple. L’acte est passé à Pothières, au moulin, par maître BOURRU, notaire à Châtillon. Il établit la vente du moulin, de ses dépendances et de trois pièces de pré, contiguës au dit moulin. Le tout, pour la somme de 35 000 francs. Les acquéreurs doivent cependant se soumettre à certaines conditions.
Ils devront nous laisser, jusqu’au décès du dernier survivant, la jouissance :
• De la chambre basse attenant à la cuisine.
• D’une autre chambre basse, en suite de la première, qui devra être construite par les acquéreurs, aux frais de ces derniers, avant le 1er mai suivant.
• Du jardin situé sur l’îlot du moulin.
• D’un plan assez vaste pour placer du bois de chauffage.
Ils devront aussi construire un petit pont qui rejoindra notre chambre au vannage.
Les modalités de paiement sont assez strictes. Cette somme de 35 000 francs servira à rembourser nos dettes restantes qui s’élèvent à 8 600 francs. Sur les 26 400 francs restant, 7 000 francs nous seront versés immédiatement après l’enregistrement de l’acte. Le solde de 19 400 francs sera payé par moitié au 5e et au 10e anniversaire de mon décès.
Au moment de la signature de l’acte, je tiens absolument à signer avec les témoins, malgré la grande difficulté à le faire. Ma signature ne ressemble à rien, mais je tiens à ratifier un document très important pour moi. C’est la transmission du fruit d’un travail acharné durant plus de 30 ans, à un de mes enfants.
Le 12 juillet suivant, c’est Louis-Prudent, mon dernier fils de mon premier mariage qui prend épouse. La cérémonie a lieu à Montbard dans l’Auxois, où il exerce le métier de ferblantier.
La jeune épouse, Catherine MAITROT, est ouvrière dans la même ville. Louis-Prudent est encore mineur. Ne pouvant pas me déplacer, j’envoie mon consentement à la mairie de Montbard, par acte notarial.
Maintenant, j’ai une vie de rentier. Physiquement je suis de plus en plus faible mais j’ai encore toute ma tête, ce qui me permet de gérer mes petites affaires. Je fais des petits prêts à des particuliers, tous, des gens du village.
Brigide, qui a maintenant 50 ans, s’occupe de moi. Je lui en suis très reconnaissant, il n’est pas facile de vivre avec un grabataire. Elle élève nos deux derniers enfants encore mineurs et de temps en temps, elle va aider sa fille au moulin. Nous vivons modestement dans les deux pièces que nous ont laissé Julienne et Mathieu.
J’attends la mort...
Edme-Didier s’éteindra le 9 juin 1832, à l’âge de 72 ans, en pleine épidémie de choléra. Il ne semble pas avoir été la proie de cette maladie, car son nom ne figure pas sur la liste des 27 victimes de Pothières. Il était très affaibli, peut être a-t-il succombé à une ultime attaque cérébrale…
Sa femme, Brigide, se retrouve seule avec deux enfants mineurs, Nicole-Céline, âgée de 16 ans, et Bonaventure, âgé de 9 ans. Elle se remariera cinq ans plus tard avec François LEMOINE, âgé de 70 ans, propriétaire à Pothières et ancien ami de Edme-Didier.
Conclusion
Le parcours de la vie de Edme-Didier PROTTE met en lumière, entre autres, le contraste entre les conditions de vie du meunier, obligatoirement amodié, de l’ancien régime, et celles du meunier du début du 19e siècle qui a la possibilité de devenir propriétaire de son moulin.
Edme-Didier qui a vécu l’époque charnière entre l’ancien régime et l’après-révolution est un témoin actif de ce profond changement.
Comme son grand-père et son père, sous l’ancien régime, il était à la merci du seigneur ou des administrateurs du roi. Cette soumission se traduisait par un loyer trop élevé et des charges trop lourdes. Souvenons-nous de François Nicolas, le grand père, dont le moulin était endommagé et proposait un nouvel "arrentement" de 350 livres en argent à l’intendant de Champagne. Ce dernier refusa la proposition, résilia le bail et mis le moulin en adjudication, en prenant comme prix de base les 350 livres proposées par notre meunier.
Dans ces conditions, François Nicolas ne put obtenir "l’arrentement". Ces meuniers amodiés gagnaient à peine leur vie. Certains étaient tentés de tricher sur le poids des marchandises pour améliorer leur condition, d’où la réputation de malhonnêteté de la profession.
A la révolution, la plupart des moulins furent vendus comme biens nationaux. Les acheteurs furent souvent des spéculateurs qui louèrent les moulins à des meuniers ou les revendaient, en s’appropriant de bonnes marges. Edme-Didier grâce à l’aide de son beau-père, put acheter le moulin de Pothières à l’un de ces spéculateur. Son dur labeur lui permit de prospérer et même de l’améliorer. Il augmenta aussi son patrimoine en achetant terres et maisons. Élu maire, il est même devenu un personnage qui comptait dans le village.
Au 19e siècle, les meuniers amodiés, on parle maintenant de meuniers "à ferme", sont toujours à la merci de leurs propriétaires, mais d’une façon plus édulcorée et plus hypocrite que sous l’ancien régime. Prenons pour exemple la location du moulin "des malades" par la famille MARMONT. Le bail, de 27 ans, contenait des conditions assez drastiques qui permirent au maréchal de résilier le contrat au moment de son choix. Être "Pair de France" l’a, aussi, bien aidé pour gagner en justice malgré les protestations justifiées de Edme-Didier.
Le parcours professionnel de notre meunier a mis aussi en lumière la diversité des taches du moulin hydraulique. Il a travaillé à Essoyes dans un moulin qui produisait de la farine (blé, froment), de l’huile (navette) et foulait de la boge. Le moulin "des malades" produisait de l’huile et du tan. Le moulin de Pothières, lui, produisait de l’huile (navette) et foulait le chanvre. Il semblerait, mais nous n’en sommes pas sûrs, que le moulin de Loches, comme de nombreux moulins aux bords de l’Ource, eût fabriqué du papier. L’énergie hydraulique, nous le voyons, était utilisée par de nombreuses industries (textile, alimentaire, papier, etc.).
Au début du 19e siècle, il y avait en Côte d’Or 953 moulins à eau. Ce chiffre relativement important, témoigne d’une certaine activité industrielle dans ce département.
La lecture de cette petite biographie illustre aussi que le métier de meunier, à cette époque, est un métier de famille, on est meunier de père en fils, surtout pour les meunierspropriétaires.
A notre connaissance tous les fils ou petits fils de François Nicolas, le grand-père, devinrent meuniers-propriétaires. Ces derniers transmirent leur moulin à un de leurs fils.
Edme-Didier ne put le faire, ses fils susceptibles de prendre sa succession décédant dans la force de l’âge. Mais c’est sa fille du second lit, Julienne, avec son mari, qui a repris le moulin de Pothières. Ce dernier fut transformé lors du second mariage de Julienne avec le sieur GATTEFOSSE, vers 1840, en tréfilerie (fabrique de fil de fer). Ses deux enfants (petits enfants d’Edme-Didier) issus de ses deux mariages construisirent en 1859 un moulin à huile qui existe toujours, sur l’emplacement de l’ancien moulin. Ainsi, au début du 19e siècle, de véritables dynasties de meuniers-propriétaires se sont établies un peu partout en France.
Mais surtout, ce petit récit biographique nous permet d’appréhender la personnalité de notre meunier. Il apparaît comme avoir été un homme de caractère à l’ambition, dironsnous, "raisonnable". Homme très entreprenant, surtout pendant son mariage avec Jeanne POINSOT. Homme d’affaires, certes, mais pas "requin". Prenons-en pour preuve son comportement avec les époux SIMON. Il était en droit de les exproprier de leur propriété de Chervey pour non remboursement de dette. Au lieu de cela, il leur accorde un répit de 5 ans avec un bail modéré pour finalement leur rendre la propriété.
En outre, malgré ses procès perdus, son honnêteté nous semble réelle. Pour son affaire avec le duc de RAGUSE, la mauvaise foi semble être du côté de ce dernier. Concernant le compte de tutelle de ses filles du premier mariage, sa sincérité ne fait pas de doute. Dans l’esprit de cette époque, c’est la dot attribuée à la jeune fille au moment de son mariage qui tenait lieu de "salaire" pour tous les services et travaux effectués pour le compte de la famille. Dans cette optique, on peut à la rigueur comprendre la facturation, dans ce compte de tutelle, des frais d’entretien, d’hébergement, etc. Aujourd’hui cela nous parait pour le moins surprenant.
Homme de bonne foi, il nous semble être aussi honnête homme et homme de coeur. Pour preuve, sa volonté constante de régler ses dettes, et son souci permanent de ne faire aucune différence entre ses enfants des deux lits, afin que ces derniers vivent dans la tranquillité et la sérénité après son décès.
Remerciement :
Un grand merci à Odile JUBLOT pour son aide dans la rédaction de ce récit.
Annexes
Documentation
Ma famille
Documents d’archives (Archives départementales de l’Aube).
- Actes paroissiaux de Essoyes.(1764-1772). 4E 14102.
- Actes paroissiaux de Loches sur Ource.(1764-1779). 4E 19904. 4E 19905.
- Incendie d’Essoyes (1763). C 570.
- Adjudication du moulin de la ’roche’ (1776). C 567.
- Plan cadastral d’Essoyes (1812).3P 5784.
- Plan cadastral de Loches sur Ource (1815).3P 6094.
Documents bibliographiques. - Le Nouvelliste Suisse ( incendie de Essoyes). 1763.
- Recherches historiques sur la ville et comté de Bar sur seine. M ROUGET. 1772.
- Guide du meunier et du constructeur de moulins. P M N BENOIT. 1830.
Iconographie. - Foulon. Wikipédia.
Mariage avec Jeanne POINSOT
Documents d’archives.
Archives départementales de l’Aube.
- Actes paroissiaux de Essoyes.(1764-1772). 4E 14102.
Archives départementales de la côte d’or. - Actes paroissiaux de Chaumont le Bois.(1793-An 2). 5 MI 8 R 52 .
- Actes paroissiaux de Pothières.(1793-1836). 5 MI 8 R 90.
- Actes paroissiaux de Sainte Colombe.(1793-1856). 5 MI 37 R 47.
- Bail moulin de Pothières.(1791). 4 E 89-16.
- Acte de vente du moulin de Pothières.(1794). 4 E 87-69.
- Bail du moulin des malades.(1807). 4 E 87-92.
- Inventaire après décès de Jeanne POINSOT .(1808). 4 E 89-139.
- Plan cadastral de Vannaire (1811).3 P 653/1.
- Plan cadastral de Pothières (1812).3 P 399/1.
- Plan cadastral de Sainte Colombe (1810).3 P 346/12.
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Documents bibliographiques. - Vannaire. Léon GAUVENET. 1888. Les amis du Châtillonnais.
- Pothières. Cyrille TESTARD. 1888. Les amis du Châtillonnais.
- La révolution Française dans le Châtillonnais. 1989. Les amis du Châtillonnais.
Iconographie. - Extrait de la carte d’une partie de la rivière Seine sur laquelle est construit le moulin de Pothières appartenant à M. PROTTE. 1812. Bibliothèque Nationale de France. GED-69-71.
- Poches-paniers. Histoire de la lingerie. www.karine-lingerie.fr
Mariage avec Brigide PRIEUR
Documents d’archives.
Archives départementales de l’Aube.
- Testament 1826. 2 E 48-83.
Archives départementales de la côte d’or. - Actes paroissiaux de Pothières.(1793-1836). 5 MI 8 R 90.
- Contrat de mariage PROTTE-PRIEUR.(7 .07.1808). 4 E 89-139.
- Tableau de recrutement 1808. R 1508.
- Tableau de recrutement 1812. R 1543.
- Traité de remplacement jean PROTTE. 4 E 89-143.
- Acte d’achat PROTTE-SIMON. 4 E 87-110.
- Vente maison de l’abbatiale. 4 E 87-113.
- obligation PROTTE-JULLY. 4 E 89-153.
- Donation 1822. 4 E 89-154.
- obligation PROTTE-SIREDEY. 4 E 89-157.
- Donation 1824. 4 E 89-157.
- Jugement 1825. U8BC18.
- Donation 1825. 4 E 87-129.
- Vente moulin de Pothières 1826. 4 E 87-134
- Choléra:tableaux de mortalité (1832). M7 f II 5.
- Choléra:rapports gendarmerie (1832). M7 f II 2.
- Choléra : bulletin statistique (1832). M7 f II 3-4.
Documents bibliographiques. - Pothières. Cyrille TESTARD. 1888. Les amis du Châtillonnais.
- Nicolas MARTIN. Les amis du patrimoine napoléonien.1993.
- La conscription sous le 1er Empire. Alain PIGEARD. Revue du souvenir napoléonien. 1998.
- Les professions de santé. Anne LEJEUNE. Archives Nationales. 1993.
- Jugement MARMONT-PROTTE 1817. Journal des audiences 1817.
- MARMONT, le maréchal mal-aimé.Maxime CORDIER. Les amis du Châtillonnais. 1993.
- Le maréchal MARMONT, viticulteur. Célestin COURTOIS. Les amis du Châtillonnais. 1933.
Iconographie. - Extrait de la carte d’une partie de la rivière Seine sur laquelle est construit le moulin de Pothières appartenant à M. PROTTE. 1812. Bibliothèque Nationale de France. GED-69-71.