Le bidet s’ennuie
François Tirion, cabaretier et débitant de tabac au bourg de Plonéis, meurt à trente-neuf ans, le 12 août 1801 (24 thermidor an IX), laissant une veuve, Marie-Catherine Colliou, et… un cheval.
Celui-ci s’ennuie dans le verger où il passe ses journées. Il en a vite fait le tour et rêve sans doute de grands espaces. Cela fait plusieurs mois qu’il n’a pas été prêté à un voisin pour mener un attelage de quatre ou six bœufs. S’il est reconnu que les bovins sont plus aptes pour le labour, le bidet cornouaillais, petit et résistant à la fatigue, est bien utile pour les diriger.
- Le bidet
- Dessin d’Olivier Perrin, paru en 1808 dans le livre La galerie bretonne. La vie des Bretons de l’Armorique. Breiz-Izel.
L’animal de Tirion a les caractéristiques de l’espèce. « Il a beaucoup de corps, est près de terre, la tête grosse et quarrée (sic), les jambes un peu creuses et chargées de poil depuis le pli du genou jusqu’au talon [1] ».
Il parvient à s’enfuir
Le vendredi 11 septembre 1801 (24 fructidor an IX), Marie-Corentine, servante au cabaret, lui apporte sa ration d’ajonc, haché très menu [2]. Elle referme sans doute mal la barrière de l’enclos, car le cheval parvient à s’enfuir après s’être rassasié. Vers trois heures de l’après-midi, Marie Bureller, femme de Jean Sivy, le voit passer au galop devant chez elle, au village de Pengoyen, mais n’y prête guère attention. Avant la tombée de la nuit, elle va chercher ses vaches dans un champ voisin et croise Marie-Corentine et le canonnier Mathias Le Péton [3] qui, prévenus au cabaret par Anne Cariou du passage du cheval à Pengoyen, sont à sa poursuite. Marie Bureller ne peut les renseigner, faute d’avoir vu la direction prise par le fugitif.
- Carte postale Villard Quimper.
- Ce petit pont de bois enjambait la rivière du Goyen, tout près de la source.
Ils parcourent de nombreux champs sans le trouver, y voient paître d’autres chevaux et poursuivent leurs recherches jusqu’à Kerlan. Mais le cheval est introuvable.
Armé d’une gaule
Vers six heures du soir, après avoir rompu la claie [4], il rentre dans un pré où paissent les deux juments de Pierre Le Floch fils, cultivateur à Pengoyen. Affolées par le bidet entreprenant, les juments lancent des ruades qui ne calment pas son ardeur, bien au contraire. Alerté par le bruit, Le Floch accourt, armé d’une gaule. Jean Bernard, journalier de la ferme de Kergaben-Vian, de passage chez son voisin pour lui prendre du feu, lui prête assistance, mais ne parvient pas à capturer la bête qui est très musclée.
Assise sur le seuil de son penty, Marguerite Le Gall, veuve Bureller, mendiante de son état, ne perd rien de la scène, reconnaît nettement les juments de Le Floch et voit le cheval de Tirion partir au galop vers un autre village.
Blessé aux parties
Avant la tombée de la nuit, Guillaume Bernard, cultivateur à Kergaben-Vian et fils de Jean, rencontre l’animal fourbu, du fait de sa folle équipée. Il parvient à le maîtriser et le reconduit au cabaret du bourg. La veuve Tirion est dans tous ses états quand elle aperçoit du sang entre les cuisses de l’animal. Guillaume Bernard le lave et ne remarque rien d’anormal.
Après son départ, la cabaretière dit à tous les consommateurs que son cheval est blessé aux parties. Il n’y a pas incision, mais déchirure et foulure de la verge. Pour elle, il n’y a aucun doute. Le coupable ne peut être que Pierre Le Floch fils.
Jean Bernard, témoin de la scène, affirme que Le Floch n’avait qu’une gaule à la main et qu’il ne peut être tenu pour responsable. Qu’importe, la veuve renouvelle ses accusations devant Jean Bizien, juge de paix du canton de Plogastel-Saint-Germain. Le 15 septembre (28 fructidor an IX), dans un courrier adressé au citoyen Le Breton, commissaire du gouvernement près le tribunal civil de Quimper, le magistrat affirme que le cheval restera estropié s’il ne meurt pas.
Jusqu’à parfaite guérison
Le citoyen Thouard, maréchal-expert, certifie avoir « reçu en cure » un cheval blessé aux parties dont « la guérison n’est pas encore rétablie (sic) », ce 25 septembre 1801 (3 vendémiaire an X). Il dépense vingt-cinq sols par jour pour sa nourriture et il faudra compter 53 livres pour les médicaments, la médecine et les soins jusqu’à « parfaite guérison ».
Par l’entremise de Piriou père, fondé de pouvoir des héritiers de François Tirion, Rose, et Yvonne Tirion, et leur frère « absent au service de la République », propriétaires lésés, réclament des dommages et intérêts, le montant des frais de pansement, ainsi qu’un « préjudice pour la privation du service du cheval ».
Mandat d’amener en français
Pierre Le Floch est convoqué par le substitut du commissaire du gouvernement. En décembre 1793, il a déjà eu maille à partir avec la justice, lorsqu’il ne s’est pas présenté spontanément à la caserne de gendarmerie de Douarnenez pour être enrôlé. Une petite troupe conduite par le caporal Le Fur l’a poursuivi dans les champs de Pengoyen, avant de le jeter en prison [5]. Une hospitalisation arrivée à point nommé lui a évité d’aller rejoindre le 77e régiment d’infanterie à Péronne et de partir combattre avec l’armée du Nord en Hollande.
Cette fois, un gendarme vient lui remettre un pli de convocation sans lui en dire plus. Pierre Le Floch ne sait pas lire et n’y prête pas plus attention. Deux jours plus tard, des gendarmes viennent chez lui avec un mandat d’amener. Il est dans un champ, occupé à couper du blé noir, et les personnes qui sont chez lui [6] ne connaissent pas le français et ne comprennent rien aux explications données par les militaires.
Enfin interpellé, l’homme proteste, et bien qu’il jure qu’il ignore de quoi on l’accuse, il est placé en détention à Quimper. Le 2 octobre 1801 (10 vendémiaire an X), Pierre-Jacques-Marie Le Bastard, directeur du jury et juge du tribunal civil de Quimper, fait comparaître les témoins en présence d’un interprète, tous s’exprimant en langue bretonne. Ils innocentent Le Floch, les uns disant que le cultivateur n’avait qu’une gaule à la main quand il a tenté d’écarter le cheval fougueux, les autres affirmant que le bidet ne semblait pas blessé.
Il détruit les inculpations
Interrogé le 11 octobre (19 vendémiaire an X), Pierre Le Floch clame sa bonne foi. Contrairement aux accusations de la veuve Tirion, il affirme qu’il n’avait ni fourche, ni aucun instrument tranchant. Il ignore comment le cheval a pu se blesser et pourquoi la cabaretière s’acharne ainsi contre lui.
Le juge, convaincu de l’innocence du citoyen Le Floch, prononce le verdict : aucun renseignement précis n’a pu être recueilli sur l’accident arrivé au dit cheval. Il est certain que l’animal n’a pas été frappé avec un instrument, genre fourche ou faucille, comme le prétend la veuve Tirion. Il semble plutôt que le cheval s’est estropié lui-même, soit en franchissant une claie, soit par l’effet de quelques ruades des deux juments qu’il poursuivait.
En conséquence, Pierre Le Floch fils est mis en liberté, « attendu qu’il a détruit les inculpations qui avaient déterminé à le faire comparaître ».
Pierre le Floch, marié en septembre 1793 à Yvonne Le Bellec, de Penhars, n’a jamais plus fait parler de lui à Plonéis. François, un de ses frères, cultivateur au Larom, a été maire de la commune de 1804 à 1808. Pierre Le Floch est mort le 28 février 1819, à l’âge de quarante-cinq ans. Sa veuve, Yvonne, l’a rejoint le 20 janvier 1830.
Un problème récurrent
L’histoire ne dit pas ce qu’il est advenu de ce bidet entreprenant. Peut-être, une fois guéri, a-t-il été réquisitionné comme nombre de ses congénères pour les besoins de l’armée ? Ce qui est certain, c’est qu’il a eu des successeurs, animés de la même humeur vagabonde, et qui ont créé des problèmes similaires. En 1818, le préfet est informé qu’on laisse vaquer dans les campagnes un grand nombre de chevaux abandonnés à eux-mêmes sans aucune espèce d’entraves. Afin d’éviter que ces animaux continuent à occasionner des dégâts aux voyageurs et aux juments, un arrêté préfectoral est promulgé le 1 mai 1818 :
Arrêtons
1. Tout cheval entier [7] qui sera trouvé divaguant dans les prairies, dans les champs, le long des routes, chemins et sentiers, sans être entravé, sera arrêté et mis en fourrière, dans un lieu qui sera désigné par le maire jusqu’à ce que le propriétaire ne vienne le réclamer en payant les frais de nourriture.
2. Il sera rapporté par qui de droit procès verbal qui contiendra le signalement du cheval arrêté ainsi que le nom du propriétaire, lorsqu’il sera connu, sera remis de suite à monsieur le juge de paix du canton, appelé par la loi à connaître des contraventions de police, afin qu’il prononce, s’il y a lieu, la condamnation à la peine portée à l’article 475 du code pénal.
Si le propriétaire du cheval arrêté n’est pas connu lors de la rédaction du procès-verbal d’arrestation et de mise en fourrière, le maire l’indiquera au juge de paix, aussitôt que le propriétaire sera venu réclamer son cheval.
Messieurs les maires feront publier le présent arrêté dans la commune et le feront lire à l’issue de la messe paroissiale aussi souvent qu’ils le jugeront nécessaire pour que personne n’en puisse prétendre cause d’ignorance [8].
Sources : A.D.F 3 U 9 12.Tribunal criminel an X.
Cette histoire est racontée brièvement dans le livre que je vais publier à compte d’auteur en mars 2012. (Bulletin de souscription à tarif préférentiel sur http://www.chuto.fr/)
La terre aux sabots Les Thomas à Plonéis en Basse-Bretagne de 1788 à 1840.
Témoin de son temps, Louis-Marie Thomas, cultivateur à Plonéis en Basse-Bretagne, a connu l’Ancien Régime, la Révolution, l’Empire, la Restauration des Bourbons et la Monarchie de Juillet.
Le récit de sa vie et de celle de ses proches permet de mieux comprendre ce qu’était l’existence des habitants des campagnes, corvéables et imposables au bon vouloir des gouvernants.
Dans une démarche originale, l’auteur utilise les archives poussiéreuses de l’époque pour faire revivre des êtres de chair et de sang, humbles héros d’une histoire vraie qui se lit comme un roman.
Pierrick Chuto est également l’auteur du :
Maître de Guengat, L’emprise d’un maire en Basse-Bretagne au XIXe siècle