La lettre
Voici donc cette admirable lettre qui, pour moi, se passe de commentaire :
« Friesen (Alsace) le 2 Novembre 1914. « Mes chers amis,
« Mon frère et moi nous avons appris avec une vive compassion le grand malheur qui vous a frappés. Perdre son fils unique, aimable, bien doué, riche d’avenir, le perdre loin de soi, dans une guerre horrible, c’est là une chose cruelle, triste, irréparable ! Le cher enfant manquera maintenant à la patrie : il a versé son sang pour elle, et il manquera aussi à Olloix où son exemple de bon fils et de bon compatriote aurait fait du bien, où il était estimé de tout le monde ; mais il manquera surtout, et combien douloureusement ! chers amis, dans votre maison, près de vous, où son absence momentanée laissait déjà un si grand vide !
Non, personne ne fût jamais plus cher à ses parents, personne plus utile ! C’est une victime du grand sacrifice national, et vous êtes aussi, avec lui, victimes du même sacrifice.
« Hélas ! Parents infortunés ! Dieu a permis que votre cœur paternel fût touché dans sa plus vive et plus légitime affection : aussi est-il le seul, aujourd’hui, capable de vous donner le courage de supporter cette épreuve.
En le priant, vous vous résignerez donc ; en le priant, vous vous soumettrez à sa divine volonté et vous adorerez ses desseins les plus impénétrables !
Par la prière, par l’abandon entre ses mains de notre prudence -toujours trop terrestre !- nous attirerons ses grâces de pitié et de miséricorde. Si notre front, humblement, se courbe devant sa majesté toute-puissante, il daignera regarder notre bassesse et consoler notre tristesse.
Vivons donc de la foi : et cette lumière nous montrera la vanité des avantages de ce monde, le néant de cette vie. Et de même, le don de l’espérance (oh ! Quel don précieux !) nous rappellera le lieu et les biens réels sur lesquels nous devons compter sûrement -si nous le voulons-, avec la joie ineffable de retrouver au ciel nos amis et nos parents, tous ceux que nous avons aimés, s’ils sont morts fidèles et enfants de l’Église.
« Car c’est dans ce monde pur et bienheureux que se trouve maintenant, et pour jamais, votre jeune Marcel. Récompensé de sa vaillance, de tout ce qu’il a souffert et, aussi, de son amour pour vous, il vous attend là-haut, d’où il viendra joyeux vous tendre la main lorsque votre tour sera aussi venu.
Ah ! Je sais bien que ce n’est pas lui qui aurait dû vous précéder, mais vous suivre. Ce renversement des rôles révolte notre faible nature ! Mais songez, mes amis, qu’il n’a fait que quitter, plus tôt que nous, nos misères. C’est vous qui souffrez, car il vous manque ; quant à lui, qui ne vous a point perdus, il ne peut pas en souffrir. Il a gagné plus vite que nous le véritable lot, le seul bien désirable, celui pour lequel nous avons été créés, et voilà la simple vérité.
« Aussi, chers parents, malgré notre douleur, malgré notre compassion sincère, je ne saurais trop vous engager à une héroïque et chrétienne résignation. Car tout est là : accepter avec une soumission sainte la volonté de Dieu, c’est le vrai, le seul moyen, dans le cas présent, de savoir retirer le bien du mal. Qu’est-ce que le mal qu’on peut souffrir en cette vie, si on le compare au bien qui peut en résulter dans le monde éternel ? C’est cette pensée qui soutenant les saints (les plus avisés des hommes) les portait à aimer et à rechercher la souffrance. Et nous ne saurions mieux faire que les imiter.
« D’ailleurs, Dieu voyant mieux que nous ce qui convient à notre salut, nous envoie des revers tantôt pour nous détacher de la terre, tantôt pour purifier nos intentions, tantôt pour nous obliger à la pénitence, pour nous rappeler notre condition ou pour nous fournir des occasions d’acquérir des mérites. Sachons au moins que ses actes sont la sagesse même et que ses moyens de nous faciliter le salut sont infinis.
« Or, mes amis, courage ! Et vous saurez plus tard que tous ces tourments seront changés en joie et en bonheur. Votre petit Marcel, qui le sait, pourrait déjà vous l’affirmer. Et souvenons-nous que « Dieu ne peut ni se tromper, ni nous tromper. » Ayons, seulement, assez de foi pour ne point nous tromper nous-mêmes et pour n’être pas dupes de notre propre erreur ?
« Hier, aux offices, et ce matin également, inutile de vous dire qu’en priant pour mes parents et pour mes amis, j’ai prié pour Marcel et pour vous. Il nous le rendra du reste au ciel, où Dieu l’a rappelé.
« Ici, à Friesen, comme dans toute l’Alsace, où le culte catholique n’a pas été persécuté par le gouvernement allemand, la religion fleurit dans toute sa splendeur, avec les belles vertus qui en découlent. Il faudrait voir la pompe magnifique de ces cérémonies, comme nous l’avons vu hier et ce matin ! Dans une paroisse de six cents âmes (où une centaine partis à la guerre font pourtant défaut) un chœur de 25 chantres très instruits exécutent des messes et des motets à plusieurs voix avec une perfection qu’envieraient les maîtrises de nos cathédrales. L’orgue qui les accompagne (très puissant), est tenu par l’instituteur, un laïc, excellent musicien et même compositeur instruit. Tous les jours, avec les enfants de l’école, il assiste à la messe et joue de l’orgue, car tous les jours il y a grand’ messe chantée, à 6h1/2 en cette saison, plus tôt en été. Dans la nef droite passent les hommes par rang d’âge, les plus jeunes premiers, les adultes et enfin les vieillards. Même disposition pour les femmes , qui passent dans la nef gauche. Pour toutes les prières, les hommes, dirigés par monsieur le Curé, récitent leur verset, et les femmes, sans exception, comme les hommes, y répondent. Tous, recueillis, prient avec un respect, une foi profonde. Tous assistent même à vêpres, et pas un ne manque, dit-on, la messe une seule fois dans l’année. Hier soir, une procession avec chants funèbres a duré ½ heure à travers les allées du cimetière. Ce matin elle s’est renouvelée après l’office. Heureusement, un beau soleil est venu embellir ces jours de deuil, tandis que plusieurs avaient été pluvieux et humides.
« Je n’ai rien dit des églises d’Alsace et de celle d’ici en particulier. Elles sont superbes, d’une richesse de sculpture et de peinture extraordinaire. Nulle part dans les campagnes de France où j’ai passé je n’ai vu des églises si belles, des tableaux aussi ravissants. Il faut vous dire que la plupart des gens en Alsace jouissent d’une large aisance.
Malgré leurs nombreux enfants, dont la moyenne est de 5 ou 6 par famille, on constate que les pauvres sont rares. Tous se tirent bien d’affaire. « Il y a, disent-ils, des places et des métiers pour tous les hommes, et les hommes manquent plutôt de travail que le travail ne manque aux hommes. » Les terres et les prés sont bien tenus, bien mieux que dans la plupart des régions de France ; les maisons sont restaurées et très propres, et même très confortables : nous n’en avons pas une idée chez nous.
Mais je resterais incomplet si je ne parlais point des causes de cette étonnante prospérité. La première et la plus fondamentale, me semble être l’union, la paix religieuse et sociale ou pour mieux dire, la pratique sérieuse des commandements de Dieu. Que peut-il sortir de bon en effet d’une société sans religion ? Où est son obligation morale ? Pas n’est besoin de théorie, les faits nous le prouvent !
Dans tout pays, comme dans tout individu où il n’y a pas la crainte de Dieu, c’est la voix des passions qui commande et c’est elle qu’on obéit. Au lieu de s’aider, on se jalouse, on se nuit, on se fait mille méchancetés malpropres. Qu’un citoyen, considéré comme neutre puisse se faire oublier des militants antireligieux et réussir, cela se voit ; mais, d’une manière générale, les divisions religieuses et politiques, les tracasseries et, puis-je dire, les tyrannies de l’intolérance, amènent, à peu près sûrement, la misère et le désordre.
Aussi un vieil ami de la France m’a avoué ses craintes à ce sujet : « Beaucoup d’Alsaciens, m’a-t-il dit, se sont consolés d’être Allemands, quand ils ont appris les persécutions dont les gouvernements faisaient souffrir la religion en France, et, a-t-il ajouté encore, si nous redevenons Français, le gouvernement, au lieu de s’attirer les sympathies du peuple alsacien, se créera des inimitiés hostiles, s’il ne respecte pas nos vieilles traditions, toutes nos libertés religieuses. »
Je crois que c’est vrai. Et je crois aussi que le peuple allemand n’avait pas tout à fait tord lorsqu’il considérait la France comme un peuple en décadence au point de vue moral. La morale en effet n’y avait plus de base et rapidement, la moralité s’est trouvée transformée en immoralité. La situation matérielle, par voie de solidarité et de conséquence, ne tarde pas, non plus, à en recevoir du gravier dans ses rouages. La soif de l’or et des plaisirs y domine tout, et on ne regarde plus aux moyens de se procurer ces satisfactions. De là naissent le vol, le vice, le meurtre et leur honteux cortège de circonstances et d’accessoires qui ont vite fait de transformer la terre en un lieu de bandits et de coupe-gorge.
« Mais ici, formés à la sagesse, à la discipline et à l’ordre dès l’enfance, les gens sont très patients et très laborieux. C’est pourquoi ils font généralement bien honneur à leur maison et à toutes leurs affaires, la religion, c’est bien entendu, restant la base et la principale occupation de leur vie toute entière.
Leçon : où fleurit la religion, là aussi fleurit l’union, la paix sociale, avec la prospérité et la force. Mais quand la religion est persécutée et détruite, la vertu s’en va, les hommes s’animalisent, se déshonorent et leurs crimes contre Dieu attirent sur l’humanité des châtiments, des calamités qui frappent la race et qui peuvent même l’anéantir. Et la guerre affreuse que nous subissons, qu’est-ce autre chose sinon un de ces formidables châtiments contre des peuples païens, hérétiques ou impies (sauf le sang de la vertu qui nous lave des souillures du vice). Et cette folie de carnage et de destruction, qui anime les uns contre les autres, ne saurait se comprendre autrement pour un chrétien, pour un croyant qui voit derrière les événements humains une autre puissance que celle de l’homme.
Les hommes ! Ô jouet futile ! Ô instruments inconscients entre les mains de la justice divine. Car, leurs prévisions, leurs plans, nous voyons comme l’ironie des choses s’en soucie ! Et s’il en coûte à Dieu de les renverser comme un château de cartes ! Non, l’homme n’est pas le maître de l’univers : il s’abuse quand il le croit. L’univers est un don qui ne lui a rien coûté. S’il sait le reconnaître et en remercier son Bienfaiteur, il est dans son rôle et tout pour lui va au mieux. Mais que s’il veut usurper la place du Maître, se révolter contre lui ou simplement le nier, lui refuser ses hommages, alors il en est puni sévèrement. Voilà ce qui a lieu, je crois, en ce moment.
« Mais je m’arrête, chers amis ; je me suis même écarté beaucoup trop de mon but principal qui était, seulement, de vous offrir mes bien sympathiques condoléances.
« Adieu donc, ou, plutôt, au revoir. Faites part, s’il vous plaît, de nos bonnes nouvelles à nos pauvres vieux parents et veuillez agréer, vous tous, avec nos affectueux sentiments, notre bien cordiale poignée de main. Prions aussi les uns pour les autres, je vous prie. Joseph Crouzeix »
- La belle écriture de Joseph Crouzeix (1re page)
En guise d’épilogue...
Cette lettre, soigneusement conservée par mon grand oncle, avait attiré depuis longtemps mon attention, mais je remettais à plus tard le soin d’éclaircir les circonstances mystérieuses qui l’entouraient.
C’est chose faite : j’ai ainsi découvert que ma grand tante Louisa, que je visitais souvent chez elle à la Place d’Armes, lorsque j’allais en vacances vers 1960 chez mes grands parents Pageix à Beaumont, avait eu un jeune frère dont j’ignorais alors l’existence et le funeste destin.
Elle ne m’en avait jamais parlé...
J’ai enfin réalisé que l’absence d’enfant, à l’évidence mal vécue par ce couple qui accomplit sans succès plusieurs pelerinages (Lourdes, Rome...), fut une bien triste conséquence du choc émotionnel subi par Louisa en septembre 1914. Louise Pageix, née en 1888, s’éteignit en 1968 à Lyon chez sa nièce Madeleine Page, née Pageix (fille unique d’Antony Pageix, frère de Joseph et de mon grand père Pierre) ; elle repose dans le caveau familial de Beaumont.
- Ma grand-tante Louisa, photographiée devant sa maison
de la Place d’Armes (vers 1965).
- Monument aux morts d’Olloix peu après sa construction.
Photo prise par Joseph en octobre 1923. À gauche, Louisa.
En septembre 2016, lors d’une visite de la basilique de Saint-Nectaire ; je découvris, inscrit en tête de la liste des "Glorieuses victimes de la Grande Guerre", le nom de Marcel Madeuf, mort le 2 septembre 1914 !
- "MADEUF Marcel, 2 septembre 1914"
Ainsi, si le jeune Marcel vit le jour et passa sa jeunesse à Olloix où son père était venu se marier et se fixer, il n’en était pas moins connu et estimé à Saint-Nectaire, berceau de la famille Madeuf.
- Sur ce mémorial, on remarque aussi les noms de CROUZEIX Étienne,
7 janvier 1915, et CROUZEIX Michel, 3 octobre 1916.
La mémoire du jeune Marcel est également présente dans le cimetière d’Olloix, où se trouve une plaque commémorative au nom de Marcel Madeuf, en marbre blanc.
- Au cimetière d’Olloix
Cette photographie m’a été communiquée par la mairie d’Olloix. Elle porte l’inscription suivante :
« Ici repose
Marcel Madeuf
Brigadier au 1er d’Art(ille)rie
MORT POUR LA FRANCE
à Clézantaine (Vosges)
le 2 septembre 1914
à l’âge de 20 ans »
Cette plaque est posée sur une tombe qui porte l’inscription Famille Maugue-Madeuf. La photographie émaillée qui se trouvait incrustée sur cette plaque a malheureusement disparue. En revanche, deux décorations incrustées sont toujours présentes sur cette plaque : une Médaille militaire et une Croix de guerre avec palme (ce qui correspond à une citation à l’ordre de l’Armée).
Ces décorations lui furent-elles attribuées à titre posthume, en reconnaissance de son ultime sacrifice ? Ou bien, vinrent-elles distinguer des actes de courage accomplis auparavant par le jeune Marcel, au cours de ces durs combats de Lorraine ? Dans un premier temps, je n’ai pu trancher à ce propos. Cependant, il est sûr que si sa présence au front fut d’une courte durée, une quinzaine de jours, la lecture des journaux de marche nous montre à l’évidence que les artilleurs, furent mis à rude épreuve au cours de cette campagne intense et meurtrière, et multiplièrent les actes de courage, en affrontant les vagues d’assauts ennemies tout en subissant les bombardements de son artillerie lourde. Au cours de ces actions, beaucoup de nos soldats trouvèrent la mort.
La Médaille Militaire existait depuis Napoléon III, tandis que la Croix de guerre fut créé au cours de la Grande Guerre, le 8 avril 1915. Grâce aux renseignements communiqués par les Archives Militaires de Pau, j’ai pu être fixé sur ce point : ces décorations lui ont bien été décernée à titre posthume, en 1919, avec cette belle citation :
« Arrêté du 18 octobre 1919 portant concession de la Médaille Militaire.
Le Président du Conseil, Ministre de la guerre arrête :
Article unique : Sont inscrits au tableau spécial de la Médaille militaire les militaires dont les noms suivent :
Artillerie de campagne. 1er régiment d’artillerie de campagne.
« MADEUF Pierre, matricule 4113, brigadier : brigadier plein de zèle et de dévouement. Tué dès le début de la campagne, à son poste de combat, le 2 septembre 1914. Cette concession comporte l’attribution de la Croix de guerre 1914-1918 avec étoile de bronze » À Paris, le 18 octobre 1919 Signé : Georges Clémenceau (Journal Officiel du 13 décembre 1919).