1. Le nombre et la chronologie :
Les chiffres donnent le vertige : 25 décès du 16 au 30 janvier, dans une commune où le nombre annuel de sépultures variait de 160 à 210. Pour l’année 1810, les prisonniers espagnols représentent 23 % des défunts, comme en 1812, un peu moins en 1811 (8 %). De telles mentions, apparues en janvier 1810, dureront jusqu’au même mois de 1813. 103 jeunes espagnols ont ainsi fini leur vie dans ce coin de Limousin, si loin de l’Espagne, et des théâtres des batailles. Confronté à cette réalité historique, on peut souhaiter en savoir plus. Pour cela, il est nécessaire de synthétiser l’ensemble des données. C’est ce que j’ai fait dans un tableau, où apparaissent nettement de nombreux éléments d’explication. A partir de ces derniers, on peut ainsi mieux éclairer ce que pouvaient être ces interminables marches, particulièrement mortifères. On peut aussi imaginer l’effet qu’a pu produire leur arrivée sur la population, comme les convois funèbres vers le cimetière.
Étant donné que la presque totalité des décès survenaient le jour même de l’étape, ou le lendemain, très rarement au-delà d’une semaine, on peut avoir une idée du nombre de convois de prisonniers, appelés précisément « colonnes » ou « détachements ». Leur date d’arrivée est souvent précisée. Ainsi, celui du 16 janvier 1810, déjà évoqué, qui fut semble-t-il le premier : ce jour-là, il y eut 4 morts, le surlendemain 5 (leurs noms ne sont pas précisés), le 26 également 5 (les noms sont notés cette fois). Il est souvent écrit « arrivé hier » ou « arrivé ces jours derniers » (13 mars 1812), et les actes évoquent parfois la date de départ : « détachement parti aujourd’hui pour Bourganeuf » (17 juin 1810), « ...parti de cette ville le 9 » (août 1811). J’ai pu ainsi repérer au moins 7 convois en 1810, le rythme mensuel du début semblant s’espacer ensuite. Bien sûr, tous les convois n’ont sans doute pas eu de morts, du moins en ce lieu. On trouve seulement deux indications relatives au nombre de prisonniers : 118 dans celui du 8 mars 1812 et un autre deux jours (!) plus tard avec 29 hommes. Date et nombre étaient donc variables, toutefois les premiers mois de 1810 semblent avoir vu les plus nombreux. Le convoi de 118 hommes évoqué ci-dessus a laissé derrière lui au moins 12 morts, soit 10 %. On ne peut toutefois pas généraliser et établir de statistiques macabres ; ces quelques chiffres sont déjà très - trop – parlants.
L’an mil huit cent neuf, le onze du mois de février, à dix heures du matin, par devant nous adjoint au maire par lui délégué faisant les fonctions d’Officier de l’Etat civil de la comme de Guéret, département de la Creuse, sont comparus Jean Andrieux et Jean Piscoviche infirmiers de l’hospice de cette ville, majeurs lesquels nous ont déclaré que hier dix de ce mois à onze heures du matin, le nommé Joseph Sierra âgé d’environ seize ans, prisonnier de guerre espagnol, natif de Phelipede Xativa en Valence, tambour du régiment de Valence, premier bataillon, est décédé à l’hospice de cette ville...
L’an mil huit cent neuf, le douze du mois de février, à dix heures du matin, par devant nous adjoint au maire par lui délégué faisant les fonctions d’Officier de l’Etat civil de la comme de Guéret, département de la Creuse, sont comparus Jean Andrieux et Jean Piscoviche infirmiers de l’hospice de cette ville, majeurs lesquels nous ont déclaré que hier onze de ce mois à dix heures du matin, le nommé Joseph Vilana, âgé d’environ cinquante ans, prisonnier de guerre espagnol, natif de Florence en Italie, soldat du régiment de hibernia est décédé à l’hospice de cette ville...
L’an mil huit cent onze, le vingt du mois de décembre à dix heures du matin, par devant nous Jean Baptiste Leonard Rouchon, Maire Officier de l’Etat Civil de la commune de Bourganeuf, département de la Creuse, sont comparu Martial Redon et Jean Lelaches, journaliers, demeurant en cette ville, lesquels nous ont déclaré que le même jour vingt de ce mois a huit heures du matin, André Alboucette, âgé de dix huit ans fusilier prisonnier de guerre espagnol, natif de Agandia royaume de Valence, est décédé à l’hospice civil et militaire de cette ville et les déclarans, après que lecture leur a été faite du présent acte, ont déclaré ne savoir signer.
Exemple d’actes de décès de prisonniers espagnols : AD 23, régistres paroissiaux et d’état civil de Guéret An XI 1812 4E116/12 et AD 23, registres paroissiaux et d’état civil de Bourganeuf, An XI 1812, 4E35/12
2. Qui étaient ces hommes ? Essai de typologie
Passés les premiers décès anonymes, on trouve des données plus précises. Cependant, il est remarquable que des « espagnols inconnus » soient repérables à toutes les périodes. Ce que nous devons sans doute comprendre comme suit, simple hypothèse : lorsque Raimond (Ramon) Fernand (ez) décède le 10 octobre 1810, le convoi est déjà reparti depuis 6 jours. Mais très souvent, il n’y a plus personne pour identifier les morts. Nous disposons tout de même du nom de 79 d’entre eux. Des listes devaient exister, qui suivaient la colonne. L’agent municipal précise ainsi : « nous n’avons pu nous procurer le contrôle », il ne prenait pas sa tâche à la légère, comme le prouvent deux autres phrases : « nous avons trouvé sur lui un papier à demi déchiré, qui nous a paru être une commission, signée Antonio Montoya » ou encore « nous avons interrogé d’autres qui ont déclaré qu’ils ne connaissaient autrement les individus ».
Plus que le seul nom, nous relevons celui des parents, dans 2/3 des cas, la région – et parfois la ville – de naissance, le régiment. Les patronymes fleurent bon la péninsule ibérique : Fernandez, Delgado, Martinez, Canto, Navarro ... C’est sans doute anecdotique, mais ces noms étaient très souvent francisés, transcrits phonétiquement : voyez donc ce Paul Souarise (Suarez ?), ou Aoustine (Agustin) Français (Francès). Si ce n’était le contexte dramatique, on pourrait s’en amuser. On retrouve aussi ces hésitations orthographiques dans les prénoms : Cristobal devenant Christoval, Jaimé, Aimé, et Francisco, François. Nous lisons même le cas unique, du moins transcrit, d’un homme marié, à Marie Quoina, d’Avilla.
Sur 62 âges connus, on ne s’étonnera pas que la moyenne soit de 24 ans. Les 20-24 ans étant les plus nombreux (35 %). On recense aussi 15 soldats de moins de 20 ans, le quart de l’ensemble tout de même, le benjamin étant Manuel Garci (Garcia ?) âgé de 17 ans. C’est cependant le nombre des trentenaires qui interpelle : 9, soit 15 %. Parmi eux, un Portugais et un Suisse ! Enfin, et c’est vraiment très étonnant : le doyen avait 58 ans ! Crtistobal Ortiz, grenadier originaire de Séville... que faisait-il là, à cet âge ? Mystère.
Nous connaissons le lieu de naissance pour 70 de ces hommes, au moins la province, mais le plus souvent la ville ou village. Ces données sont très utiles pour imaginer le cheminement qui a pu les amener à mourir en Limousin, j’y reviens plus loin. Les Valenciens étaient les plus nombreux (30 %), les Andalous (23 %), seulement 4 catalans, 3 aragonais, et un galicien, mais tout de même 13 % de Castillans. Les régiments, lorsqu’ils sont cités (20 fois), correspondent très exactement à la province natale, ce qui semble attester de leur recrutement uniquement régional. Il faut faire là une place particulière à Emmanuel Delgado – portugais comme son nom ne l’indique pas – et surtout au « senor » Lechner, 39 ans, lieutenant d’un « régiment suisse ». On peut confronter ces données à la carte des campagnes militaires et des insurrections.
3. Les conditions d’« accueil »
Quand on connaît les règles de notre état civil, on ne s’étonnera pas de devoir chercher quelques détails, disons entre les lignes. Les décès ont pu avoir lieu en deux endroits : à l’hôpital d’une part, à la caserne d’autre part (souvent nommés « lieu de dépôt »). Du premier, on ne peut imaginer qu’un mouroir, où le dernier repos est très court, presque toujours quelques heures. Que Augustin Françès ait pu y séjourner 30 jours (!) est l’exception qui confirme la règle.
L’étape est très courte, il s’agit d’une nuit de sommeil tout au plus, comme l’indique cette mention : « un détachement de prisonniers espagnols qui arriva hier soir à 7 H en cette ville, ... et qui est reparti ce matin ... ». Ce qui signifie à l’évidence : la journée, on marche, la nuit, on dort. Ce point nous permet d’extrapoler le rythme de ces marches, en confrontant les données géographiques, connues par les mêmes sources : « venant de Saint Germain les Belles, ... pour Bourganeuf ». Voici bien deux étapes de 30 km, au rythme sans doute très lent : peut-être 3 km/h.
Le premier soldat mort « à la caserne » apparaît seulement sur les registres le 9 mars 1812. Il doit s’agir de la caserne de gendarmerie, très grand bâtiment, originellement couvent, qui existe toujours. On peut en déduire ceci : les deux premières années, l’organisation du « dépôt » était à la charge des autorités municipales, en la personne de Joseph Bultine « chargé de surveillance », ou Léonard Albin, « agent de police de cette ville ». Quel pouvait alors être ce dépôt qu’on précise « établi par le maire » ? Les indications sont rares. Toutefois, le 16.01.1810, le dénommé Albin doit être être appelé « dans l’écurie de l’auberge du Petit Maure, qui avait servi de lieu de dépôt ». L’homme y constate ceci : « nous avons trouvé quatre cadavres étendus sur la paille, qui leur avait servi de litière ». On imagine mal qu’un tel lieu ait pu abriter une centaine de personnes, il y avait donc probablement d’autres lieux de détention.
Les causes de la mort ne sont jamais évoquées. Cependant, l’âge des soldats, leur trajet , la courte durée de séjour à l’hôpital, sont des signes importants. Peut-on dire que l’épuisement, et sans doute une alimentation réduite, peuvent expliquer ces décès ? Je pense que oui. Par contre, le nombre plus élevé certains jours (4 le 28.1.1810 / 9 du 16 au 18 du même mois) - et bien d’autres exemples – pourraient s’expliquer par une situation épidémique.
4. Que peut-on dire du cheminement ?
Le corpus de décès évoqué plus haut contient d’autres données géographiques, qui permettent de reconstituer le cheminement des colonnes, du moins une partie. Le trajet suivi, avéré ou hypothétique, est significatif. Il permet de mieux comprendre le « comment » ? mais aussi d’approcher le « pourquoi » ? Faisant halte à Saint Léonard, les détachements venaient de Saint Germain-les-Belles – au sud de la Haute-Vienne – se dirigeant ensuite vers Bourganeuf, en Creuse. Mais on apprend aussi (30 janvier 1810) : « se rendant à Autun » (Saône et Loire), ville distante de 300 km, ou encore : « parti pour Moulins » (le 4 octobre 1810), à 200 km, deux villes situées dans la même direction, Autun est donc bien la destination finale, puisqu’un important camp y était établi. Avant d’ arriver à « bon » (?) port, les prisonniers étaient à l’évidence passés auparavant par le Limousin. Les registres de Bourganeuf recensent 33 décès semblables à ceux étudiés ci-dessus. Cependant, une analyse plus fine révèle plusieurs différences : ainsi un convoi en janvier 1809 ; serait-il passé à St Léonard ? Nous n’en trouvons aucune trace. Les dates correspondent rarement : parmi 11 convois ayant eu des morts là, seuls trois correspondent très exactement à l’étape précédente. Ce qui pourrait signifier : un plus grand nombre de colonnes dans l’ensemble, une mortalité très inégale selon les étapes. Mortalité moitié moindre à Bourganeuf, et plus aucun convoi après février 1812 ?
Si l’on veut envisager les autres lieux de dépôt, il faut s’intéresser au point de départ hypothétique. Le passage à Saint-Germain-les-Belles, avant Saint Léonard, indique clairement la route du sud, beaucoup plus loin vers Toulouse. Dans cette dernière, les décès de prisonniers espagnols sont très nombreux. Vers le nord, on en trouve aussi dans les registres de Montauban et Cahors – il manque des dépôts intermédiaires. Puis Frayssinet et Souillac (Lot), Brive et Uzerche (Corrèze)...
Les lieux de naissance des défunts m’inclinent à penser que le franchissement de la frontière pyrénéenne avait pu avoir lieu en Ariège, plutôt qu’en Catalogne (voir le faible % de prisonniers catalans). Ce qui représente 400 kms jusqu’au cœur du Limousin. Au rythme supposé de 30 kms journaliers – ce qui me semble cependant beaucoup pour des hommes entravés, fatigués et mal nourris – il faut tout de même une quinzaine de jours au minimum. Sans compter une autre quinzaine jusqu’à Autun. Le but de ces longues « marches de la mort » ne me semble faire guère de doute. Après avoir fait halte à Bourganeuf, par quelle voie pouvait se poursuivre la traversée de la Marche, du Bourbonnais, jusqu’au Nivernais ? Guéret étant située à 30 km de Bourganeuf, cela semble évident, d’autant qu’on y trouve des traces d’une semblable mortalité. On peut même ajouter que 145 décès, c’est beaucoup plus, cela s’explique assez aisément. L’origine géographique est sensiblement plus variée sur les registres de la préfecture creusoise. De nombreux soldats venaient de régions telles les Asturies, la Galice ou la Manche. Cela montre que d’autres directions de colonnes, cheminant au sud-ouest, depuis Bordeaux, rejoignaient à Guéret celles venues du sud. Mais ensuite ? L’hébergement, même rudimentaire, de telles files de prisonniers, était plus du ressort d’un gros bourg, comme un chef-lieu de canton, possédant auberges, gendarmerie, hôpital... La seule trace de ces détachements macabres que j’ai pu trouver après Guéret se trouve à Gouzon (Creuse) située à 30 km, où décèdent 13 soldats. Plus loin, vers Montluçon, Moulins et Autun, le trajet précis reste à établir. Les historiens savent faire çà, les généalogistes probablement : avis aux amateurs.
Il n’était pas question dans ces lignes d’évoquer la guerre d’Espagne, guerre d’indépendance particulièrement tragique. Comme toutes les guerres penserez-vous. Pour celle-ci, il suffit de revisiter les œuvres de Goya. Puis de relire la « Correspondance de Sainte Hélène », où l’empereur évoque un « nœud fatal pour l’Empire ». Sans oublier ces mots de Nathalie Petiteau, que ne révèle pas la Correspondance : « Napoléon, incapable de se faire une opinion personnelle, a fait siens les préjugés de ses compatriotes sur la dégénérescence et l’inertie des Espagnols ». Ces derniers étaient donc 2800 à Autun en 1812, où les archives d’état civil égrainent une triste litanie. Mais combien avaient-ils été au départ ? Je ne peux m’empêcher de poser cette autre question : quels objectifs stratégiques animaient l’esprit des organisateurs de ces « marches de la mort » ? avec leurs souffrances incommensurables.
N.B. : Malgré des recherches minutieuses, je n’ai pu trouver aucune image, dessin ou tableau, représentant ces colonnes de prisonniers. Tous les documents évoqués dans le texte peuvent être retrouvés sur les sites internet des archives départementales des différents départements. L’exemple ci-joint provient des AD de la Creuse.