Ils passent de nouveau au-dessus de nos têtes et disparaissent derrière le bois de Jeuxey. Nous sommes pétrifiés, incrédules, plus un bruit, plus une parole, personne n’ose dire ce qu’il vient de voir, puis quelqu’un commente avec un petit sourire : « mais j’ai bien vu des cocardes ? », « Des français ? Des Anglais ? D’où viennent-ils ? ». C’est ce jour qui a fait naître, en chacun d’entre nous, un grand espoir dont nous avions bien besoin d’autant qu’un chasseur allemand en difficulté a tenté un atterrissage forcé sur l’aérodrome. Sa tentative a échoué car les soldats ont creusé des trous pour empêcher les alliés d’atterrir. L’avion est mal en point mais le pilote est sauf : « Tel est pris qui croyait prendre ».
A partir de cette date mon père est en écoute de la radio de Londres tous les jours. Pendant qu’il prend quelques nouvelles difficiles à capter je ne dois pas faire de bruit, personne ne doit parler.
Depuis quelque temps nous sommes réveillés par un ronronnement intensif : ce sont des avions américains qui passent en haute altitude en direction de l’Allemagne ; ils laissent tomber des petites bandes de papier d’étain par millier afin de neutraliser les éventuels radars. Par la suite, presque toutes les nuits, c’est le même ronronnement et le même décor au réveil. Parfois dans la journée ces gros avions, que l’on compte maintenant par centaines à chaque fois, passent par vagues successives : ce sont les forteresses volantes… Nos réveils nocturnes sont vécus avec bonheur et espérance... Mon père hilare s’exclame au beau milieu de la nuit : « Hitler va encore en recevoir cette nuit ! ».
C’est un changement radical de comportement ; les gens sont plus gais, l’espoir renaît vraiment mais néanmoins des interrogations subsistent sur les patriotes, les maquisards, les résistants, les terroristes, les miliciens, le Parti Populaire Français et le rôle des juifs. Puis notre Maréchal qui parle de la France et le général de Gaulle qui s’exprime depuis Londres sur notre pays. Mon grand-père prétend qu’ils sont tous d’accord pour combattre les Allemands. A cette époque, dans notre village, personne ne peut expliquer clairement dans quel camp se situent les uns ou les autres !
En ce début d’année 1944, mon père est de nouveau convoqué devant un médecin militaire allemand afin de vérifier une nouvelle fois s’il est apte à un travail obligatoire en Allemagne.
Nous sommes repris par cette anxiété étrange qui place ma mère dans un mutisme complet, entrecoupé de crises de larmes auxquelles j’associe mon sentiment d’impuissance qui me pousse à faire mes dévotions et mes prières du soir dans une ferveur sans pareille… La religion est un refuge dans ces pénibles années. Chacun pratique sa foi non seulement le dimanche avec la Messe et les Vêpres mais également la semaine dans le cadre des prières du soir et des petites messes au lever du jour.
Nos ennemis sont aussi des Chrétiens et notre nouveau curé qui n’est jamais tendre dans ses sermons avec l’occupant est contraint de prêter l’église, sommairement réparée, à un aumônier allemand qui officie pour une centaine de soldats de passage, en attente de départ pour le front russe. En bons petits chrétiens, mes copains et moi-même pensons qu’il convient de servir cette messe, mais notre curé s’y oppose et il n’est pas content du tout « Qu’ils se débrouillent avec le service ! Lance t-il. « Vous chanterez le credo avec eux, c’est tout ! » Ce sont deux soldats allemands qui prennent notre place de Servants de droite et de gauche, pas de thuriféraire, pas d’acolyte. Il retire les burettes, le vin de messe, l’encensoir, la navette, l’encens, les charbons et les cierges ! Ces deux « enfants de cœur peu orthodoxes en surplis de guerrier » connaissent la procédure. Même les anciens servants, dont Jean l’ancien séminariste, « les plus grands qui goûtent le vin de messe en secret par privilèges ancestraux » ont quitté les stalles en signe d’hostilité et sont parmi les fidèles. L’aumônier essaie de parler français et notre curé lui répond sèchement en latin en élevant la voix. Devant l’attitude agressive de notre curé nous sommes persuadés qu’il n’apprécie pas son collègue allemand. Finalement il met à sa disposition l’ostensoir, la patène et le ciboire ainsi qu’une dizaine d’hosties non consacrées. Il voit d’abord l’Allemand dominateur avant le prêtre. L’église est-elle divisée ? Notre nouveau curé n’applique plus la charité chrétienne ? Les principes de la religion appris au catéchisme sont certainement sans fondement entre Allemands et Français dans cette période tragique ? Notre esprit d’enfant est en grand désarroi.
Quoiqu’il en soit, Chrétien ou pas, les services du travail obligatoire pour l’Allemagne ne chôment pas et pour éviter « ces travaux forcés » certains habitants se cachent dans « le maquis » : ce sont les maquisards. Mon cousin René de Mirecourt est déjà parti. Mon Père fera de même s’il est apte et je vois le chagrin de ma mère en pareille circonstance. Le jour de la convocation, très motivé, il joue avec ses cannes la même pièce de théâtre que la première fois. La fausse douleur est tellement réelle que l’Allemand se laisse prendre dans cette simulation bien rodée. Parfaitement abusé, il remet à mon père une inaptitude définitive pour le STO. C’est de nouveau une joie indicible que toute la famille partage.
Les réunions sur la voie publique sont interdites si bien qu’à Pâques les enfants ne peuvent plus répondre à la tradition séculaire qui consiste « à remplacer les cloches qui sont parties à Rome » par l’utilisation de crécelles (« térettes » en patois vosgien) dans l’annonce des offices. La chanson reprise en cœur par les participants depuis la nuit des temps n’est plus permise : « c’est le premier coup de l’office préparez-vous, c’est le dernier coup de l’office en allez-vous ! » Terminé aussi le ramassage des œufs et de quelques pièces dans chaque maison « au retour des cloches » avec le choix de deux versions de la chanson : « c’est ici la maison des bonnes gens, un jour viendra Dieu vous récompensera alléluia, alléluia, alléluia »… ou alors : « c’est ici la maison des cochons, un jour viendra dieu vous punira, alléluia, alléluia, alléluia ». La version était variable en fonction de la générosité des donateurs.
Mais finalement peut importe puisque le clocher de l’église n’existe plus ; les cloches ne partent plus : elles sont tombées sur le parvis et maintenant inertes, sont enfermées dans l’entrée principale aujourd’hui condamnée !
Le dimanche un grand silence règne sur le village ; seuls les coqs participent au réveil. Après les offices, les familles restent dans les habitations, dans l’attente de jours meilleurs qui semblent permettre l’espoir. Néanmoins vers 17 heures, d’une façon rituelle, une moto dont la « pétarade » résonne dans toute l’agglomération, monte dans le bois de la vigne et effectue une descente en retour dans un fracas qui intrigue les paroissiens. C’est le père de notre ami « Coco » qui effectue les essais habituels d’un moteur spécial de sa conception qui fonctionne en partie au pétrole lampant ! Un personnage hors du temps qui cherche des moyens nouveaux dans cette pénurie ! Ensuite vers 18 heures des éclats de voix et quelques rires se font entendre là-bas derrière le café du centre « chez Loulou » ; ce sont les joueurs de quilles qui effectuent leurs parties en oubliant un instant leurs contraintes et les aléas du lendemain ! Ensuite c’est le retour de la « pétrolette » du fontainier puis celui de notre boucher dans son triporteur ! Dans les cafés du coin et dans les foyers chacun rêve à ces avions qui passent… Une fois par mois, un dernier bruit avant le couvre-feu, c’est notre curé qui rentre d’une visite avec sa Sarola modèle 1930…