Avant-propos
La période de 1939 à 1946 m’a beaucoup marqué. J’ai souhaité en parler pour rappeler les faits réels d’une guerre au travers des souvenirs et les conséquences néfastes vécues par ceux qui subissent, en particulier les enfants. La possibilité limitée d’organiser une vie épanouie dans cette tourmente malgré la tendresse, la vigilance des parents et l’éducation. Il convient de prendre en considération les privations, les chocs psychologiques profonds, les dangers permanents qui « aguerrissent » prématurément l’enfant et la manière dont les traumatismes sont gravement perçus mais aussi de l’influence du ruralisme, à cette époque perturbée, dans l’évolution favorable de certaines connaissances, avec un désavantage des possibilités scolaires finalisées par un retard dans le suivi des cycles de l’enseignement secondaire par rapport aux enfants urbains.
En revanche la période antérieure à 1939 est pour moi celle d’un enfant particulièrement heureux dans un cocon familial partagé avec mes tantes et grands-parents au milieu d’une certaine douceur de vivre. C’est le cadre d’une éducation basée sur le respect des valeurs humaines et de la religion…Sur une scolarisation dans de bonnes conditions à l’école maternelle communale avec l’apprentissage, d’une part, de la lecture par une « méthode semi-globale dite aussi méthode mixte » incluant le calcul et d’autre part, de l’écriture avec la plume « sergent major ou la Gauloise » pour les pleins et déliés. La présence de l’encre violette dans cet encrier placé dans le trou rond de la table d’écolier constitue hélas pour moi le premier danger : les taches sur le tablier à damiers roses et blancs !
C’est dans ce contexte global, de douceur de vivre puis d’occupation allemande et de privations pendant plus de quatre années, que j’ai compris l’énorme importance du mot Liberté puisque son appréciation complète n’est véritablement connue que lorsqu’elle est perdue !
1 - Le Paradis perdu : Dogneville.
Dans cette petite citée rurale d’avant guerre, l’enfant vit quotidiennement avec ses proches la beauté d’un environnement naturel rustique dans un milieu de métiers parfois rudes, d’animaux, de machines, tous plus ou moins liés directement ou indirectement au travail de la terre. C’est dans ce monde modeste mais chaleureux que l’enfant va puiser ses joies et une partie de ses connaissances.
Les découvertes journalières dans le village et dans la nature, comme celle du métier de forgeron, le tintement du marteau sur l’enclume, la présence du feu, du fer en fusion, du modelage du métal, l’effluve des chevaux et la corne brûlée, éveillent en moi un certain bonheur…Pierre, Maître de forges et maréchal-ferrant, nanti de son tablier de cuir, exécute les travaux au centre de l’atelier avec son équipe dans un ensemble gestuel sonore réglé comme un manège d’automates.
Dans ce milieu de chaleur et d’incandescence incarnant Vulcain, cette orchestration particulière, dont la partition commence à l’aurore, s’effectue toujours au même rythme pour donner forme au métal en fusion. Les chevaux sont aussi concernés ; ces animaux d’une certaine noblesse doivent être soignés avec beaucoup de doigté et de respect ; les fers subissent l’usure et se remplacent afin que ces « destriers » soient toujours à même de tirer les chariots voire d’admettre une monture…Le cheval de trait gris de mon grand-père, nommé gamin est doté d’une mémoire sans faille et mes dons de cavalier n’ont pas d’effet direct sur lui. Il marche, tranquille, fier sous le harnais, les oreilles bien droites et l’œil pétillant de tendresse. Il connaît les chemins par cœur, les endroits de toutes les fontaines du pays et sait se rendre dans les carrières de sable ou dans les champs de labour sur une simple évocation du lieu par mon grand-père. Bien qu’incarnant la force, il obéit spontanément aux mots magiques : « hue et dia » sans même l’obligation de tirer sur les rênes ou le licou.
La beauté du printemps lorsque s’éveille la campagne après la période hivernale, le gazouillis des hirondelles sous le bord du toit ou la soupente, les « escadrilles » de martinets aux cris perçants en survol le long de la grande rue, le petit faucon crécerelle aux allures de saint-esprit qui loge dans le clocher et la montée de l’alouette qui grisolle au zénith, sont un enchantement quotidien. Puis le soir venu, le hululement caractéristique de la chouette invite aux rêves mystérieux !
Les cloches que les enfants « tirent à la corde », sous la voûte du clocher, dans un ensemble régulier d’ascensions et de descentes pour annoncer les offices et les cérémonies sont toujours un moment de gaieté !
L’odeur du bois, le sifflement rituel de la scie à ruban, le geste précis dans l’utilisation du ciseau à bois, de la varlope et du trusquin, constituent l’ambiance spécifique chez l’artisan menuisier.
Le moment des labours qui donnent aux champs cette belle couleur de terre brune et luisante dans le sillon, la charrue au socle brillant, la herse qui laisse son léger brouillard, les semailles conditionnées par le geste puis le rouleau qui complète ce magnifique tableau. C’est l’instant des matins de brume où filtre la lumière, dans cet ensemble bordé de boqueteaux ; c’est l’instant du soleil levant caressant cette rosée qui s’élève en vapeur subtile sur l’herbe tendre des prairies !
Ce sont aussi les promenades en forêt avec mon grand-père qui me font connaître cette belle nature : le parfum de l’aubépine, la cueillette des champignons, des mûres et des fraises des bois, la présence du chevreuil à l’orée des charmilles, la coulée du renard, le terrier du blaireau, la trace exclusive du sanglier, le vol des perdrix grises dans les champs sablonneux en bordure des genêts et la montée de la buse dans les courants ascendants !
C’est le plaisir, fugitif et palpitant, passé avec mon oncle Robert au bord du Saint Oger pour sortir du grand trou la nasse en mailles de fer. Cet engin prohibé contient l’anguille insaisissable, gluante, qu’il faut sortir, puis tuer lorsqu’elle serpente sur le pré à coups de triques de saules blancs soigneusement appliqués sur la queue !
Ce sont encore le ciel, les arbres, le vent, les nuages et l’horizon qui sont l’objet d’observations quotidiennes dans le monde paysan et qui deviennent les interprètes pour augurer du temps, de l’orientation et de la température.
La période des blés dorés qui ondulent sous la brise comme une longue chevelure, du seigle barbu rugueux sous le doigt, de l’avoine dans son enveloppe jaunie et les épis de l’orge, versés après l’orage !
Le temps des moissons, le règne des faucheuses qui avancent et tranchent inexorablement dans ce trésor terrestre, la suprématie des machines à battre dont les rouleaux avalent les épis et recrachent les céréales qui coulent dans les sacs de jute, la mesure au boisseau, la manutention des liens et des bottes de paille, l’utilisation du grand van, du petit van, puis le temps de la fenaison, du foin, du regain, des râteaux, des andins et des goûters en famille à la fraîcheur. C’est alors le moment du repos sous les volets tirés où je peux savourer un peu de cidre doux pendant que mon grand-père déguste une piquette bien frappée ! Le temps des jeux de cachettes et des sauts dans les greniers imitant « Fantômas » ou « le troisième homme » !
Le temps des déplacements dans la vieille B14 Renault, laitière décapotable, modèle 1926, genre « brigades du tigre », pour livrer quelques bidons de lait frais au lieudit « Sault le cerf » puis quelques « voyages », véritables expéditions, chez le grand-oncle Alfred de Baccarat dont la fierté de mon grand-père vis-à-vis des passagers s’exprime au retour par ces mots : « Nous n’avons crevé qu’une seule fois ! » et qui amène immédiatement une remarque malicieuse de mon arrière-grand-mère : « Oui, mais tu as encore écrasé la borne hectométrique à Padoux ! ».
La place des réunions de famille chez mes grands-parents, toujours animées après la messe dominicale dans l’attente de mon grand-père constamment en retard à midi après son passage obligé au bistrot du centre, l’éternel courroux de ma grand-mère avec au menu le bouillon de poulet au tapioca qui « n’attend pas », la poule au pot dorée à souhait, puis au dessert, la grosse pomme reinette du Canada et enfin les reproches immuables : « tu as encore bavardé pendant la messe ! » et pour compléter, se tournant vers mon grand-père goguenard : « et toi tu as encore dormi avec ton copain Joseph pendant le sermon ! » ; cette tradition et ces remarques constituent pour moi une savoureuse habitude hebdomadaire.
La période de la fête foraine, place du moulin, attendue avec bonheur et impatience ; toujours joyeuse cette manifestation dans le village avec une grande activité et des réjouissances pour les enfants dont en particulier les chevaux de bois et les cricris particulièrement prisés. C’est l’occasion des jeux, avec Roland mon cousin, dans le café des parents de Madeleine accompagnée de Paulette, Marie-Louise et parfois Monique. C’est le moment de recevoir du grand-père le fameux billet bleu qui permet d’acheter les bons pour l’accès aux manèges avec l’espoir du tour supplémentaire en attrapant le « pompon » et un peu de nougat pour la famille.
Puis les sorties sporadiques du dimanche en après-midi avec mes parents pour voir un film genre Tarzan au cinéma Palace et ensuite le Palais de la bière pour écouter de la musique et boire le délicieux sirop de grenadine tant désiré…
Enfin, des vacances limitées à une semaine par an chez les cousins de Saulxures sur Moselotte ou de Mirecourt !
En somme, des distractions simples et agréables pour un enfant de mon âge qui vont quasiment disparaître dès la drôle de guerre et dont il ne subsistera que le souvenir…