L’historique du 78e régiment d’infanterie est laconique sur cette période :
« Après avoir été rassemblé à Guéret pour les opérations de la mobilisation, le régiment est passé en revue par le colonel Arlabosse ; en présence des autorités civiles, et embarqué en trois trains dans la nuit du 5 au 6 août 1914.
Après la concentration de la division dans la zone de Sainte-Menehould et une quinzaine passée dans l’Argonne, le régiment, avec le 12° corps d’armée, rattaché à la IV armée (de Langle de Cary), entre en Belgique le 22 août et y reçoit le baptême du feu » [1].
Le récit du Lieutenant Rungs est passionnant ! Il fourmille de détails sur la mobilisation, la concentration des troupes en Argonne, la marche aux frontières de l’Est, les premiers combats en Belgique, la Retraite des Armées.
- Première page du récit du Lieutenant Rungs
La présentation et le style laissent penser que son texte n’est pas rédigé au jour le jour, mais plutôt d’un seul jet. Peu d’hésitation dans son écriture ; peu de ratures, sauf quelques unes après relecture... et le Lieutenant Rungs écrit au passé.
Pour autant, les faits sont bien frais, et très précis, dans sa mémoire. Ce "compte rendu" est fait pour figer par écrit les épisodes entre la mobilisation et sa blessure.On doit en conclure qu’il rédige ses souvenirs pendant sa convalescence.
Ces "Mémoires de guerre" seront publiés in-extenso, en six parties :
- 2 au 14 août : mobilisation et concentration en Argonne.
- 15 au 21 août : marche aux frontières de la Belgique.
- 22 et 23 août : entrée en Belgique, premiers combats et retraite vers la France.
- 24 août : bataille de Carignan.
- 25 août : combats de Yonck.
- 26 au 30 août : Retraite, blessure et évacuation.
Le texte est à peine retouché [2], juste étoffé de quelques notes, cartes et encarts explicatifs.
Charles Philippe Henri Rungs naît le 7 avril 1872 à Pau,dans la maison paternelle de la rue Bayard. Il est le fils de Charles Philippe Henri Rungs "Chevalier de la Légion d’Honneur, Capitaine au 65e de Ligne" et de Marie Labetoure. Charles se marie à Dombasle en Argonne le 13 août 1907 avec Marie Antoinette Julie Lapanne. Elle est née à Dombasle le 22 juillet 1879. Grâce à ce document de 1924, extrait de son dossier de Légion d’Honneur, nous connaissons son parcours avant la Grande Guerre : |
Regroupement à Guéret - Août 1914
"Je passe sous silence les opérations de la mobilisation. Que l’on sache seulement que chaque journée de préparation au départ pour l’Est fut pour nous un réconfort moral.
Les hommes étaient parfaits, les réservistes voulaient tous marcher avec l’active ; beaucoup pleurèrent lorsque la désignation pour le dépôt fut faite. Durant ces trois jours de travail, nous eûmes toutes les satisfactions et, si la discipline, subit quelques accrocs du fait de quelques réservistes, l’impression de force, de bon vouloir subsista et c’est le cœur tranquille et avec pleine confiance dans notre force, que le mercredi à midi, c’est à dire, deux jours et demi après notre arrivée à Guéret, nous apprîmes l’heure d’embarquement.
Pour nous, 3e Bataillon, c’était deux heures du matin, nous étions 3e échelon du Régiment.
A quatre heures nous avions quitté Guéret. Par notre belle France, ce fut un long voyage. Nous traversâmes St Sulpice Laurière, Chateauroux, Issoudun, St Florent, Bourges, Clamecy, Auxerre, Laroche, Troyes [3].
- Carte de l’organisation militaire française
"Atlas classique" de Paul Vidal de La Blache (1907)
Là c’était le but de notre premier voyage. Il était quatre heures du matin. Un pli est remis au chef de Bataillon ; pli secret, mais peu de temps après, par un officier d’État Major que je connais, j’apprends que nous débarquons à 15 h 15 à Ste-Menehould et que le soir nous assurons la couverture du corps d’armée dans l’Argonne : 3e Bataillon à la Chalade.
La première partie de notre voyage fut une marche triomphale ; nos wagons étaient pleins de fleurs. Nous devions nous fâcher pour empêcher femmes et jeunes filles de trop gâter nos soldats.
La seconde partie fut plus calme. Les populations étaient aussi exubérantes, mais on approchait de la frontière et des précautions, par ordre supérieur, étaient prises dans chaque train. On craignait un exploit de dirigeable ou d’aéroplane.
Aussi ma compagnie, sous les ordres de mon sous lieutenant Haak (un bordelais, fils de Colonel) fut-elle répartie sur les trucs, dans les vigies et dans les voitures du train régimentaire.
Le 78e régiment d’infanterie fait partie de la 23e Division d’Infanterie, division composée des 63e, 78e (45e Brigade) 107e et 138e (46e Brigade) régiments d’infanterie, unités issues de la région de Guéret-Limoges.
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Par Brienne, Vitry, Chalons sur Marne, Valmy, nous continuâmes notre route. A Suippes et Valmy débarquaient des éléments du 17e corps [4].
A Ste-Menehould je reçus l’ordre de couvrir le débarquement. La chose était aisée, puisque nos ennemis ne pouvaient être que dans l’air ; mais il pleuvait à torrent, les nuages étaient bas, il fallait écouter plutôt que d’essayer de voir. Rien ne troubla l’opération et à 5 heures du soir (17 h) nous partions pour la Chalade.
En route, malgré la pluie, je fis une causerie à mes hommes sur les fameux défilés ; j’exaltai Dumouriez ; je contais Valmy. [5]. Je fis aussi des recommandations ; je donnai l’ordre de noircir les ustensiles de campement [6]. A 19 h 30 (7 h ½ du soir) nous arrivions au gîte.
En route, nous avions croisé dans la forêt multitude de petits postes (forestiers, gens du pays âgés, cuirassiers du dépôt de Ste-Menehould). Ces postes arrêtaient tout le monde et ordre était donné de tirer sur les automobiles qui ne s’arrêteraient pas à la première sommation.
Combien sages étaient ces précautions. Non parce que les Uhlans étaient à proximité, mais parce que le service des renseignements allemands non content de nous avoir entouré d’espions en temps de paix, nous faisait espionner pendant cette période d’organisation, même par des officiers allemands, habillés en officiers d’État-Major français : et dans la nuit, le bataillon s’installa [7].
La 12e (Compagnie) seule prit les avant-postes. Grande garde à la Maison forestière face à l’Est. C’était un vendredi soir ; la pluie tombait toujours, il faisait nuit noire. Néanmoins nous parvinrent à nous caser, seules nos voitures (3 par compagnie : voiture à vivres et à bagages, voiture à munitions, cuisine roulante) nous donnèrent des ennuis. Les chevaux, pas habitués à tirer à la bricole, ruaient, reculaient, se cabraient.
Dans ces villages, construits à flanc de coteau, chaque compagnie dut, par suite du mauvais vouloir des chevaux qui avaient mis les voitures dans les fossés et dans les ruelles obscures, décharger les voitures. Aussi était-il onze heures lorsque l’installation fut terminée.
J’eus le bonheur de trouver chez une femme de Dombasle en Argonne, un lit. Et je m’en félicite, lorsque je pense que nous sommes restés quatre jours à la Chalade.
Ces quatre jours étaient nécessaires pour la concentration de notre armée. A l’abri de l’Argonne, elle devait se constituer. Or, depuis, j’ai appris qu’à cette date, vendredi 7, le 4e corps était à Dugny et environs ; Coloniaux vers Clermont en Argonne ; 12e corps dans l’Argonne ; 17e corps entre Suippes et Varennes – quand je dis corps, j’entends premiers éléments de chacun des corps.
- Positions des Corps d’Armées de la IVe Armée début août 1914
- Détail agrandi de la carte des zones de concentration des armées françaises tirée des mémoires du Maréchal Joffre (1932)
La Chalade – 8 août
Réveil à 6 heures. Une vive fusillade a été entendue à minuit vers le Neuffour. Ce n’était qu’une alerte ; des sangliers étaient passés près d’un petit poste. Ils n’avaient pu s’arrêter à la sommation de la sentinelle, ni donner le mot (de passe) et chacun avait vidé son magasin dans le vide. Ce fut une leçon ; j’en profitai pour réunir ma section et lui recommander pour la nuit la baïonnette ; ainsi on ne se fusille pas les uns les autres.
Je profitai ensuite de la matinée pour prendre contact avec mes hommes. Les réservistes étaient tous anciens chasseurs à pied ou anciens soldats de l’Est. Dans une prairie à proximité du cantonnement, je fis de l’École de Section : comme en temps de paix et la matinée se passa ainsi.
A la pluie de la veille avait succédé une chaleur torride ; chaleur pénible dans l’Est et qui, plus d’une fois pendant que j’étais au 151e à Verdun, [8] nous obligeât à arrêter des exercices pour les reprendre deux heures après.
Le colonel affecte à ma section une garde d’issues. Je comprends alors l’importance de ce service :
1° - arrêter ( ou faire feu dans le cas de non arrêt, une automobile bleu foncé, n° …, conduite par deux officiers d’État-Major, aiguillettes, fantassins). C’étaient des Allemands ; ils furent tués à Varennes. Dans le coffre de la voiture, il y avait encore 20 pigeons voyageurs.
2° - arrêter un homme du Neuffour (suivait le nom) très dangereux, ne pas hésiter à le fusiller en cas de rébellion. Cet homme borgne, boiteux, est au service de l’Allemagne. C’est un contrebandier, doublé d’un braconnier ; il est de petite taille. Il a sur lui trois brassards, un de convoyeur, un de garde de voie de communication et un de la Croix Rouge.
Suivaient d’autres ordres.J’organise une barricade et personne ne passe plus sans montrer patte blanche.
Le soir, je vois mes hommes un à un ; je me fais dire leur vie ; je les connais, je sais ce que je puis attendre d’eux. Mais combien mes sergents de l’active sont peu brillants. Il va falloir les guider, mon sergent réserviste est très bien. Je le charge de me suppléer dans tous les cas où je pourrais être occupé ailleurs qu’à la compagnie.
Ce samedi n’en finissait pas. Pas de lettres, pas de journaux ; on ne sait rien de droite, ni de gauche. Devant l’église, nous causons jusqu’à la nuit et l’on va se coucher.
La Chalade – dimanche 9 août
C’est dimanche aujourd’hui. Mais on va travailler. Je refais de l’École de Section ; j’habitue mes gradés à aller reconnaître un point ; j’organise un éperon, mais la chaleur est aussi lourde que la veille. A neuf heures, je suis au cantonnement et par une causerie sur l’Allemagne, j’intéresse ma section.
On déjeune, non sans avoir été dans l’église adresser au Tout Puissant une fervente prière. Il n’y a plus personne dans la Chalade ; le Pasteur, le Maire, l’Instituteur sont à l’Armée. Il ne reste comme gens du sexe fort que les enfants jusqu’à 13 ans et les hommes au dessus de 60 ans. Tout est parti : comme soldats, conducteurs, pourvoyeurs, etc.
Le soir, avec mon capitaine, nous allons dans la forêt. Et avec la compagnie, nous organisons défensivement la lisière face au village. Grand bien nous a pris de faire ce travail, car dans la suite nous en avons eu des quantités à organiser.
Puis retour au logis. L’auto du corps d’Armée est devant l’église. Nous nous y portons. Nous sommes encore là pour 24 heures. Un train du 107 a déraillé à Brienne ; pas trop de mal, mais les voitures du train de combat sont en miettes. L’artillerie de corps est en retard.
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On a enfin des nouvelles et nous savons enfin qu’il nous faut gagner la Meuse, pour ensuite marcher droit au Nord.
Mais il y a encore 24 heures à passer presque dans l’inaction. Car nous avons beau occuper les hommes, il ne se font pas idée de l’état de guerre et se croient au cantonnement, comme aux grandes manœuvres.
Le soir, alerte. Mon poste aux issues me signale un dirigeable. J’y cours. Le Lieutenant Colonel, les docteurs sont près des sentinelles. Mais encore une fois, l’imagination a travaillé et en fait de dirigeable, il n’y a que l’Étoile du Berger qui fait son ascension dans le firmament crépusculaire. Nous en avons bien ri et le lendemain tous les officiers à la même heure étaient réunis au même endroit pour voir revenir le dirigeable.
La Chalade – 10 août
Enfin nous allons gagner la Meuse. Les voitures seront chargées à 16 heures. En attendant, mon peloton est désigné pour les avant-postes ; mais l’adjudant assurera le service le jour ; à l’aube l’officier s’y portera et sera chargé du cantonnement du Régiment à Bourreuilles et Petit Bourreuilles.
Libre la journée, je suis chargé par le Colonel d’un exercice de brancardier, relèvement de blessés dans une zone donnée. Avec les docteurs et la musique, nous gagnons les bois. Je sème mes pseudos blessés dans la zone donnée et une heure après l’exercice proprement dit commence. Ce fut pour moi intéressant car j’ai appris ce jour là à soigner grand nombre de blessures et surtout à arrêter la circulation de sang en cas de coupures d’artères.
Ceci fait, je suis allé prendre congé de mon hôtesse, Madame Desmoulins [9], j’ai fermé ma cantine, je suis allé chercher les instructions du Colonel pour le cantonnement du lendemain et, une fois encore, j’ai joui des douceurs d’un bon lit.
La Chalade – 12 août
Deux heures du matin. On vient de me réveiller. Le régiment part à trois heures. Avec quelques hommes, je gagne la Maison Forestière ( 5 km de la Chalade). J’y trouve mes hommes s’acquittant fort bien de leurs missions. J’organise ma petite colonne qui, en somme, est flanc garde [10] du Régiment, puisque ce dernier passe par le Four de Paris et Bourreuilles.
Rien de saillant pendant cette marche plutôt lente sous bois. Les aéroplanes ronronnent sur nos têtes, mais impossible de reconnaître leur nationalité, on ne les voit pas, tellement la voûte feuillue est touffue.
J’arrive à Boureuilles vers 9 h 30. Le maire très aimable me facilite le travail de l’installation au cantonnement. Je me trouve un peu en famille dans cette région où mon beau père [11] était très connu.
La chaleur est épouvantable. Le régiment arrive à midi. Deux coups de chaleur et grand nombre de traînards. J’ai fait consigner les cafés ; bien m’en a pris car en un rien de temps, le village fut envahi.
Je m’étais logé chez le buraliste. Bien entendu, j’y étais bien, mais pour me coucher la chose ne fut pas aisée. Il n’y avait pas de lit, mon ordonnance eut vite fait de trouver le nécessaire et c’est dans le saloir, au milieu de plus de quinze porcs bien salés, que je me suis endormi.
12 août – Petit Bourreuilles
Nous restons la journée ici : mais à trois heures nous étions debout. Il en sera ainsi chaque jour, à moins d’ordre contraire. L’inaction étant un gros défaut j’emmène mon peloton à travers les champs. Il faut bien se connaître pour travailler ensemble et chercher le moyen d’arriver à un bon résultat sans travail inutile.
La chaleur nous oblige à rentrer de bonne heure, mais il y a à faire au cantonnement. Je fais nettoyer mon monde, changer et laver le linge, et je m’assure de l’existence de tout le matériel et des vivres distribués à Guéret.
Puis avec mon Capitaine nous allons chercher ou essayer d’avoir quelques tuyaux près du Colonel. Ils sont bien vagues mais calment notre impatience.
Et voilà que tout à coup une sonnerie se fait entendre, le Garde à Vous ! Nous sommes prévenus et chacun de disparaître et dans les maisons et sous les arbres. Une vigie placée dans le clocher a aperçu un Taübe et suivant les ordres chacun se dissimule dégageant les surfaces planes et claires sur lesquelles la présence de troupes rassemblées doit certainement bien être révélée.
Quelques coups de feu sont tirés sur cet indiscret : il prend de suite de la hauteur et il file ensuite sur Verdun.
- Vue du Taübe
- Dessin de Charles Rungs
Le soir après diner nous allons retrouver l’État-Major. Des ordres arrivent : on conservera le cantonnement demain. Mais, comme en tout temps, on doit se lever à 3 heures. Je rejoins mon saloir et je passe une bonne nuit au milieu de mes porcs salés.
Cierges – 13 août
Une heure du matin, réveil un peu brusque, surtout lorsque l’on s’attendait à reposer un peu plus longtemps : « Par une marche de nuit, l‘armée gagnera la Meuse ».
Mais nous ne pouvons nous mettre en route avant deux heures ; aussi, au petit jour, le mouvement sera commencé, mais les aéroplanes verront nos colonnes chenillant par toutes les routes.
Je suis à l’avant-garde ; comme cela m’arrive et m’arrivera souvent les hommes de ma section s’intitulent « la lanterne du Régiment ».
Itinéraire : Varennes – Cheppy ; côte je ne sais plus combien – Cierges.
Je file dès deux heures, à 2 h 45 je suis à Varennes. Impossible d’avancer ; 63e (régiment d’infanterie), artillerie de corps, ambulances, convois : tout le monde est rassemblé, mais personne n’est encore parti et l’artillerie n’est pas attelée.
Je préviens le Colonel ; nous découvrons un pont au sud de Varennes, nous suivons la Vallée de l’Aire et par un chemin très convenable, nous gagnons par l’Est de Varennes notre itinéraire (allongement de l’étape 3 km, gain de temps : deux bonnes heures et comme la journée s’annonce chaude, chacun s’en réjouit.)
Après la première halte horaire, nouvel arrêt, notre cavalerie et notre artillerie n’ont pas rejoint. On prend la formation de halte gardée.
Les officiers de la 9e Cie me font appeler pour m’offrir le champagne : on vous doit bien cela pour nous avoir sorti de cette salade.
On rit, on cause ; notre cavalerie, enfin arrivée, assure une vague couverture (j’ai eu toutes les peines à avoir la liaison avec eux – peloton du 21e chasseurs) puis nous repartons.
Tout le terrain a été organisé pour une défensive serrée. Nous franchissons tranchées de toutes sortes, épaulements pour mitrailleuses, réseaux de fils de fer, etc…
Les jours de repos ont été employés par le XVIIe Corps. Au carrefour de la route de Cierges à Dun – Doulcon, une compagnie du 14e est encore au travail.
Il est dix heures, pas un aéroplane ne nous a survolé ; la chaleur est horrible.
Pour comble, Cierges est au fond d’une cuvette boisée ; il n’y a pas 200 habitants, le régiment, les services de la brigade , l’ambulance divisionnaire, l’artillerie, notre cavalerie, s’y entassent : mais l’ennemi doit être loin.
On se case comme l’on peut. Les hommes se font des abris de bivouac, je déniche un grenier : je cherche les camarades et à onze dans cette serre surchauffée, nous nous installons, cherchant un repos que nous n’aurons pas.
Un jeune Saint Cyrien, Lialle, 18 ans ½, déniche chez le maire 6 bouteilles de champagne. Nous dînons au champagne à la santé de notre Cyrard (il a conservé la tenue) qui sera l’étoile du bataillon [12].
Mais nous ne savons rien. On a cependant promis aux soldats de leur distribuer un bulletin, mais ce bulletin est comme les lettres, il attend son jour de distribution.
La journée se termine bien ; la nuit serait bonne sans les beuglements de toutes les vaches que nous avons mises à la porte des étables pour nous y installer. Et dire que ce 13 août est le jour anniversaire de mon mariage. En priant pour la famille, je m’endors.
14 août 1914 – Dun
Il est nuit noire. 3 heures quand nous continuons notre marche vers la Meuse. Cette fois ci, je suis en queue du Régiment. Mais la marche est lente, très lente. On se bat dans les environs de Longwy. Des canons et des mitrailleuses sont passés à Dun ; canons et mitrailleuses ennemis ; des prisonniers sont enfermés à Doulcon.
Enfin nous marchons à l’ennemi. Les hommes sont plus nerveux, mais on voit qu’ils demandent la lutte et qu’ils ne marchanderont pas leur vie.
Halte, encore halte ! L’auto du corps d’armée nous arrête près du canal. On y rassemble le Régiment dans une prairie près de la gare ; plus au sud, dans la même formation, se place le 63e. Le génie seul pénètre à Dun ; l’artillerie et les services restent sur les routes abritées des vues verticales par les immenses peupliers et platanes qui bordent ces routes.
A quatorze heures (2 heures) la brigade et tous ses accessoires envahit Dun. Les services du Corps d’Armée y sont aussi, et chacun sait ce qu’il leur faut de place.
On se case comme on peut. Des chasseurs m’offrent une place près de leurs chevaux qui ont une écurie (chevaux d’officiers d’État Major) ; j’en profite et j’en fais profiter le médecin à 4 galons du Régiment et mon sous-lieutenant. Il faut être bien avec le service de santé ; la chose m’est aisée, parce que M. Taste est de Saint Die et que ma femme a retrouvé dans sa femme presque une compatriote ; du reste nos ménages sympathisent beaucoup.
Mais alerte, vive fusillade à 17 heures 35 (5 h35). Deux Taübes survolent la ville. L’artillerie se met de la partie, mais nous manquons d’entraînement pour ce « tir au pigeon » et, de nouveau, vers Verdun, les deux gros aéroplanes dirigent leur vol.
- A la date du 14 août, dans le JMO du 63e régiment d’infanterie (26 N 656/7)
Le calme revenu ; l’ordre est donné de ne plus tirer que sur l’ordre d’un officier supérieur. Nous sommes contents de cette solution, car la quantité de poudre brûlée pour rien, a été considérable pendant ce quart d’heure.
J’ai vu, de mes yeux vu, des douaniers décharger leur revolver sur les aéroplanes qui étaient bien à 2.000 mètres.
Après un dîner convenable pris chez un jardinier très aimable qui nous avait autorisé à popoter chez lui (mais après trois heures de pourparlers) je suis allé au poste de police chercher un réserviste de ma compagnie, qui avait répondu un peu vertement au Général en chef qui lui faisait des observations sur sa tenue.
En revenant je trouve le docteur Taste qui me cherchait. Nous sortons des lignes des sentinelles pour nous isoler, lorsqu’un cliquetis de verre, dans un parc, attire notre attention. Nous nous approchons et nous voyons à table, dans une vaste et splendide salle à manger, l’État-major du bataillon et la 9e et 10e Cie en train de faire honneur à la cuisine du châtelain. Le docteur, interpelle son sous-ordre à 3 galons, et nous voilà introduit dans la salle à manger.
Et chacun de causer. L’hôte, un ancien capitaine au long cours, nous met dans les mains, une pièce curieuse : un ordre d’appel de réserviste allemand, convoqué à Chalons le 18e jour de la mobilisation ; un homme qu’il croyait Luxembourgeois, et qu’il employait, avait laissé traîner cet appel, et il s’en était emparé.
Avez vous lu « l’Avant-Guerre » de Daudet ? [13]. Cette anecdote y aurait sa place.
Il était bien près de onze heures lorsque nous avons gagné notre écurie. Pas pour longtemps, minuit ½ sonnait lorsque l’ordre suivant nous est arrivé :
« Immédiatement l’armée va poursuivre son mouvement vers le Nord, notre division par la rive droite de la Meuse. »
Pour lire la suite : Les « Mémoires de guerre » du Lieutenant Charles Rungs (épisode 2)