- Le vallon de Sainte- Adresse, dans France Albums Fasc. 34 f9
Périodique à compter de 1893 Source Gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France.
En ce 13 Décembre 1853, dans le vallon de Sainte Adresse, petite cité balnéaire à deux pas du Havre, qui doit sa réputation au journaliste parisien Alphonse Karr, Dominique Houllemare garde particulier de Monsieur Acher, négociant havrais, s’apprête à souper avec sa femme Clémence Victoire (1810-1871). Originaire du Havre, elle est âgée de 43 ans. Depuis son mariage à 21 ans dans le petit village de Fontaine-la-Mallet, elle a mis au monde douze enfants. Les onze premiers sont nés dans cette commune, la petite dernière à Sainte-Adresse. De ces douze enfants il ne lui reste que six filles qu’on retrouve autour de la table.
- Clémence, 18 ans, déjà en âge de travailler, blanchisseuse comme sa mère. Dans le pays on dit aussi lessivière, la première qui a réussi à survivre, née 4 ans après le mariage de ses parents car, avant qu’elle ne vienne au monde, il y eut un enfant présenté sans vie et une autre petite Clémence, qui n’a vécu que 12 heures.
Depuis sa naissance, la fille aînée, a vu sa mère accoucher 9 fois et mourir quatre de ses frères et sœurs : en 1843, à l’âge de quatre et cinq ans, à trois semaines d’intervalle, deux petits garçons, Jules et Henri et trois ans plus tard en 1846, à l’âge de 10 ans une fille prénommée Joséphine et son jeune frère Armand, encore nourrisson.
Mais il reste à Clémence cinq sœurs :
- Félicie 11 ans
- Laure 9 ans
- Marie Virginie 6 ans
- Clara 3 ans
- Adèle 1 an
Le père Dominique, né à Saint Barthélémy, près d’Octeville a 44 ans. Il a été cultivateur et journalier et aussi un temps garde champêtre à Fontaine-la-Mallet.
- Acte de naissance de Jules Houllemare ADSM Etat civil Fontaine-la-Mallet 1838
En 1850, à la naissance de Clara il est devenu garde particulier mais il ne vient s’installer à Sainte-Adresse qu’aux alentours de 1852 (La famille est encore recensée en 1851 à Fontaine-la-Mallet). Peut-être Dominique s’y installe-t-il en raison de la présence de son frère, tailleur d’habits dans cette commune, mais aussi parce que le village de Sainte-Adresse et ses alentours sont boisés, avec de grandes chasses appartenant à des propriétaires privés qu’il convient de protéger contre la pratique très répandue du braconnage. Il a la réputation d’un homme courageux, donnant toute satisfaction à ces employeurs.
Et voici que ce soir-là, alors qu’il s’apprête à souper, le garde entend un bruit venant du bois voisin. Il doit y aller voir ; il saisit son fusil et sort dans la nuit, bien éclairé par la lune qui brille dans un ciel sans nuages.
Mais stupéfaction autour de la table : on entend deux coups de fusil. La fille aînée Clémence court rejoindre son père et le trouve agonisant. Il meurt dans ses bras. Au bruit, des voisins accourent. La jeune fille déclare avoir vu un homme s’enfuir à toutes jambes [1].
Le fugitif a disparu, abandonnant son carnier Mais Il a été blessé. Des traces de sang conduisent jusqu’à la mairie de Bléville. Le commissaire de Police, prévenu par Monsieur Acher, le propriétaire de la chasse qui habite non loin de là, s’inquiète : pourra-t-on retrouver le braconnier meurtrier s’il est allé se perdre dans la grande ville du Havre ?
- Environs du Havre par Batonnet ,ingénieur géographe du roy 1735
Source Gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France
Cependant, dès le 15 Décembre, les journaux du Havre annoncent son arrestation. Il s’agit d’un journalier nommé Jean-Elie Meurdra, âgé de trente ans. Celui-ci, originaire de Cherbourg, vit à Ingouville, rue Casimir Delavigne, avec une couturière. La police n’a pas eu de difficultés à le trouver : conseillé par l’un des employeurs de sa compagne, il s’est dénoncé à la police. Son système de défense est simple : il a riposté à un coup de feu, il ne savait pas que c’était un garde. Trop blessé pour être conduit à la prison, il est d’abord envoyé à l’hospice pour y être soigné [2].
Quelques mois plus tard, le 22 Mars 1854, son procès se déroule devant la Cour d’Assises de la Seine-Inférieure, on y souligne le courage et la générosité de la victime, le caractère sombre et taciturne du meurtrier, on récuse sa version des faits : ainsi blessé, comment aurait-il pu riposter ? Il est reconnu coupable, sans circonstances atténuantes, du meurtre du garde, un agent assermenté, représentant l’autorité. Sans circonstances atténuantes, il n’y a pas matière à discussion, c’est la peine de mort qui s’applique [3].
- Le Palais de Justice de Rouen ,dessin de Théodore de Jolimont (1787-1854)
Source Gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France
Une quarantaine de jours plus tard, l’abbé Podevin, l’aumônier de la prison de Rouen et le gardien-chef viennent chercher Jean Elie Meurdra dans son cachot, sa dernière heure est arrivée. On le conduit à la chapelle, il s’y confesse et assiste à l’office. Puis vient le moment de la « toilette ». Il demande qu’on remette ses boucles d’oreilles en or à sa mère. Ensuite une voiture le conduit, de l’autre côté de la Seine, jusqu’ à la place Bonne Nouvelle où est dressé l’échafaud (On y construira bientôt la nouvelle prison de Rouen qu’on connaît aujourd’hui encore sous ce nom.). L’abbé Podevin soutient ses derniers pas. Jean Elie le remercie et se livre aux exécuteurs, sans faiblir. C’en est fini pour lui, on est le 3 mai 1854. C’était le jour de son anniversaire. Justice est faite [4].
A Sainte-Adresse, il a bien fallu que la vie reprenne. Clémence Victoire ne se remarie pas. La présence masculine est assurée par Augustin Houllemare, son beau-frère, le tailleur d’habits : c’est lui qui déclare naissances et décès. Les filles aident leur mère dans son travail de blanchisseuse : en 1861 Clémence, la fille aînée, 26 ans et Laure, 17 ans, sont repasseuses, Marie Virginie, 14 ans, est couturière. Deux des filles sont déjà décédées : Clara en 1855 à l’âge de 5 ans et Félicie en 1859 à 17 ans : elle aussi était couturière.
C’est que la vie ne doit pas être toujours facile pour cette tribu féminine entre le linge à frotter, agenouillée, les mains dans l’eau froide et les longues séances dans la moiteur du repassage. Leur santé a pu en pâtir fortement.
- La blanchisseuse. Source Wikimédia Commons
Evénements heureux et malheureux se succèdent :
En 1863, Clémence, la fille aînée se marie avec Alexandre Eugène Lavigne. Le couple n’aura pas d’enfants.
En 1867, Laure décède à son tour à l’âge de 23 ans.
En 1870, Marie-Virginie, célibataire met au monde une petite Louise Marie, née de père inconnu. L’enfant est reconnue par ses deux parents, le 6 octobre : son père est Louis Gabriel Lefebvre, 21 ans commis à Sanvic.
En juillet 1871 Clémence Victoire meurt. Quand cette mère Courage disparaît à 61 ans, elle a enterré son mari,assassiné et 9 des enfants qu’elle a mis au monde : Adèle sa petite dernière meurt quelques semaines plus tard, Clémence l’hiver suivant, seule Marie Virginie, devenue l’épouse de Valentin Bénard,lui survivra deux décennies, avant de disparaître en 1893, à 46 ans seulement, après avoir mis au monde six enfants. Ainsi aucun des nombreux enfants de Clémence Victoire n’aura atteint la cinquantaine.
Qui osera dire que c’était le bon vieux temps ?