Comme une vieille dame qui eut ses heures de gloire, la maison aux onze arcades aimerait bien qu’on la laisse finir sa vie en paix à l’abri des regards indiscrets. Les maisons, elles aussi, vieillissent doucement, parfois abandonnées de tous. Il suffit alors d’une oreille attentive, bienveillante et désintéressée, pour qu’elles livrent leurs secrets avant de disparaître tout à fait.
On raconte que là, sur la rive nord du Pont-Vieux, au bord de la Salindrenque vivait une famille de vanniers, une famille aux allures de tribu dont l’ancêtre commun avait débarqué à Lasalle juste avant que la guerre des Camisards n’embrase le pays. Fuyant les hauts-plateaux où la nature rude et inhospitalière ne parvenait plus à nourrir les vivants, il faisait partie de la cohorte des migrants toujours plus nombreux à descendre vers le sud dans l’espoir d’y manger à leur faim. Ainsi, Jean dit le banastier fut le premier de la lignée des vanniers qui posa son baluchon sur les bords de la rivière. Et… cent cinquante ans plus tard, plusieurs de ses descendants fabriquaient encore paniers et corbeilles pour les habitants de Lasalle et des environs.
Jean le cinquième était de ceux-là. Il eut la chance de venir au monde dès le début de ce XIXè siècle triomphant dont l’élan va se propager peu à peu jusque dans les campagnes les plus reculées. Certes, il n’était pas allé à l’école. Il avait en revanche une belle intelligence des choses de la vie. Et puis, cette énergie chevillée au corps héritée de ses ancêtres lozériens. C’est l’époque où dans les greniers des mas, des fermes et même des plus petites maisons de village, on élève des vers à soie sur des grandes claies en bois de châtaignier. Les éducations-de-vers-à-soie, comme on disait, s’étaient multipliées dans les vallées cévenoles, telle une pratique d’autant plus contagieuse que les filatures de soie, grandes ou petites, poussaient alors comme des champignons et achetaient toujours plus de cocons.
Jean V et son épouse Adeline, partagent avec les parents une maison près du Pont-Vieux ; celle-ci a elle aussi son éducation-de-vers-à-soie installée au dernier étage sous les toits. Tandis que Jean, son père, son frère et quelques cousins sont, du matin au soir, occupés à la confection des paniers, banastes, et autres corbeilles, les femmes elles, Adeline aidée par sa fille Adèle, assurent le travail des vers à soie. Un travail de tous les instants d’avril à juin, de l’éclosion des vers à soie jusqu’à la récolte des cocons. Et il en fallait des cocons à 4,50 frs le kilo pour faire fortune ; sachant qu’un cocon de soie ne pèse pas plus lourd qu’une plume, imaginez donc !
Voilà qu’un beau jour du printemps 1852, un jeune garçon que nul n’a jamais vu par ici débarque au Pont-Vieux. C’est un étranger celui-là … entend-t-on aussitôt chuchoter entre les lèvres des plus vieux à qui on ne la fait pas. Les patrons du lieu, c’est eux bien sûr. Impossible d’aller plus loin, mon gars, avant d’avoir dit qui tu es, le pourquoi et le comment de ton arrivée jusqu’à nous. Je m’appelle Ferdinand, répond le jeune estranger d’une voix assurée, j’ai dix-huit ans, je vis chez mes parents pas loin d’ici dans la vallée des Plantiers. Chez nous aussi, on produit des cocons de soie. Comme c’est la pleine saison, je suis venu chercher du travail dans la filature de soie ; il n’y a pas de filateurs par chez nous. Pas besoin d’en dire plus, il n’était plus question de l’assimiler à ces estrangers déboulant des Causses ou de plus loin. On le fit asseoir et on se mit à parler.
Ainsi commença la vie de Ferdinand au Pont-Vieux. Une vie aussi intense que courte. Une aventure en quelque sorte à laquelle Jean le vannier et toute sa famille vont se trouver étroitement associés.
Devenir filateur de soie était pour beaucoup un rêve enfoui au fond de soi. Les quelques grands filateurs déjà bien implantés à Lasalle ne cachaient pas leur réussite. La soie grège sortant de leurs filatures était recherchée par les fabricants de soieries lyonnais, disait-on, elle recueillait des médailles même dans les expositions internationales et valait à ces messieurs une aisance financière enviable. Alors pourquoi pas moi ? s’interrogeait celui qui possédait plusieurs mûriers et parvenait à produire, bon an mal an, quelques kilos de cocons.
Installée en plein centre du village, la boutique de Monsieur Louis, comme on appelait le commerçant devenu un notable, était le lieu incontournable pour tous les petits producteurs de cocons ou de graines de vers à soie désireux de vendre leur récolte aussi modeste soit elle. C’est là que Ferdinand fut atteint à son tour par le syndrome du filateur : pourquoi pas moi ? Le discours de Monsieur Louis l’avait subjugué au point qu’il se voyait déjà dans le costume-redingote d’un filateur respectable et respecté. Qui aurait pu alors mettre fin au rêve fou d’un jeune garçon plein d’énergie et de confiance dans sa capacité à réussir ? Monsieur Louis, de seize ans son aîné, avait bien essayé de lui expliquer sa manière à lui de se lancer dans la filature de soie, le jeune Ferdinand n’avait rien entendu.
Les deux hommes n’avaient pas grand-chose en commun sauf peut-être ce fil de soie qui vous embobinait son monde au point d’unir des destinées que tout séparait au départ. En croisant leurs chemins, ces hommes prirent alors une sérieuse hypothèque sur l’avenir et sur celui de leur famille.
Louis, le blatier (marchand de blé), avait lui une âme de commerçant. Toute sa famille, des travailleurs de terre comme on disait, est installée à Pompignan à l’extrême sud des Cévennes, là où les garrigues d’épineux et de chênes-verts regardent vers la mer juste au-dessus de la grande plaine côtière du Languedoc. Comme tout le long de la Méditerranée occidentale, les Sarrazins ont bien dû semer par ici dans la population locale leurs graines de négociant habile ; ensuite, de générations en générations, cette ADN s’est transmise avec plus ou moins de bonheur. Lorsqu’il décide de quitter la vie rurale qui depuis toujours est celle de sa famille à Pompignan, Louis n’hésite pas à aller s’installer au plus près des filatures de soie. À une vingtaine de kilomètres de là, c’est à Lasalle qu’il faut aller. Sans écouter les propos de ceux qui susurrent que les habitants de Lasalle sont en très grande majorité protestants, quand bien même les plaies laissées par la guerre des religions restent, encore pour tous, douloureuses. En fait, dès 1845 lorsqu’il installe son commerce au centre de Lasalle, Louis constate que le négoce du blé et autres céréales marche bien. Il se demande néanmoins si le bénéfice espéré ne serait pas plus grand encore avec des produits tels que le vin, les cocons de soie et aussi les ballots de soie grège. Le calcul est vite fait, Louis n’a pas besoin d’une calculette pour aligner des chiffres. Emprunter même au taux légal de 5% de quoi construire une filature et commencer à la faire fonctionner, cela voudrait dire une dette longue à éponger même avec de bons résultats sur le marché de la soie. Louis a peur. Son passé le rattrape bientôt, lui le fils de terriens chez qui on cultive plutôt les bas de laine ; et lorsque les temps sont propices, on préfère devenir prêteur plutôt qu’emprunteur.
- La filature Roux en 1905.
Soucieux pour l’instant d’apprendre le métier sans trop de risque financier plutôt que d’acquérir des signes extérieurs de notabilité, Louis choisit de lier son sort à celui d’un filateur bien installé. Il suffirait de définir ensemble comment partager les frais de filature et les bénéfices. Tout à fait d’accord, cher jeune homme, lui répond Moïse lorsque Louis vient lui exposer son plan. Je me fais vieux, j’ai gagné pas mal d’argent c’est vrai, mais je suis fatigué. Alors un jeune plein d’enthousiasme comme toi aurait l’énergie qui me manque, pourquoi pas ? Et puis, tu me déchargerais du souci constant d’acheter à leur juste prix les cocons que l’on me propose, toi tu connais déjà bien le marché local. Moïse baissa le ton avant d’ajouter d’un ton résigné : tu comprends, je n’ai pas de fils, alors s’il m’arrivait quelque chose, comment continuer à faire fonctionner la filature ? à moins que d’ici là, je n’arrive à me trouver un gendre à la hauteur. C’est ainsi que Louis le blatier ajouta, dès 1848, le métier de filateur de soie à sa carte de visite personnelle.
Un filateur sans filature n’est pas un vrai filateur, murmuraient jaloux et envieux. Il est trop malin pour se risquer à la construction d’une filature ; acides, venimeux souvent, les propos allaient bon train dans le village. Cela n’empêchait pas les agriculteurs et autres éducateurs-de-vers-à-soie d’être toujours plus nombreux à porter leur récolte de cocons chez Louis le blatier. 1,5 kg par-ci, 5 ou 6 kg par-là, plus encore parfois, il en fallait des cocons pour alimenter une filature ; même avec l’ambition modeste de produire seulement une petite centaine de kilos de soie grège. Ses clients habituels n’y suffiraient pas. Et parmi eux, ils étaient trop rares ceux qui pouvaient assurer la fourniture chaque année d’au moins 100 kg de cocons. Sagement, il renonça à son rêve d’avoir sa propre filature et préféra s’en tenir à son association avec Monsieur Moïse.
Dès la première année, pour cet industriel débutant, les résultats positifs apparurent encourageants. Pour l’heure, Monsieur Moïse avait d’autres soucis en tête. Il préparait le mariage de sa fille. Ce serait un grand mariage à la hauteur de sa réussite sociale. Et aussi, une manière en quelque sorte d’introniser au regard de la société locale celui qui serait appelé à lui succéder. Il n’avait négligé aucun détail, ni lésiné sur la dépense. Avec cette manière à lui d’avoir toujours une longueur d’avance sur le temps, comme s’il sentait sa fin proche. Ce fut une réussite totale, on se pressa en foule le long du cortège pour admirer les mariés et les applaudir. Du bien joli monde tout çà ! disait-on. Et Monsieur Moïse a belle allure avec la jeune Iseline à son bras. Certains ne pouvaient s’empêcher de susurrer à mi-voix pour qu’on les entende que le jeune marié n’était pas un gars d’ici. T’inquiète ! le père Moïse sait ce qu’il fait en mariant sa fille à un héritier de grands bourgeois qui ont du bien, même s’ils sont de Valleraugue. Moins d’un an plus tard, tout ce beau monde vêtu de noir s’en allait enterrer Monsieur Moïse par une froide journée de février. Fin de la première séquence pour le filateur en herbe. Elle aura duré moins de deux ans.
Louis se met aussitôt en quête d’un nouveau partenaire pour partager avec lui la charge du fonctionnement de la filature . Le jeune marié était trop content de lui en laisser entièrement le choix. Un candidat désireux de se lancer dans l’aventure n’est pas difficile à trouver en ces temps où la soie grège des Cévennes est recherchée par les connaisseurs. Moïse avait eu la riche idée de passer la main avant la crise qui allait mettre à mal sériciculteurs et filateurs. Cela dit, pour Louis la situation va se dégrader bientôt. Le gendre supporte mal de voir installé aux manettes de la filature un homme totalement étranger à la famille, qui plus est un filateur parfaitement qualifié dans la fonction qu’il occupe. Avec son âme d’héritier, il se considère comme le filateur en titre. Il n’y a pas la place pour deux filateurs, c’est évident. Alors comment se débarrasser de Louis sans faire trop de dégâts ? Dans les villages, en pareils cas, on n’est généralement pas à court de stratégies gagnantes. Une guéguerre larvée se développa entre le nouveau filateur et l’ancien jusqu’au jour où les ouvrières à l’intérieur de la filature furent privées de la lumière du jour indispensable à leur travail de précision ; les fenêtres avaient été obstruées de l’extérieur…. par Dieu sait qui. C’était l’incident de trop. On se retrouva au tribunal . La chose fit grand bruit dans le village. Louis n’était pas homme à se laisser abuser. Ainsi, se construisait peu à peu sa notabilité.
Bien que son commerce se portât fort bien, il revendiquait aussi le titre de filateur. Pour atteindre le niveau de ceux qui étaient alors reconnus et honorés de médailles, il fallait être propriétaire d’une filature. C’était un préalable indispensable, Louis en était conscient. La vie et ses multiples inconnues en décidèrent autrement. Sa rencontre avec le jeune Ferdinand, le caussenard que les vanniers du Pont-Vieux avaient dirigé vers lui lorsqu’il leur avait dit qu’il cherchait du travail dans une filature, fut pour le filateur une nouvelle aventure.
L’histoire du jeune Ferdinand avait impressionné Monsieur Louis. Surtout lorsqu’il racontait comment on vivait à l’époque dans ces fermes éparses à 900 m d’altitude sur le Causse Méjean, là où la bise d’hiver soulève la neige en congères, obligeant hommes et animaux à se terrer pendant de longs mois pour survivre. Le grand-père de Ferdinand, Jean le berger, en avait fait la dure expérience avant que sa famille ne décide de prendre la route avec enfants et bétail en direction d’une vallée cévenole plus clémente.
Les vers à soie, il connaissait. Au printemps, lorsqu’il n’était pas à l’école, Ferdinand passait tout son temps à aider sa mère pour l’approvisionner en feuilles de muriers fraîchement cueillies et pour changer les litières des vers à soie ; une opération délicate, quasi quotidienne dont dépend la réussite de l’élevage. Il accompagnait aussi son père à la foire de la Saint-Barthélémy à Alès, alors le plus grand marché des soies de la région ; il avait écouté, médusé, toutes les histoires qu’on racontait sur les filateurs, ceux d’Alès mais aussi ceux de Lasalle. Peu à peu l’idée avait fait son chemin chez ce fils de paysans ; lui aussi il deviendrait filateur. T’es complètement fou, lui avait dit un soir son frère Émile de six ans son aîné. T’as pas de sous, comment crois-tu que tu vas pouvoir construire une véritable usine et la faire fonctionner ? J’emprunterai, bien sûr. Ce serait peut-être plus simple de commencer par épouser une fille dont le père est prêt à bien la doter, avait ajouté le frère qui savait de quoi il parlait.
Ferdinand est un jeune homme intelligent doué d’une belle énergie ; c’est un garçon pressé, comme s’il savait n’avoir devant lui que quelques années pour réaliser son rêve. Il a tout juste dix-huit ans lorsque, en parcourant les rives de la Salindrenque, du côté du Pont-Vieux il rencontre Adèle dont le père appartient à la tribu des vanniers. Complètement séduit par le discours enthousiaste du jeune homme, Jean le vannier est prêt à aller chez le notaire pour donner en cadeau de mariage à sa fille le terrain jouxtant la maison familiale en bordure de la rivière. C’est ainsi que, aussitôt marié, Ferdinand va pouvoir y construire sa filature dès le début 1853. Un bâtiment conforme au modèle classique avec onze larges fenêtres en arcade pouvant accueillir vingt-quatre bassines, les fameuses bassines dans lesquelles on étouffe à l’eau bouillante la chrysalide du ver à soie enfermée dans le cocon avant qu’elle ne devienne papillon et ne ruine le fil de soie faisant cocon. C’est la filature Roux dite du Pont-Vieux.
C’est là qu’on retrouve Monsieur Louis. Celui-ci a pleinement confiance dans le jeune Ferdinand. Il n’hésite pas à s’associer financièrement avec lui pour la construction de la filature et aussi pour le fonctionnement de celle-ci. Très vite c’est une affaire qui marche, si l’on en croit le crédit dont dispose la Filature Roux-et-Crès chez le commissionnaire lyonnais en charge de commercialiser la soie grège de Lasalle auprès des fabricants de soieries. Jusqu’à ce jour de septembre 1857 où le jeune garçon est stoppé net dans son élan. Victime vraisemblablement de la maladie du siècle, la tuberculose, il décède à vingt-trois ans laissant une jeune veuve et un petit Gustave qui n’a pas encore quatre ans. C’est la consternation générale. Monsieur Louis va s’attacher à continuer d’assurer la gestion de la filature sans abandonner pour autant son commerce de cocons et autres produits du quotidien (vin, blé, farine, etc.). Lorsque s’installe durablement la crise de la sériciculture provoquée par la maladie du ver à soie, puis par l’arrivée des soies asiatiques à bas prix consécutive à l’ouverture du Canal de Suez, la survie de la Filature du Pont-Vieux apparaît sérieusement compromise. Elle cessera complètement son activité autour des années 1870. C’est alors que Monsieur Louis tire de l’oubli le permis d’exploiter une filature qui lui avait été accordé en 1854 et incite son fils, Louis junior, à construire sa propre filature. La filature Crès située très en amont du Pont-Vieux, fonctionnera jusqu’à la guerre de 14-18 et un peu après. Ceci devient alors une autre histoire.
C’est ainsi que les familles des deux filateurs furent, elles aussi, associées. La veuve de Ferdinand se remaria avec Émile le frère de Ferdinand, et le fils de Monsieur Louis épousa la nièce de Ferdinand et d’Émile.