Les origines en France : les « menus merciers » commerçants généralistes du Moyen-âge
En France les noms de famille proprement dits datent des environs du XIIe siècle. Avant on ne portait que son nom de baptème : Jean, Marie, Nicolas, Pierre, etc. Pour se différencier on prit alors l’habitude d’ajouter le prénom du père (Jean fils de Martin), qui devient ensuite Jean Martin ; une autre façon de se différencier de tous les Martin, par exemple, fut de se doter d’un sobriquet (Martin le Grand, Martin Leblond, etc.) ou encore d’ajouter le lieu où l’on habitait (Martin Larivière, Martin Duvallon,etc.) ; un autre moyen bien utile de se différencier fut de donner à quelques-uns le nom de leur métier.
Il en est ainsi du patronyme « Mercier » tout comme de ses déclinaisons, variantes et extensions : Lemercier, Dumercier, Demercière, etc. On trouve des patronymes Mercier dans toutes les régions de France mais principalement au Nord-Ouest et plus particulièrement dans les Hauts-de-France, et souvent sous différentes variantes : Merchier, Merchié, Merciez, Marcé, Marcier, Marchier, etc. On relève aussi des formes méridionales comme Mercadé, Mercader, Mercadie, ou des formes occitanes comme Mercié ou Mercer ou encore des diminutifs comme : Marceron, Marcerou, Merceron, Mercereau, Merceret…tous avec le même sens primitif de « marchand ».
Il se trouvera peut-être parmi les lecteurs d’Histoire Généalogie des porteurs du patronyme Mercier : en France on en recenserait aujourd’hui plus de 50.000 selon le site Filae qui se réfère au Répertoire National d’Identification des Personnes Physiques (RNIPP).
À l’origine, les merciers dont le nom venait du latin merx, mercis et de l’ancien français merz qui avait le sens de “marchandise”, ne vendaient qu’accessoirement du fil et des aiguilles. C’étaient des vendeurs de choses très diverses comme des fourrures, de la toile, des draps, des jouets, des miroirs, des dessins et peintures, des ornements pour la maison, mais aussi des articles de vaisselle, de cuisine, de quincaillerie et de chaudronnerie d’usage courant.
- Mercier ambulant
Chaque artisan étant spécialisé et ne vendant que les produits qu’il fabriquait, les merciers étaient ainsi les seuls « généralistes » à rassembler et vendre les marchandises les plus diverses qu’ils ne fabriquaient pas et à les mettre à la disposition d’acheteurs éventuels en porte à porte ou dans les marchés des halles et des grandes foires.
Dans une France encore essentiellement rurale beaucoup de merciers furent d’abord des vendeurs ambulants, parfois qualifiés de « petits ou menus merciers », colporteurs, porteballe ou de mercelots ou marcelots, allant de fermes en fermes puis de villages en villages proposer et vendre leurs objets et marchandises utilitaires ou plus ou moins rares mais remarquables par la diversité de leurs provenances de différentes régions France ou même de pays étrangers.
La corporation des marchands merciers est attestée à Paris dès 1137. Leur statut leur reconnaissait déjà le droit « d’acheter, vendre et débiter, troquer et échanger » toutes sortes de marchandises. En 1570 sous Charles IX, alors que l’on recense déjà de très nombreux merciers à Paris et pour éviter toute concurrence de ces généralistes avec les artisans fabricants spécialisés, des règles plus strictes ont été énoncées et il leur fut interdit de produire eux-mêmes ce qu’ils vendaient. Selon le règlement du « Corps des merciers » ceux-ci ne pouvaient plus alors « … faire manufactures quelconque, mais seulement vendre, acheter, estaller, parer et enjoliver toutes espèces de marchandises… ».
Leur statut fut à nouveau précisé en 1613 « Hors de la guilde des artisans » ne les autorisant « qu’à assembler ou transformer des objets et non à les créer de toutes pièces ».
Toutes ces réglementations affirmaient les spécificités des marchands merciers que résumait l’économiste Jean-François de Melon dans son ouvrage « Essai politique sur le commerce » en 1734 : « Le peuple dit sagement en parlant des marchands merciers, vendeurs de tout, faiseurs de rien », formule lapidaire et légèrement péjorative qui aurait été reprise plus tard par Diderot dans son Encyclopédie (1751/1772).
L’adhésion au “Corps des marchands-merciers” fut soigneusement contrôlée et bientôt soumise à trois ans d’apprentissage suivis de trois années supplémentaires de compagnonnage, période pendant laquelle l’impétrant devait rester célibataire.
Forts de cette reconnaissance officielle certains marchands merciers se sont alors sédentarisés, ayant « pignon sur rue » pour satisfaire une clientèle aisée et cherchant à se distinguer par ostentation en acquérant des objets rares, originaux ou de provenance lointaine ; ils ouvrirent alors leurs boutiques dans certains quartiers huppés des villes importantes, comme ce fut le cas, notamment, à Paris.
- Armoiries du Corps des merciers :
« O vous, célèbre Corps, à qui de l’univers
Tous les bords sont connus et tous les ports ouverts. »
À partir du XVIIè les grands marchands-merciers vont constituer l’élite bourgeoise du métier : l’exemple du commerce de luxe et des objets d’art et de décoration à Paris.
Dès 1761 le Dictionnaire universel du commerce de Savary des Brûlons montre la profonde et rapide évolution des marchands-merciers vers ce que l’on considérerait aujourd’hui comme des antiquaires, vendeurs d’objets d’art et décorateurs d’intérieurs : « Ce Corps est considéré comme le plus noble et le plus excellent de tous les Corps des Marchands, d’autant que ceux qui le composent ne travaillent point et ne font aucun ouvrage de la main, si ce n’est pour enjoliver les choses qui se sont déjà faites et fabriquées…ils vendent des tableaux, des estampes, des candélabres, des bras, des girandoles de cuivre doré et de bronze, des lustres de cristal, des figures de bronze…des pendules, horloges et montres ; des cabinets, coffres, armoires, tablettes et guéridons…et autres marchandises et curiosités propres pour l’ornement des appartements ».
Aussi bien, au-delà de la vente d’objets, ces marchands-merciers faisaient des suggestions pour les décorations, les aménagements ou les ameublements des demeures de leurs riches clientèles qui considéraient ces tâches comme trop subalternes pour s’en occuper personnellement. Ils avaient des carnets d’adresses et des références leur permettant de préconiser certains maîtres artisans renommés spécialisés, et se proposaient de rechercher ou de faire réaliser à la demande et sur-mesure tels ou tels objets ou meubles particuliers.
Des commentateurs de l’époque évoquent « les revenus immenses » de leurs clients toujours avides d’inédit et recherchant des pièces exceptionnelles flattant leur vanité et ne se préoccupant aucunement de faire des « placements » comme de vulgaires bourgeois. On cite souvent le cas d’un fermier général qui se vanta d’avoir payé un meuble « fait exprès » pour lui, 10 fois plus cher qu’un meuble presque identique et déjà disponible. D’ailleurs cette clientèle se débarrassait souvent de pièces rapidement passées de mode à des prix très inférieurs à leur prix d’achat ; cela créait un marché « de seconde main » où s’approvisionnaient des marchands-merciers pour satisfaire une clientèle bourgeoise moins soucieuse d’originalité mais qui se flattait alors de détenir à bon compte une pièce ayant appartenu à tel personnage bien connu de la haute société.
En même temps que le prestige que leur apportait leur commerce avec la Cour, la noblesse et la grande bourgeoisie, cette activité leur demandait d’importants moyens financiers pour financer leurs importations, leurs stocks et leurs transactions et ils recouraient beaucoup au crédit. Pour autant leur commerce était très rémunérateur à en juger par l’examen de leurs livres de compte et par les montants d’impôts et taxes exceptionnelles qui les frappaient signalées par plusieurs auteurs dont René de Lespinasse dans « Les métiers et corporations de la ville de Paris ».
On donnera une idée de la personnalité de ces marchands-merciers, de leurs domaines de prédilection et de leur capacité à constituer un stock propre à fidéliser des clientèles exigeantes et spécifiques en rapportant ici une dizaine de noms parmi les plus prestigieux opérant à Paris. Ce sont des marchands de tableaux, d’objets d’art, de vaisselles rares, de meubles uniques, de curiosités et d’objets de décoration qui tiennent le haut du pavé. Ces métiers dédiés au luxe et aux arts décoratifs ont leurs boutiques localisées dans un périmètre resserré autour du centre historique de la capitale, au croisement des axes reliant les portes Saint-Denis et Saint-Jacques et les portes Saint-Honoré et Saint-Antoine, ainsi qu’au Palais Royal et dans ses alentours. Les demeures des aristocrates y sont nombreuses. Faire la tournée des boutiques devient une des occupations mondaines de la noblesse ! Ne dit-on pas que dans les années 1780, la visite de ces boutiques faisait également partie de l’itinéraire parisien recommandé aux visiteurs étrangers.
Pour illustrer la variété des spécialités des marchands-merciers de Paris du XVIIIe, on cite ici par ordre alphabétique quelques noms célèbres tels qu’ils furent présentés lors de l’exposition « La fabrique du luxe » au Musée Cognac-Jay à Paris en 2018.
Dominique Daguerre (vers 1740-1796) reprend vers 1753, l’entreprise d’orfèvrerie de Simon Philippe Poirier (vers 1720-1785) et va bénéficier de sa clientèle tant française, principalement la Cour, et va jouer un rôle important dans l’introduction du style anglais en France. En 1787, il devient le représentant exclusif de l’entreprise de porcelaine anglaise Wedgwood à Paris.
Laurent Danet (vers 1650-1720) est spécialiste en pierres dures somptueusement montées en métal précieux. Il se flatte des divers objets qu’il a procurés à Louis XIV ou à la famille royale voire à des clients étrangers : un camé antique remonté au XVIIe siècle, une pendule en argent partiellement dorée et ornée de pierres précieuses, etc.
La dynastie des Darnault. ( Vers 1758) tenait elle un commerce étroitement lié au travail des glaces de Saint-Gobain tout en réalisant sur commande des décorations et des ameublements en liaison avec des artisans d’art.
Jean Dulac (1704-1786), bijoutier-mercier et marchand privilégié du roi, fut autorisé, à ce titre, à vendre au détail les productions de la manufacture royale de Sèvres.
Lazare Duvaux (vers 1703-1758) dispose d’une clientèle fidèle : il propose des expositions de prestige qui font sa renommée… Celle-ci et sa réussite commerciale sont aussi dues à deux clients illustres, Louis XV et Mme de Pompadour. Il devient rapidement le plus grand revendeur de porcelaine de Vincennes, devenues de Sèvres en 1763.
François Gersaint (1694-1750). Sa boutique a été rendue célèbre par le tableau d’Antoine Wateau : « L’Enseigne de Gersaint » (Voir ci-dessus). Ce marchand se dit « faire commerce de toutes choses » citant notamment des tableaux de Rembrandt et de Rubens, des dessins et estampes, des petits meubles et curiosités pour collectionneurs.
Charles-Raymond Granchez (ou Grancher) est expert dans les pièces d’importation anglaise. Les arts de la table sont à l’honneur dans sa boutique, au milieu de meubles, d’horloges, et d’accessoires divers et variés composés de matières nouvelles.
Thomas-Joachim Hébert (1687-1773) eut un rôle considérable dans l’essor des objets de grand luxe, notamment en livrant des meubles et objets en laque du Japon pour les Menus-Plaisir (Service de la Cour en charge de l’organisation des cérémonies, des fêtes et spectacles) ou le Garde-Meuble royal (Administration chargée de la gestion du mobilier et des objets d’art destinés àl’ornement des demeures royales).
Claude François Julliot ( Vers 1780) L’essentiel des marchandises propose pour l’essentiel des porcelaines de Chine, des meubles de grand luxe fabriqués par les meilleurs ébénistes, et divers objets en laque ou en marbre jaune.
Comme toutes les corporations et communautés, la corporation des marchands merciers fut dissoute en 1776 par l’édit de Turgot et, sous la Révolution, les corporations furent définitivement supprimées. Les troubles de la période révolutionnaire, les problèmes monétaires et économiques ainsi que les difficultés rencontrées par leurs clientèles particulières, entrainèrent un ralentissement des activités des marchands merciers jusqu’à l’avènement du premier Empire où les affaires reprirent pour se développer ensuite jusqu’à aujourd’hui sous des noms différents mais toujours intimement liées au marché du luxe.
Le commerce a connu, au cours de notre histoire, des bouleversements considérables, et le rôle d’intermédiation entre fabricants/producteurs et acheteurs/consommateurs est resté la base du métier des marchands-merciers qui vont toujours rester de « purs commerçants ».
Nos petits merciers ambulants généralistes du Moyen-Âge ne pouvaient imaginer qu’ils auraient un jour pour descendants les grands magasins de nouveautés puis les supermarchés du XXe, et aujourd’hui aussi bien nos vendeurs en ligne (VADistes) proposant directement par internet à la vente ou à l’échange leurs produits et objets spécifiques, que le e-commerce généraliste façon Amazon.
Quant à nos grands marchands-merciers du XVIIIe ils ont su pour leur part s’adapter aussi aux changements et évolutions de leur clientèle spécifique à hauts revenus, nationale et internationale. On les retrouve ainsi sous les intitulés d’architectes d’intérieur, décorateurs ensembliers et autres ‘home-désigners ou créateurs d’espace’ qui conçoivent et font réaliser pour leurs clientèles exigeantes et aisées de particuliers des aménagements et décorations de leurs appartements ou maisons originaux et/ou au gout du jour. Ils développent aussi des clientèles de professionnels inspirées par le marketing : ils se font alors organisateurs décorateurs « évènementiels » de salons, de cérémonies et de spectacles, mais aussi aménageurs décorateurs de grands hôtels, bars, restaurants, et salles de réception, voire de bureaux typés. Comme dans le passé nos « marchands-merciers contemporains » jouent sur le fort besoin d’identification, de différenciation, de personnalisation et de singularisation au niveau national comme international de leurs clientèles de prédilection : grandes fortunes, revenus très élevés, célébrités…
Au total on a vu que le patronyme Mercier ouvrait donc bien des pistes de réflexion et de recherche, tout comme d’autres « aptonymes » dont la généalogie reste à faire en liaison avec l’histoire des métiers, fonctions ou activités qu’ils représentaient.
Références/bibliographie :
- Origine et recrutement de la classe marchande, Histoire du commerce, Lacour-Gayet, SPID 1950
- Le commerce des objets d’art et les marchands merciers à Paris au XVIIIe, Pierre Verlet, Annales ESC, 13e année N1/1958
- Le prince et le marchand. Le commerce de luxe chez les marchands merciers parisiens pendant le règne de Louis XIV, Stéphane Castelluccio, Editions S.P.M., 2014
- Les métiers et corporations de la ville de Paris XIV/XVIIIe –Tome 2-, René de Lespinasse, 1846, consultable sur Gallica
- La fabrique du luxe, Les marchands merciers parisiens au XVIIIe, catalogue de l’exposition, Editions Paris-Musées, 2018
- Pour les « marchands merciers contemporain » on peut consulter sur internet le « Top 10 » des architectes d’intérieurs et « Architectural digest » qui donne des exemples d’ « amazing design » au plan international (Ex : Maison de Bill Gates 150 millions de dollars dont 25 millions de décoration et « styling »).