Une famille de Prosper
Dans la famille de ma grand-mère, née Marie Leprêtre, on avait coutume de prénommer un garçon (souvent unique) Prosper.
J’en ai noté 5 :
- Jacques Prosper, né en 1787
- Guillaume Prosper, né en 1817
- Prosper Frédéric, né en 1842
- Prosper Jacques, né en 1866
- Et enfin Prosper Frédéric né en 1891.
Je savais que la famille avait établi son domicile au hameau de Mondétour, à la limite des communes de Blainville-Crevon et de Morgny-la-Pommeraie en Seine-Inférieure et qu’un de mes ancêtres avait été garde particulier.
Quelle ne fut pas ma surprise, quand, aux archives départementales de la Seine-Maritime, feuilletant le catalogue de la Série J (Archives d’origine privée), je découvris le fonds du chartier de Mondétour (AD 76 143 J6 sqq.) et parmi les nombreuses pièces citées l’indication des procès-verbaux établis par un certain Prosper Leprêtre.
Il fallait que j’y aille voir de plus près. Le généalogiste, quand il travaille sur des familles d’origine modeste doit souvent se contenter, pour reconstituer le quotidien de ses ancêtres, d’une succession d’actes de naissance, de décès et de mariage, que l’on peut parfois compléter par l’analyse des recensements et, pour les hommes, par les fiches matricules. Là, j’avais la possibilité de disposer d’autres documents originaux. C’était une chance exceptionnelle.
C’est ainsi que je découvre une dizaine de procès-verbaux et quelques autres documents dont je parlerai dans un second temps où apparaît le nom de Prosper Leprêtre. Les documents sont datés mais il n’est pas précisé de quel Prosper Leprêtre il s’agit. Pour le préciser je vais m’aider des recensements de Blainville-Crevon et de Morgny-la-Pommeraie.
Le plus ancien procès-verbal est de 1851. Ce qui me frappe d’abord, c’est la belle écriture. Le Prosper Leprêtre qui le signe ne peut être que le second dans ma liste, Guillaume Prosper, né en 1817, communément appelé Prosper (Son père me paraît trop âgé, et son fils trop jeune). Quand il s’est marié dix ans plus tôt, il était couvreur en paille. Il n’avait pas dû aller longtemps à l’école. Je m’interroge.
Le second point qui retient mon attention, c’est le grand formalisme du procès-verbal. Tous se présentent sur le même modèle (ADSM 143 J 7) :
Après un titre qui résume l’affaire : 28 Mai 1851 Procès-verbal contre femme et fille Godon pour délit d’herbes à la Pommeraie ((Nous reviendrons sur ce délit d’herbes bien curieux), il est indiqué :
- l’identité du garde et du propriétaire ;
- les circonstances : heure et lieu avec le maximum de renseignements ;
- le délit constaté avec l’identité des contrevenants ;
- les Conclusions, date et signature.
I) L’identité du garde et du propriétaire
Nous continuons la lecture du premier procès -verbal :
Ce jour d’hui mercredi vingt huit mai mil huit cent cinquante et un, moi soussigné Prosper Leprêtre demeurant en la commune de Blainville Crevon, garde-particulier des propriétés de Monsieur Belhomme de Morgny (Jacques) propriétaire demeurant à Paris, rue Richelieu n° 60
Nous avons vu que ce Prosper Leprêtre est le deuxième du nom. Il dit habiter Blainville-crevon. Le recensement de la même année le situe plus précisément sur les hameaux de Mondétour et Cauvicourt. Il y vit avec sa femme, Eloïse Trohay, journalière et son fils de 8 ans Prosper « vivant du travail de ses parents. »
A partir de 1861, Prosper Leprêtre habite toujours au hameau de Mondétour mais sur la commune de Morgny,à proximité du Château.
Quant à Monsieur Jacques Belhomme de Morgny, il est propriétaire du château de Mondétour, un château en briques construit dans la première partie du XVIIIe siècle mais il n’y habite pas. Il réside à Paris.
Pendant toute la durée de la vie de Prosper, le château va rester chez les descendants de Jacques Belhomme de Morgny. Mais quand celui-ci meurt en 1854 sans héritier mâle, le château échoit à sa fille aînée Flavie mariée au baron Clément Acher de Montgascon dont la fille épousera le Baron de Marbot, fils cadet du fameux général d’Empire. Nous verrons ces noms apparaître successivement sur les procès-verbaux rédigés par Prosper Leprêtre. D’après d’autres documents (les comptes tenus par Prosper Leprêtre pour le baron de Marbot) il semble bien que Prosper Leprêtre, outre sa fonction de garde forestier, joue auprès du Comte de Marbot le rôle d’ homme de confiance. Les liens importants qui les unissent se manifestent quand Prosper Leprêtre marie, en 1865, à Quincampoix, son fils, simple journalier avec Constance Gueroult : parmi les témoins, on note du côté de l’époux Charles Marcellin baron de Marbot, propriétaire au château de Mondétour et le baron Amboise Justin d’Acher de Montgascon, beau-frère du baron de Marbot, aux titres impressionnants. Les témoins du côté de la jeune femme sont plus modestes : un charpentier et un maçon.
- ADSM 3 E 999 -1865
Le couple Leprêtre/Gueroult habite Blainville. L’homme est journalier, la femme est dite couturière au recensement de 1876. Ils ont un fils prénommé, comme il se doit Prosper, avec pour second prénom Jacques. De temps à autres, d’après les listes établies par son père, le jeune marié fait des journées au château. Alors que son père est vieillissant, il devient à son tour garde-particulier. Il précise alors sur les procès-verbaux qu’il est Prosper Fils et signe de ses nom et prénom.
- ADSM 143 J7
Ce jourd’hui Samedi Seize Octobre mil huit cent quatre vingt à sept heures du soir ,
Moi, soussigné Prosper Leprêtre fils demeurant dans les dépendances du château de Mondetour, commune de Blainville-Crevon, garde-particulier des propriétés et de la chasse de Me le Baron Charles Marcellin de Marbot, propriétaire demeurant au château de Mondetour, commune de Morgny la Pommeraie...
Et voici la signature de Prosper Fréderic Leprêtre bien différente de celle de son père avec nom et prénom.
- ADSM 143 J7
Vous noterez que les dépendances du château sont sur une commune et le château sur l’autre !
Quant au baron de Marbot, il réside au château et, d’après le recensement de 1876, il y habite, vivant de ses rentes, avec sa femme et ses quatre enfants dont un seul garçon, auxquels s’ajoutent une institutrice, un domestique, deux servantes et une cuisinière.
Gardes particuliers, le père comme le fils sont légalement commissionnés , assermentés et revêtus des marques distinctives voulues par la loi.
Les conditions de nomination des gardes particuliers ont en effet été fixées dans le code forestier de 1827. Le titre VIII traite « Du bois des particuliers » et précise à l’article 117 :
« Les propriétaires qui voudront avoir, pour la conservation de leurs bois, des gardes particuliers, devront les faire agréer par le sous-préfet de l’arrondissement, sauf le recours au préfet en cas de refus.
Ces gardes ne pourront exercer leurs fonctions qu’après avoir prêté serment au tribunal de première instance. »
Les gardes particuliers doivent en outre porter un insigne qui permet de les reconnaître .
Exemple de plaque de garde particulier
II)les circonstances
Toutes ces conditions étant remplies, les gardes peuvent accomplir leur mission : effectuer des rondes quotidiennes à des heures différentes, lutter contre le braconnage, les délits de chasse, les vols et, en cas de flagrant délit, rédiger le procès-verbal.
Comme il faut éviter toute contestation, le garde se montre le plus précis possible dans sa rédaction. L’heure est indiquée avec la mention environ, par prudence sans doute. Il est peu probable qu’ à cette époque il ait disposé d’une montre. Sans doute lisait-il l’heure au soleil. Il décrit le lieu précis du délit, en indique le propriétaire, la superficie et les plantations, comme on peut le voir sur l’extrait ci-dessous du procès-verbal du 28 mai 1851 :
« certifie que ce dit jour faisant ma ronde ordinaire et passant à onze heures et demie du matin environ dans un bois taillis âgé de sept ans, contenant trois hectares, situé en la commune de Morgny, section de la Pommeraie, appelé le fonds de la Pommeraie, lequel appartient à mon dit sieur de Morgny... »
Il précise encore les propriétés adjacentes avant d’en venir au fait.
III) les contrevenants et leurs délits
C’est là que nous retrouvons, sur le même procès-verbal, le délit d’herbes des deux femmes Godon :
« J’ai trouvé d’abord la dénommée Alexandrine Godon âgée de 20 ans demeurant chez Adrien Godon journalier cultivateur en la dite section de la pommeraie, ensuite et a vingt-cinq pas de distance j’ai trouvé la nommée Marie Devaux mère de cette première et femme du dit Godon, ces deux femmes, malgré les défenses très expresses que je leur ai faites plusieurs fois, étaient nanties (d’un) taillant et coupaient de l’herbe dans le bois sus désigné, ce délit de récidive causant un préjudice à Monsieur de Morgny vu qu’il est nuisible au repeuplement du bois parce qu’il détruit les semis qui y poussent ordinairement … »
Voici donc le délit d’herbes constaté, délit en récidive, puisque la mère et la fille n’ont pas tenu compte des avertissements répétés du garde. Le mari est journalier, les femmes sont sans doute venus ramasser du manger aux lapins.
Quelle en sera la sanction ?
« j’ai déclaré aux dites Godon mère et fille le présent procès verbal que j’ai dressé en ma demeure pour servir et valoir à mon dit sieur de Morgny à ce qu’il lui appartiendra fait à Blainville Crevon les jours mois et an susdits … »
Suit la signature Leprêtre sans l’initiale du prénom.
En dessous d’une autre encre, il est ajouté ,une semaine plus tard :
« Le 6 Juin 1851 j’ai transigé avec Adrien Godon époux et père des délinquantes … ». Il doit payer une amende de 16 francs à laquelle s’ajoutent les droits d’enregistrement, ce qui est loin d’être négligeable : un journalier au château de Mondétour d’après les comptes de Prosper Leprêtre gagne deux francs par jour.
Cependant dès le 29 Mai, au lendemain du délit, Prosper Leprêtre s’est rendu auprès du maire de Blainville-Crevon et lui a remis le procès-verbal en jurant n’y avoir rien ajouté ni retranché. Puis le maire a transmis le document à Buchy aux fins d’enregistrement, dès le 31 Mai. Comme on peut le voir, les affaires ne traînent pas.
Il y a assurément des délits plus sérieux que le délit d’herbes, par exemple le délit de chasse sans permis.
En novembre de la même année Prosper Leprêtre surprend jean Baptiste Lamme, un batteur en grange, filleul et neveu du fermier Gouellain, du village voisin de la Vieux -Rue, « nanti d’une carnassière et porteur d’un fusil double à piston qu’il tenait armé de deux coups et prêt à tirer », et ceci sans aucune autorisation. Voilà qui est grave. Prosper Leprêtre en réfère aux lois qui régissent la police de la chasse et refuse de transiger :l e fautif passera au tribunal et paiera dommages et intérêt. Cependant huit jours après les choses s’arrangent au Château de Mondétour. Jean Baptiste Lamme en sera quitte pour payer une amende de 12 francs soixante centimes et s’engage sur l’honneur et de bonne foi à ne pas recommencer.
- ADSM 143 J7
Parfois les délits sont commis avec circonstances aggravantes. Ainsi pour un délit de braconnage de nuit et par temps de neige en décembre 1853 :
- ADSM J7
Pour le coupable, tout se solde avec une amende et des frais d’enregistrement pour un total de cinq francs et bien sûr il a promis, lui aussi, formellement de ne pas recommencer.
En 1857, c’est le fermier Trohay qui est surpris auprès de ses collets et qui prétend surveiller ses choux. Pris en flagrant délit, il n’échappera pas à l’amende. En 1861, l’affaire est plus grave. Un chevreuil blessé a été emporté et le garde le trouve à moitié dépouillé. Un arrangement sera conclu : le contrevenant devra payer une amende de 30 francs dont une moitié reviendra au garde et l’autre sera remise au maire pour les pauvres de la commune. Quelques années plus tard, ce sont des voleurs de bois que Prosper Leprêtre découvre en faisant sa tournée : un ouvrier terrassier et un journalier coupent un « bâton de bouleau de la grosseur de vingt-sept centimètres et de quatre mètres de longueur ». De quoi se chauffer un moment. Il faut bien être deux pour cet ouvrage-là, tandis que l’un tire l’autre coupe.
Mais il arrive qu’on ait affaire à de plus coriaces délinquants.
Ainsi, en 1880 Prosper Leprêtre fils trouve un meunier et un farinier en train de chasser avec leurs chiens. Ceux-là se défendent et prétendent avoir l’autorisation et, sans égard pour les propos du garde, continuent de battre les buissons. Le garde est furieux. Moi, je regrette de n’avoir pas trouvé le fin mot de l’histoire.
IV Autres documents
En 1882 le baron de Marbot décède. La propriété passe d’abord à son fils unique, mais celui-ci meurt à son tour en 1890 et c’est sa sœur la vicomtesse de Bois le Comte qui hérite du Château. Prosper Leprêtre père disparaît trois ans après le baron. Sur son acte de décès il est toujours indiqué garde particulier.
Au recensement de 1891 Prosper Frédéric Leprêtre est toujours garde particulier. Mais son fils, Prosper Jacques, âgé de 25 ans et marié à Marie Levacher est devenu cultivateur à Mondétour, il a une fille Marie qui deviendra ma grand-mère. Le vicomte de Bois le Comte habite le château avec sa femme et ses 4 enfants. Avec eux vivent une institutrice allemande, un valet de chambre, une femme de chambre et une cuisinière.
Il a été conservé dans le chartier de Mondétour deux lettres datées de 1892 adressées au vicomte de Bois le Comte. L’une est écrite par Prosper Leprêtre, le deuxième garde particulier, l’autre par son fils Prosper Jacques, cultivateur. Dans la première, Prosper Leprêtre dit qu’il a reçu son casier judiciaire, avec le certificat de la mairie et sa commission de garde mais il rend compte aussi de ses travaux fort divers : paiement aux fournisseurs, numérotation des arbres, chenil goudronné …
Dans la seconde, Prosper Leprêtre, fils du précédent demande des assurances pour un renouvellement de bail au vicomte de Bois le Comte. Il dit souhaiter pouvoir s’agrandir car il n’a pas suffisamment de terre pour l’occuper lui et ses chevaux. C’est vrai que sa famille s’est augmentée d’un petit garçon prénommé Prosper Frédéric, né en 1891...
- ADSM 143 J6
Nous avons également la réponse du vicomte :
- ADSM 143 J6
Si le fermier s’adresse respectueusement au vicomte, celui-ci lui répond familièrement « Mon cher Prosper », en même temps il loue sa bonne occupation et la régularité de ses paiements. L’accord doit être conclu puisque on retrouve le ménage Leprêtre /Levacher, fermiers à Mondétour au recensement de 1906. Ils ont à cette date une troisième enfant, Pascaline née en 1903.
Marie et Prosper Leprêtre vers 1902 à Mondétour
En 1911, le jeune Prosper passe le conseil de révision. Il n’est ni garde particulier ni cultivateur mais boucher. Mobilisé en 1914, il est porté disparu le 6 Octobre 1915. Ainsi s’éteint la lignée des Prosper Leprêtre du hameau de Mondétour.
Ce voyage dans les archives de Mondétour m’a permis de mieux entrevoir le quotidien de mes ancêtres. Il m’a donné aussi un aperçu de la vie dans un petit coin de la campagne normande, avec ses riches et ses pauvres au milieu du XIXe siècle. Ce tableau est évidemment partiel et il reste sans doute beaucoup de points à éclaircir : nomination des gardes particuliers, rémunération, traitement des amendes. J’aurai donc encore bien des occasions de retourner aux archives et, qui sait, y trouver d’autres trésors !