Les Territoriaux mobilisés viennent d’arriver à Belvès, le 25 mars 1915 ; les platanes sous la Brèche n’ont pas encore de feuilles. A droite on distribue des sacs de toile que les soldats remplissent de paille, derrière la charrette.
Une bonne paillasse se fait avec la cafanille, les trois ou quatre feuilles qui entourent l’épi de maïs. C’est souple, doux, et il n’y a pas d’insectes. Mais, pour un soldat, à la guerre comme à la guerre, la paille suffira, même si elle pique la peau ; ceux des tranchées n’en ont pas autant.
Les Territoriaux sont des hommes qui ont été réformés ou classés dans les services auxiliaires. Ils appartiennent aux classes 1890, 1891, 1892, c’est à dire qu’en 1915 ils ont 43, 44 et 45 ans. En 1915, le 5e bataillon du 93e RTI est envoyé en Lorraine, aux Eparges, pour une mission dangereuse et pénible : ravitailler en vivres, matériel et munitions les premières lignes de ce front tristement célèbre.
Le 93e RTI se retrouvera trois années dans la Somme, en Belgique, à Verdun. Officiellement, les Territoriaux ne sont pas des combattants, mais ils sont constamment à leur côté et les éclats d’obus ne font pas la différence. En théorie, ils s’arrêtent avant la ligne de feu et des unités combattantes assurent la relève, mais que faire quand les soldats meurent par dizaines de milliers ? Le général Nivelle en a fait tuer soixante mille pour rien en trois jours, au Chemin des Dames. Alors, les Territoriaux vont jusqu’au bout, bien accueillis par les poilus à qui ils apportent le pain, le vin et les munitions.
Comment font-ils pour transporter ces tonnes de matériel ? Les camions les ont convoyés le plus près possible du front, là où il y a un semblant de route, mais après... A Verdun par exemple, la route qui vient de Bar-le-Duc est exclusivement réservée au ravitaillement du front. Plus de 10 000 camions empruntent nuit et jour cette " Voie sacrée " et ils sont déchargés bien avant Verdun. Le matériel est ensuite pris en charge par les véhicules hippomobiles, mais très vite les chemins deviennent impraticables et il faut parvenir aux tranchées par des boyaux larges de 60 centimètres et peu profonds. Les chevaux et les mulets renâclent, deviennent fous et, trop grands, dépassent des boyaux et se font tuer. Seuls, les petits ânes venant d’Afrique du Nord peuvent assurer ces corvées, conduits par des Territoriaux. Le front de Verdun a tenu parce qu’il était ravitaillé par des ânes bâtés chargés jusqu’à 150 kilos, bien que le règlement eût imposé une limite à 60 kilos. Des dizaines de milliers d’ânes ont été utilisés pendant la Grande Guerre. On n’en parle jamais car les généraux les ont baptisés " mulets ". Demander à l’Etat-Major des ânes, des bourricots, ne ferait pas sérieux.
Ainsi, les Territoriaux, ces pères de famille de 45 ans, avec un bâton au lieu d’un fusil, font leur devoir comme les combattants.
Tous les Territoriaux ne se trouvent pas à des postes aussi dangereux, certains creusent des tranchées, posent des réseaux de fils de fer barbelés. D’autres gardent les forts, les ponts, font de petites opérations de génie, travaux indispensables qu’ils accomplissent avec dévouement et bonne humeur.
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