Nouvelle stupéfiante : résurrection à Bruxelles
24 septembre, midi. À l’heure même où, à l’église de Châtenay, l’assemblée pleurait la mort de l’abbé Delarue, le nommé Drocourt, représentant de commerce en articles de deuil, déclinait sa véritable identité au commissaire de Saint-Gilles à Bruxelles [1] :
« Je m’appelle Delarue Joseph Alfred né à Ymonville en 1871, ancien curé de Châtenay. J’ai quitté la France en compagnie d’une nommée Frémont Marie et nous habitons Saint-Gilles, rue de Constantinople le n° 73. »
Cet incroyable télescopage n’a en soi aucune valeur historique, mais il consacre en quelque sorte les rebondissements de cette affaire à nulle autre pareille, comme si du chapeau d’un improbable enchanteur jaillissait un revenant. Le scoop provoque une déflagration médiatique.
- En une de L’Aurore, 26 septembre 1906
Du 25 septembre au 1er octobre, elle fait soixante fois la une des quinze principaux journaux français. En Angleterre, le Daily Telegraph estime que « l’histoire de sa disparition aura été l’une des plus grandes mystifications jamais connues [2] ». La presse belge est la première sur les lieux, mais très vite, les trains déversent à la « gare du Midi des torrents de journalistes parisiens avec leur kodak [3] ». Des combinards essaient d’obtenir l’exclusivité en glissant à la logeuse leur carte enveloppée de billets de cent francs [4], des casse-cou se postent sur les toits, un dégourdi pénètre dans une maison voisine et voit furtivement l’abbé à travers la fenêtre avant que Marie Frémont ne déplace le rideau. La seconde lui a suffi, « L’abbé a l’air très déprimé, les nerfs exacerbés ». Le couple se mure, seul et inexpérimenté pour répondre à cette question : que faire ?
- Le Matin de Bruxelles, 25 septembre 1906.
Les premiers mots du « revenant »
Sur les conseils du commissaire bruxellois, l’abbé se résout à une interview. Voici ses premiers mots. « J’aimais, dit-il au Petit Parisien, je n’ai pas voulu continuer une vie de mensonge et d’hypocrisie. Je n’avais qu’une issue : la fuite. » C’est les « yeux pleins de larmes » qu’il apprend qu’un service funèbre a été célébré en sa mémoire. Quatre idées se dégagent de son récit : il a voulu éviter le scandale, il compte gagner sa vie en honnête homme et veut être oublié et surtout - le mot revient comme un leitmotiv - il a commis une « faute ».
Cependant, une question taraude. Pendant deux mois, cent fois on a cru retrouver l’abbé Delarue, cent fois et autant d’erreurs... Et si l’homme qui s’était présenté comme le curé de Châtenay au commissaire était un génie de la mystification ? Car il n’a fourni aucune pièce d’identité. Le télégramme du 25 septembre envoyé par la Sûreté générale de Bruxelles au préfet de police de Paris est d’ailleurs prudent : « Deux étrangers se disant [5] Delarue Joseph né à Ymonville, ancien curé de Châtenay et Frémont Marie inscrits 24 courant registre population, Saint-Gilles Bruxelles. » La jeune femme a produit un « extrait d’acte de naissance ». Vrai ou faux ? il y a eu tant de canulars.
Vrai curé ou génial mystificateur ?
Certains journaux accueillent le scoop de Bruxelles avec « les plus expresses réserves » et, vent debout, les titres conservateurs crient à une imposture de plus. D’abord, les photographies de l’abbé publiées par les journaux « bluffards [sic] » sont truquées, explique La Croix. Preuve en est, le frère de Marie Frémont ne le reconnaît pas. Dans La Dernière Heure, le dessin de la jeune femme censée être enceinte la présente avec une taille de guêpe. Ensuite, les versions de l’abbé diffèrent selon les interviews, il serait resté à Paris, aurait été dans l’est de la France ou bien directement en Belgique.
- Billet humoristique du Figaro, 26 septembre 1906.
La Croix reprend une rengaine déjà entendue au mois d’août : c’est une machination pour détourner les esprits des effets de la loi de Séparation des Églises et de l’État, une machination machiavélique puisque La Libre Parole évoque même la possibilité que l’individu qui se donne pour l’abbé Delarue soit un « compère ». Plus fort encore, Gil Blas prête au Matin un nouveau coup médiatique : il aurait « engagé un couple pour jouer cette comédie à Bruxelles ». Après la hyène Carlos, deux acteurs ? Dans la famille, l’incrédulité est totale. Le père de l’abbé et Marie Delarue, reclus dans le presbytère, s’indignent que l’on puisse ainsi « piétiner son cadavre » et refusent toute interview.
À Châtenay, les avis sont partagés. « Quatre commères » questionnées par Le Journal rejettent « les menteries » des journaux et leur opposent leur bon sens paysan : « Not’ abbé il est bien mort, il n’a pu ressusciter pour parler aux journaleux… » D’autres villageois racontent au Petit Parisien des attitudes équivoques et des promenades en direction des champs. On chuchotait : « Voilà Poupoule et son coq [6]. »
Puisque l’argument des tenants de l’imposture réside dans ce fait qu’aucun témoin n’a formellement identifié l’abbé Delarue, l’évêque de Chartres et La Patrie dépêchent chacun à Bruxelles un ami de longue date, l’abbé Chaudouet et le restaurateur Dugué.
L’entrevue du curé de Châtenay avec son collègue se déroule à huis clos. En se quittant, les deux hommes ont « les yeux mouillés de larmes [7] », rapporte Le Figaro. La deuxième confrontation n’est pas de même nature. Son objectif est médiatique. Nous en connaissons donc tous les détails, révélés trois colonnes à la une dans l’édition du 28 septembre de La Patrie, aussitôt répercutés le lendemain par ses confrères. De retour en France, le restaurateur rend compte de sa visite au juge qui en avise le procureur général de Paris, lequel écrit dans la foulée à Sarrien, chef du gouvernement et garde des Sceaux : l’homme de Bruxelles est bien le curé de Châtenay. Le Matin triomphe et les complaintes grivoises s’amusent de l’aventure.
Une échappée jugée scandaleuse
Pendant deux mois, tenants de la fugue et partisans de l’assassinat s’étaient écharpés. La réapparition surprise de l’abbé les réunit tous sur un point : sa longue échappée est scandaleuse – autant et plus peut-être que le ventre rond de Marie Frémont. Il a fait fi des siens, de la justice et de l’Église. Comme d’autres prêtres avant lui, il pouvait arrêter le sacerdoce en écrivant à l’évêque. Il eût été « si simple, ajoute L’Intransigeant, que renonçant à sa carrière, il reprenne sa liberté sans bruit et sans entraves [8]. »
Justement non, ce n’était pas « si simple ». Pour des raisons que j’analyse dans un autre chapitre [9], mais pour celle-ci d’abord : l’abbé n’avait évidemment pas anticipé l’emballement médiatique et comptait, après sa réunion avec Marie Frémont, informer secrètement ses intimes de sa situation. L’engrenage au scandale en décida autrement, il remit de « semaine en semaine et finit par ne plus oser [10] ».
La Croix en fait un « traître » à ses confrères et à ses paroissiens. De ces derniers – sa grande famille en quelque sorte – dont il était le pasteur, il ne dit rien, n’exprime aucun regret de les avoir délaissés. Pire, il a consenti au simulacre de son enterrement, acceptant qu’ils prient pour un mort qui était vivant. Sa fugue est un choc pour les cléricaux qui avaient milité pour la thèse de l’assassinat, laquelle – crédible – préservait la dignité de l’abbé et celle de L’Église
- En une de La Croix, 26 septembre 1906. L’abbé, un « misérable ».
Claustré dans son modeste appartement de la rue de Constantinople, l’abbé semble fatigué, comme embarqué dans une aventure qui le dépasse. Après les deux mois de fugue, d’incertitude, de remords, il a subi de plein fouet l’ouragan médiatique et les sollicitations de ses amis.
Le curé de Châtenay hanté par sa « faute »
À ses visiteurs, il confesse d’abord son péché ; à l’abbé Chaudouet, il confie son repentir. « J’ai fait une faute en aimant une jeune fille sur laquelle mes vœux, mon devoir me défendaient de jeter les yeux [11]. » Son cœur et sa chair l’ont emporté sur la raison, sur son éducation et ses promesses d’ordinand malgré une lutte de trois ans. Car, dit-il au Soir de Bruxelles, « j’ai cherché à l’éviter [la faute] par la pénitence, des retraites et des jeûnes [12] ».
- L’abbé Delarue et Marie Frémont dans leur appartement bruxellois, Le Matin 29 septembre 1906.
Cet aveu répété suscite diverses interprétations, mais toujours il déconcerte. Pour Le Petit Journal, l’abbé souffre encore de sa « chute » : « L’impression s’accentue d’un homme qui a subi une heure d’affolement, d’un prêtre que les sens ont égaré et qui, la rupture faite, se retrouve ce qu’il était auparavant, un prêtre tourmenté, inquiet et qui regrette. » Le Journal note finement que l’obsession du péché est telle qu’il ne « songe pas une seconde à revendiquer un droit [13] », celui de partager sa vie avec une femme.
Si le sentiment peccamineux est aussi prégnant, c’est que sa fuite n’était en rien motivée par une quelconque altération de sa foi. Catholique, il était ; catholique, il reste : « Je ne suis pas un révolté, je ne suis pas un apostat, je ne suis pas un prêtre relaps […] Ma dévotion au Christ est indemne, ma fidélité aux dogmes, ma fidélité envers l’Église sont intacts [14]. »
Il a gardé avec lui, tel un talisman, son celebret, ce certificat qui permet au prêtre de dire la messe en tout lieu, comme s’il n’avait pas encore fait le deuil de son sacerdoce. De son côté, Marie Frémont (que les journaux cantonnent au rôle secondaire) fait savoir que tous deux prient Dieu « de nous pardonner [15] ». Un mariage est prévu.
Monté en épingle dans le contexte de la loi de séparation des Églises et de l’État, leur aventure a occupé le terrain médiatique pendant des mois, prétexte aux controverses passionnées entre cléricaux et anticléricaux.
Une histoire du passé qui interroge le XXIe siècle
Surtout, la suite cette histoire singulière, envisagée dans les derniers chapitres du livre, interroge sur des sujets toujours débattus de nos jours : les rapports complexes entre l’Église, l’amour et le sexe ainsi que le devenir des enfants de prêtres, « enfants du silence ». Plus largement, elle questionne sur l’influence et - parfois l’emprise - des religions sur les hommes et les femmes.
L’histoire du curé de Châtenay est racontée dans le livre « le roman vrai du curé de Châtenay, 1871-1914 » ed. EM.