Les raisons de la vocation
Mais à treize ans, il quitte les siens et les grandes étendues champêtres pour se murer dix ans durant dans le confinement feutré d’un autre monde : celui du séminaire. Sa vocation s’inscrit dans un paysage religieux de désolation. Mgr Lagrange est catastrophé par sa tournée pastorale de 1890 : « Je viens de visiter une partie notable de nos paroisses… Le mal chemine…, le dimanche est peu respecté, les Pâques trop abandonnées. » Ajoutons à ce panorama local déprimant, les coups de boutoir de la République contre la toute-puissance cléricale au premier rang desquels les lois Jules Ferry.
Henri David, son camarade de promotion, donne au Matin le seul témoignage direct que nous ayons sur sa vocation. Joseph, dit-il, « était destiné dès l’enfance à la prêtrise [1] ». L’influence des parents et en particulier de la mère est déterminant [2]. Elle est soulignée aussi bien par les curés que par les séminaristes eux-mêmes. Un des condisciples de Joseph l’exprime sans ambages dans un poème adressé au supérieur du petit séminaire :
Sur les genoux de ma mère
Où j’étais allé m’asseoir
Pour réciter ma prière
Une voix dit à mon cœur
Fais-toi prêtre du seigneur [3]. »
L’engagement définitif à servir le « bon Maître » survint probablement, comme tant d’autres, lors de la communion. Celle de Joseph a lieu le 20 mai 1883, quelques mois après le décès de sa mère ; on peut conjecturer que ce jour, il répondit à l’avenir qui lui était assigné du ciel par l’absente.
C’est en toute conscience que l’Église s’appuie sur le bras maternel. Lors de la remise des prix de 1890, devant le parterre des séminaristes et de leur famille, le supérieur du petit séminaire, proclame avoir « foi dans ces mères chrétiennes qui comprennent combien il est doux de consacrer au service de Dieu ce qu’on a de plus cher au monde. » La volonté maternelle est d’autant plus efficace que s’y greffe un terreau paroissial fertile. C’est justement le cas à Ymonville. En l’espace de onze ans, de sa nomination en 1882 à sa mort prématurée en 1893, l’abbé Béchu métamorphose sa paroisse en pépinière céleste : « Il eut plus que personne le don et le mérite de discerner et de placer dans les séminaires un grand nombre de jeunes gens [4]. » Onze exactement, dont Joseph.
Le monde clos du séminaire
Connaître sa formation au séminaire, s’approcher au plus près de son esprit est la condition sine qua non pour comprendre le scandale de 1906 dans ses racines les plus intimes. Le séminaire est pour Joseph une rupture radicale. Le 30 septembre 1884, il franchit les portes du petit séminaire de Saint-Chéron.
Dans ce monde clos hérissé de bâtiments hauts comme des remparts, finis les jeux dans la plaine, finie aussi la promiscuité dans le deux-pièces sans confort. Le petit campagnard découvre de vastes dortoirs divisés en alcôves où s’ordonnent un lit, une armoire basse et une cuvette. Et au grand séminaire, il goûte le privilège d’une chambre particulière. Signe visible d’appartenance à ce nouveau monde, dès l’entrée en 7e, Joseph se dépouille de ses vêtements pour revêtir une « tunique noire fermée ». Ce n’est plus l’habit civil, ce n’est pas encore le costume ecclésiastique que, cependant, elle prélude.
Le séminaire est l’écrin approprié aux attentes divines. Le supérieur le leur rappelle lors de la remise des prix en juillet 1890 : « Mes chers enfants, dans tout ce qui vous entoure, le parfum des fleurs, le chant des oiseaux, la nature avec ses charmes, tout vous rappelle ici la présence de notre Père au Ciel […] le petit séminaire est comme le paradis terrestre. »
Séminariste sous contrôle
Dans cette serre religieuse fermée aux vents du dehors, l’enseignement, le règlement et l’obéissance au supérieur façonnent les esprits juvéniles. Il est le berger qui veille ses brebis, détournant des tentations « l’enfant infidèle séduit par Satan ». Laissons une fois encore parler Joseph par l’un de ses poèmes dédiés au supérieur du petit séminaire :
À merveille toujours tu sais nous protéger. »
- Poème de Joseph Delarue au supérieur du grand séminaire. Il reste fidèle aux métaphores florales de ses précédentes odes.
L’ascendant du supérieur est si fort qu’il s’exerce jusqu’aux replis de l’âme : « Il avait su déposer dans nos cœurs, outre le désir du sacerdoce, une affection filiale pour sa personne… Nous étions persuadés qu’il lisait en nous et nous ne pensions jamais à lui cacher quelque chose. » écrit un condisciple de Joseph [5]. « Cacher » les doutes ou les élans du corps.
Pour ces adolescents, le péché, c’est d’abord l’appel de la chair qu’ils doivent refouler par « une vigilance de tous les instants », amorce d’une future sublimation. L’enseignement y pourvoie. En seconde, Joseph traduit du grec l’homélie de saint Basile. Elle dit la supériorité de l’âme éternelle sur le corps périssable :
« Nous avons deux vies : l’une propre à la chair passe rapidement, l’autre particulière à l’âme n’admet pas de fin. Méprise la chair, elle a des désirs contraires à ceux de l’esprit. Prends garde de ne jamais t’attacher à la chair. »
La version s’achève par une mise en garde que revisite le père Debreyne dans son ouvrage destiné aux séminaristes, les prévenant de « l’état de servitude et d’abjection » que provoque inexorablement « l’empire tyrannique des sens » ; lequel peut mener le prêtre au scandale. C’est justement l’objet de la dictée sur laquelle les élèves composent en 1887 :
« Malheur aux hommes qui scandalisent, ministres du dessein du démon. Il leur serait plus avantageux d’être précipités au fond de la mer que d’être devenus une occasion de perte et de scandale. »
La maîtrise du corps s’étend à tous les domaines. La contention impose la modération des gestes et des déplacements. Le règlement prône un pas modéré pour se rendre à la chapelle et exige le silence au réfectoire. En cours, comme à l’étude, sont proscrits bavardages et « postures molles » propices au vagabondage des esprits.
Quel enseignement ?
Joseph auquel l’instituteur et le curé avaient appris les rudiments scolaires découvre la culture classique et ses deux mamelles, le latin et le grec. Les registres du petit séminaire de Saint-Chéron nous révèlent la richesse, mais aussi les limites de sa formation. Guidée avant tout par le souci d’étudier les écrits des « bons auteurs », elle est expurgée de toute scorie inconvenante.
Le voilà qui fréquente les grands noms de l’histoire et de l’Église. L’Antiquité est à l’honneur : Joseph multiplie les narrations, les versions et les thèmes grecs sur Eschyle, Diogène, Socrate, Alexandre, Agamemnon, Hector et Ajax ; il fait de même en latin sur César, Pompée, Pline, Caton, Scipion et versifie sur Pompéi. L’histoire contemporaine s’arrête à la révolte polonaise de 1830.
L’instruction religieuse donne lieu à des devoirs tout aussi variés : version latine sur la Vierge et sa colombe, sur le discours de Dieu aux hommes de bien ; version grecque sur l’ode à Marie et sur les martyrs ; exercice de narration sur les premiers chrétiens, les catacombes et la mort d’Abel, ou encore composition française sur Noé et les ruines du monde.
Enfin, les idées politiques conservatrices infusent toute sa formation. Une version grecque expose la supériorité de la campagne sur la ville au moment où la première se vide au profit de la seconde, corrompue par le vice et le poison de la Libre Pensée ; alors que l’expansion coloniale bat son plein, une dictée établit le primat de la civilisation européenne sur les autres. Sans surprise, les extraits choisis exaltent la Monarchie comme le meilleur des régimes. Dans une ode, un séminariste songe « à l’antique gloire » de la France et « se rappelle en pleurant le temps de saint Louis » ; deux élèves interpellent le supérieur à propos de Jeanne d’Arc.
Au grand séminaire, Joseph apprend à réfuter les théories de Darwin et surtout le positivisme, « le mal le plus dangereux depuis la décadence romaine », écrit-il sur un petit cahier. Les positivistes sont un véritable repoussoir. Pour eux, poursuit-il, « il n’y a pas de Dieu, pas d’âme, pas de vie future. Ils ne cherchent dans la science que l’approbation de leurs conduites ». Et de conclure : « Depuis la naissance du monde, tous les peuples ont vécu de surnaturel : le monde a-t-il donc vécu dans l’erreur [6] ? »
- Extrait du cahier où Joseph Delarue critique le positivisme. Archives diocésaines de Chartres.
Par la vertu de son travail et grâce à ses dispositions intellectuelles, Joseph est le meilleur élève des douze élèves de sa promotion.
L’engagement au célibat et à la chasteté
En 1893, il est appelé au sous-diaconat, étape décisive en ce qu’elle implique de demeurer dans le célibat, état conforme au modèle christique, lequel implique la chasteté sacerdotale. Elément de distinction des prêtres par rapport aux autres créatures, elle annonce « l’immortalité » selon saint Augustin tandis que, pressent saint Jean Chrysostome, elle préfigure le Paradis où « les hommes vivent comme des anges, libres de toute concupiscence. Il n’y a pas de relations sexuelles ».
Cet état de pureté est inséparable de la sacralité qui habite le prêtre, intermédiaire entre les hommes et Dieu et qui chaque jour célèbre le mystère de l’Eucharistie. « Puisque les prêtres doivent être le temple de Dieu et le sanctuaire du Saint-Esprit, il est indigne qu’ils s’adonnent aux choses sexuelles et souillées », édicte le deuxième Concile de Latran en 1139.
Le 23 juin 1895, Joseph est ordonné prêtre dans la chapelle des sœurs de la Visitation de Chartres. L’archidiacre le conduit à l’évêque à qui il promet obéissance. Puis, celui-ci lui présente le calice et l’hostie. Joseph s’engage devant tous à vivre son ministère selon les lois de l’Église. C’est fini. Il est uni à l’Église pour servir Dieu.
Quoi qu’il en coûte.
Prochain article : Avant le scandale, le quotidien d’un curé de campagne à la Belle Epoque...
L’histoire du curé de Châtenay est racontée dans le livre « le roman vrai du curé de Châtenay, 1871-1914 » ed. EM.