La cure de Châtenay
En 1898, à vingt-sept ans, l’abbé Delarue hérite de la cure de Châtenay. Petit village d’Eure-et-Loir situé à la lisière de l’Essonne, Châtenay est posé au milieu des champs, à l’écart de tout. Quel est le quotidien de Joseph Delarue en ces temps de conflit entre cléricaux et anticléricaux et d’affaissement des pratiques religieuses ?
- A gauche, le presbytère avec son grand sapin et derrière son jardin ; à droite, l’église Saint Sulpice. L’abbé Delarue n’a qu’à traverser la rue.
Dans la lourde tâche qui l’attend, il peut compter sur le soutien familial : sa sœur cadette Marie renonce au mariage pour se consacrer à son ministère. Ce soutien familial est le bienvenu, car la première nomination est un moment redouté. Plus de tuteur, plus de supérieur : désormais seul maître à bord, l’abbé Delarue éprouve sans doute cette appréhension mêlée d’espoir, exprimée par l’un de ses condisciples : « Faudra-t-il labourer dans de rudes labeurs, récolter dans la joie et semer dans les pleurs ? Si portant notre Croix toujours et partout, Jésus est avec nous, c’est assez et c’est tout [1] »
Le péril de la confession
- Caricature anonyme faite à propos de l’affaire du curé de Chatenay. Les dangers de la confession.
De tous ses devoirs, le plus délicat est la confession parce qu’il y a « danger de se souiller en purifiant les autres [2] ». Se souiller, non pas tant par l’aveu du péché d’avarice ou de gourmandise que par celui de luxure, surtout s’il émane d’une jeune pénitente. Or, en ce domaine, le prêtre joint à l’inexpérience des sens une représentation qui fait de la femme la tentatrice suprême. Dans les manuels du confesseur, le péché de chair occupe une place importante, signe de l’obsession que lui porte l’Église. Certains ouvrages lui sont même entièrement consacrés à l’instar du Manuel secret du confesseur de Mgr Bouvier qui connaît un succès phénoménal au XIXe siècle [3]. Pensées impures et situations concrètes, fornication simple, concubinage, plaisir solitaire, attouchement impudique et variété des positions : tout est analysé au prisme du péché, véniel ou mortel.
En voici un exemple que, selon toute probabilité, le jeune prêtre a pu recueillir à travers la grille de son confessionnal. Le premier a pour thème les « mauvaises pensées » qui assaillent une fiancée à la perspective des ébats de la nuit de noces, l’une peut-être des jeunes femmes qu’il a préparées au mariage. A-t-elle péché ? Péché mortel, tranche Mgr Bouvier, car elle a consenti « à la délectation charnelle ».
Pour aider le confesseur à mener ce questionnement avec doigté, les mêmes ouvrages prônent une stratégie adaptée : ne pas effaroucher et de ne pas s’informer inutilement du consentement ou non au péché, car « si elle n’y a pas consenti, il est inutile d’aller plus loin [4] ». En outre, ce serait peut-être instruire la pénitente d’un vice ignoré. Quant au confesseur lui-même, il doit se défendre de toute « délectation sensuelle » née des confidences ou de l’aveu et ne recevoir les pénitentes qu’aux heures du jour. Bref, repousser les tentations du Malin. En 1904, Pie x rappelle dans l’encyclique Jucunda sane que le bon prêtre est « mort aux passions de la chair ».
À titre personnel, l’abbé Delarue part en retraite une à deux fois par an chez des religieux pour se « refaire la santé et le moral quand il se sent déprimé par des luttes et des fatigues [5] ». Comme ses collègues, il rencontre son directeur de conscience. Sont évoqués tous les aspects de la vie y compris dans ce qu’elle a de plus personnel. « On lui dit ce qu’on ne peut pas dire ailleurs pour des raisons de convenance et de retenue [6]. »
Un homme bon et simple
- L’abbé Delarue trinque sans façon avec le receveur des postes de Châtenay. Le Matin, 14 août 1906.
Les témoignages qui suivent sont certes postérieurs au scandale de 1906, ils sont certainement partiaux et retravaillés par la mémoire, mais ils concordent avec ce que nous avons appris de sa personnalité : l’abbé Delarue est un homme sensible et bon. En quelques mots, il sait réconforter. Ainsi, raconte une paroissienne, « il y a quelques années, il était appelé au chevet d’un ancien zouave qui avait eu la jambe coupée en 1870 :
– Toi ? Mourir ? Ne fais pas cette bêtise, le bon Dieu ne te veut pas et le diable a peur de toi ! »
En passant, il pointe sa trop grande consommation d’alcool d’un trait d’esprit : « Tu te casseras un jour l’autre jambe ! »
D’une générosité peu commune, il donnait de son temps et de son argent. « Quand des personnes étaient malades et peu fortunées, l’abbé les envoyait chez M. Morchoisne, le boucher et leur faisait fournir des viandes qu’il réglait », rapporte un voisin. « Combien de fois n’a-t-il pas payé le fermage à des paroissiens ruinés », soupire le maire. Quant à Brinon, industriel et ami de Pussay, il se souvient « qu’hiver comme été, il n’hésitait pas à se lever à n’importe quelle heure de la nuit pour aller chercher un médecin ». On salue aussi sa tolérance, car ces services étaient rendus sans préjuger de « ce que pouvait penser tel ou tel », c’est pourquoi « les personnes qui étaient dans l’indifférence religieuse étaient les premières à l’estimer [7] ».
Un prêtre moderne
Prêtre jeune, l’abbé Delarue est aussi un prêtre moderne. À la marche, il préfère son vélo « Clément ». À ce sujet, les échos sont unanimes, l’abbé aimait monter « sa bécane. » Elle lui est bien pratique pour visiter les trois autres communes de sa paroisse, voir ses collègues et aller et venir des gares de Sainville ou d’Étampes à Châtenay. Mais pas question de pédaler pour aller à Chartres. Car si l’évêque tolère l’engin à deux roues en campagne, il en interdit l’usage dans la cité épiscopale. La soutane relevée, flottant au vent, voilà qui a « des inconvénients au point de vue de la dignité du prêtre [8] ».
L’abbé Delarue a aussi la passion de la photographie qu’il met au service de sa mission apostolique. Il participe ainsi au projet d’exposition organisée par la Société Archéologique d’Eure-et-Loir en faisant des clichés des œuvres d’art de ses églises. De retour de Rome, il fait dans son église une conférence avec projections lumineuses [9].
Un prêtre engagé : l’école privée, sa grande œuvre
Surtout, pasteur engagé, il lutte à son niveau contre le déclin des pratiques religieuses. Il organise une mission de prédication pendant le carême de l’année 1903. Si l’on en croit son récit reproduit dans La Voix de Notre-Dame de Chartres, c’est un succès sans précédent. Deux ans plus tard, le 9 avril 1905, l’église est encore bondée quand l’abbé inaugure les quatorze stations du chemin de croix, offert par une dévote de la paroisse retirée à Paris.
L’école privée de Châtenay, créée par l’abbé Delarue. Son institutrice est Marie Frémont, ancienne novice des Sœurs de saint-Paul de Chartres. Le Matin, 6 octobre 1906.
- L’école privée de Châtenay, créée par l’abbé Delarue. Son institutrice est Marie Frémont, ancienne novice des Sœurs de saint-Paul de Chartres. Le Matin, 6 octobre 1906.
Mais sa grande œuvre, c’est l’école privée de filles. À partir de 1903, il y met toute son énergie, un peu de son argent et beaucoup de son temps. Sa création qui ressemble à un parcours du combattant ne peut se comprendre que par le contexte. Par la force de la loi, les écoles congréganistes de France doivent fermer et parmi elles, celles tenues par les Sœurs de Saint-Paul de Chartres à Châtenay. Que faire ?
L’Église se résout à séculariser des novices. Autrement dit, des jeunes femmes promises à l’état religieux mettent un terme à leur parcours avant de prononcer leurs vœux. Cornette ôtée, habillées désormais en civil - mais de cœur fidèle à leur vocation - elles peuvent assurer la pérennité de l’école privée. Le tour de passe-passe est dénoncé par les anticléricaux, mais du strict point de vue légal, il est imparable. À Châtenay, ce sera Marie Frémont. « Très distinguée et fort bien élevée », elle est recommandée par les sœurs de Saint-Paul de Chartres, congrégation au sein de laquelle elle a accompli ses deux années de noviciat en 1901 et 1902.
L’ouverture de l’école traîne, repoussée par une série de contrariétés qui s’étalent sur plus d’un mois. Au maire qui estime que les locaux sont « sains, aérés et bien éclairés », l’inspecteur primaire répond que « les travaux ne sont pas terminés et que certains aménagements ne satisfont pas aux prescriptions hygiéniques. Le sentiment est que les fonctionnaires de la République rivalisent en tracasseries. L’école n’ouvre ses portes qu’en novembre 1903.
Les « persécutions » de l’année 1906
Ses années coïncident avec d’autres soucis puisqu’un nouveau front s’ouvre avec la loi de Séparation des Églises et de l’État qui couronne d’épines l’édifice anticlérical. L’inventaire des églises en est le point d’orgue. Il est jugé humiliant et paraît préluder une future spoliation. Il a lieu à Châtenay le 6 mars 1906. Au percepteur qui se présente, l’abbé Delarue lit une déclaration :
- Déclaration lue et remise au percepteur par l’abbé Delarue, le 6 mars 1906. V art 282, Archives départementales d’Eure-et-Loir
« Au nom des paroissiens, au nom des conseillers de fabrique comme en mon nom, je vais vous déclarer que nous adhérons entièrement aux sentiments et aux décisions du Souverain Pontife. Nous protestons donc de toute notre énergie contre la violence que nous avons à subir et fièrement nous en appelons au jugement de Dieux [10] ! »
Trois mois après l’inventaire, l’abbé est, cette fois, victime d’un mauvais coup venu de la mairie. Le 21 juin 1906, un conseiller observe que le brancard municipal est emprunté pour le service religieux, contrairement à la loi. « Après en avoir délibéré, le conseil décide par six voix contre quatre que dorénavant ledit brancard sera exclusivement affecté au service extérieur des pompes funèbres et qu’il ne devra pas entrer dans l’église pour le service intérieur [11]. » L’incident peut sembler mineur, mais il est des gouttes qui font déborder le vase.
Fatigué
À peine a-t-il saisi la crosse et coiffé la mitre que le nouvel évêque de Chartres exhorte ses curés à avoir « la force des premiers martyrs ». Mais l’abbé Delarue est fatigué. Aux contrariétés s’ajoutent des douleurs intestinales et des maux de tête [12]. Il s’alite. Ses difficultés sont peu ou prou, n’en doutons pas, celles des cinquante mille curés du clergé français.
Mais voilà : il est le seul à être à l’origine d’un scandale public à nul autre pareil dans les annales de l’Église.
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L’histoire du curé de Châtenay est racontée dans le livre « le roman vrai du curé de Châtenay, 1871-1914 » ed. EM.