Carrier, qui es-tu ?
- Un ouvrier carrier
La seconde moitié du XIXe siècle et le début des années 1900, vit arriver dans notre région les premiers immigrés venant de Normandie, du Limousin, de Picardie. Certains venaient même du nord de l’Italie, où ils fuyaient la famine et la misère qui régnaient alors dans leur pays. Ils s’engagèrent pour la plupart dans l’agriculture locale, qui manquait cruellement de main-d’œuvre. Ils s’installaient comme ils pouvaient, vivant avec leurs familles nombreuses dans des conditions misérables, car les emplois qui leur étaient proposés étaient souvent les plus durs physiquement et les plus mal payés. Mais ils en avaient vu d’autre !
Une partie d’entre eux profita de l’explosion économique industrielle du Second Empire et prit le travail proposé dans ces nouvelles industries, qui n’était que peu recherché par nos ancêtres paysans. Le bouche à oreille faisant son œuvre, ces immigrés se font embaucher comme maçons, terrassiers, manœuvres ou ouvriers carriers, car les carrières de craie et de
gypse étaient alors en plein essor. Mais le travail y est harassant, malsain, sale et qui plus est fort dangereux et mal payé. Les ouvriers carriers gagnaient à la fin du XIXe siècle entre 2,50 et 3,50 francs par jour alors qu’un ouvrier menuisier gagnait entre 4 et 5 francs.
Normands, Limousins, Picards ou Italiens, se transforment en petits « hommes blancs », soumis à l’obscurité, au froid et à l’humidité des carrières. De plus, ils respirent énormément de poussière. Leur espérance de vie dépasse rarement 40 ans. Un de nos dictons nous dit même que 24 heures passées dans une carrière ôtaient 6 heures de vie à celui qui en a avalé la poussière.
La reconnaissance des maladies professionnelles n’existait pas à l’époque, et
rares furent ceux qui termineront leur vie sans être atteint de rhumatisme articulaire, cécité ou de désordres respiratoires. De plus, la poussière de craie dessèche les gosiers, et c’est là certainement son effet le plus catastrophique, car elle pousse l’homme à boire d’une manière immodérée.
Fortes têtes, soumis à des conditions de travail qui leur donnaient des forces physiques peu communes, leur résistance à l’effort, leur habitude à la souffrance et leur absence de crainte vis-à-vis des blessures ou de la mort,
firent qu’échauffés par l’alcool, ils furent classés comme des individus peu recommandables par la population paysanne de Méry. Ils formaient une véritable « caste de parias » désignés sous le nom de « malféra ou malfrancs », d’où l’on tira ensuite le mot français de « malfrats ». Voilà ce qu’écrit à leur sujet un enquêteur en 1910 :
« Ils ne sont jamais du pays ; parmi ceux que j’ai approchés, l’un était de Beauvais et avait fait avant d’entrer à la carrière toutes sortes de métiers ; un autre était breton, un troisième ancien mécanicien sans ouvrage, avait pris cette situation en attendant mieux ».
Contrairement à l’ouvrier mineur de fond qui était attaché à son métier, l’ouvrier carrier n’exerce le sien qu’à regret. Peut-être est-ce dû au faible niveau de sa rémunération ou à la négligence que mettent les patrons carriers à ignorer tout ce qui regarde le bien-être de leurs ouvriers. Mais les ouvriers carriers leur rendaient cette justice : les patrons de carrière étaient presque tous détestés, même parfois haïs.
Pour compenser la faiblesse des salaires, les carriers étaient astreints à travailler beaucoup. Les journées de travail de 13 à 15 heures étaient la monnaie courante de leur existence. Ils étaient payés chaque mois, mais à la tâche, par mètre cube de pierre extrait. Malgré cela, leurs conditions de vie restaient tellement misérables que pour nourrir la famille, femmes et
enfants devaient également travailler. Il n’y avait aucun jour de repos dans la semaine. Ils travaillaient 7 jours sur 7. Ils n’avaient droit au repos qu’une journée toutes les cinq semaines, le lendemain du versement du salaire mensuel. Cette journée tombait toujours un dimanche. Le seul moment d’arrêt dans la journée de travail était celui du petit somme qu’ils faisaient, étendus par terre sur le « cron » (poussière de pierre de gypse), à l’entrée de la
carrière, après le déjeuner de midi.
Voici le témoignage de M. Jean D. sur les conditions de travail. Il avait commencé à travailler à 15 ans, en 1927, comme carrier dans une carrière-plâtrière :
« J’avais été embauché pour conduire un cheval car je n’avais pas la force d’un adulte pour exécuter la tâche de carrier. Je commençais à 6h30 et, après avoir donné à manger et à boire à mon cheval, je l’attelais à un tombereau et nous descendions afin d’assurer le premier relais au fond de la carrière, près du front d’abattage. Mon tombereau rempli, je le ramenais jusqu’à un poste de relais ou un autre ouvrier me l’échangeait contre un vide. Ainsi, toute la journée je faisais la navette. À midi, je remontais le cheval à l’écurie extérieure et lui donnais à manger. La pause terminée, nous redescendions jusqu’au soir dans le noir des galeries ».
Les employeurs augmentaient substantiellement leurs revenus en établissant près de l’entrée des cavages des estaminets-épiceries, appelés « cantines », où ils vendaient du vin, préparaient des repas et vendaient à crédit de la nourriture. Certains logeaient leurs ouvriers dans les maisons du pays, déduisant du salaire, en plus des frais divers (outils, huile ou pétrole pour les lampes…), leurs loyers. Les carriers devenaient alors entièrement dépendants de leur patron.
- Intérieur d’un carrier des Chaudrolles à Saint-Sulpice près de Cognac
Dans ces maisons, le confort n’était pas au rendez-vous. Pas d’eau courante - au mieux l’eau était à la pompe dans la cour et si ce n’était le cas, il fallait avec brocs et seaux, aller la chercher à la fontaine publique. Pas d’électricité, l’éclairage se faisait à la bougie ou la lampe à pétrole. Pas de chauffage dans les chambres, la seule source de chaleur était donnée pour toute la maisonnée par la cuisinière de la salle commune, où vivait l’ensemble de la famille. Pas de salle de bains, ni de WC. Les toilettes étaient dans la cour et l’on se lavait chaque jour à la cuvette, au-dessus de l’évier.
La tenue de travail des ouvriers carriers ne comporte qu’une mauvaise chemise, souvent ôtée sur le front de taille à cause de la transpiration, un tablier de cuir protégeant le torse des éclats et les genoux quand ils « souchèvent » leur « blot », un pantalon de grosse toile et de mauvais godillots, mangers par les eaux stagnantes de la carrière. Un foulard, noué autour du coup leur permet de s’éponger de la sueur et d’ôter la poussière de craie sur leurs paupières, qui brûle et irrite leurs yeux.
Voici la description saisissante du carrier que nous donne
Alexandre Dumas dans son livre « Le trou de l’enfer » :
« L’aspect des carriers est en général sinistre. Le jour, leur œil clignote, à l’air leur voix est sourde. Ils portent les cheveux plats, rabattus jusqu’aux sourcils ; une barbe qui ne fait que tous les dimanches matins connaissance avec le rasoir ; un gilet qui laisse voir des manches de grosse toile grise, un tablier de cuir blanchi par le contact de la pierre, un pantalon de toile bleue. Sur une de leurs épaules est une veste pliée en deux, et sur cette veste pose le manche de la pioche ou de la besaiguë qui, six jours de la semaine, creuse la pierre ».
Une absence cruelle de protection sociale
La présence d’ouvriers étrangers, notamment d’Italiens venant des régions pauvres du Nord de l’Italie, était souvent l’objet de discorde et de sectarisme de la part des ouvriers français.
En raison de leur statut d’étrangers, ils étaient souvent indifférents à la constitution d’un syndicalisme national. Cette indifférence arrangeait bien le patronat qui trouvait en eux un personnel docile, malléable et surtout travailleur. Cependant, au tout début du XXe siècle, l’exploitation des carrières de craie et de gypse fut émaillée de graves crises sociales. Par l’intermédiaire du syndicat ouvrier C.G.T. des Terrassiers et Carriers (non reconnu par le
syndicat des patrons), ils demandent que des augmentations de salaire soient prises afin d’améliorer leur sort et celui de leur famille.
En face d’eux, un patronat tout puissant, intransigeant et incontournable, qui n’a d’ordre à ne recevoir de personne – pas même du gouvernement - et qui contrairement aux autres corporations n’est soumis à aucune contrainte en matière sociale ou de prévention des accidents ; hormis le décret du 18 février 1892, qui ne leur impose que de se faire contrôler par les fonctionnaires du service des Mines et à faire dresser le plan de leurs exploitations.
Il faut bien vous rappeler mes petits enfants, que les carriers de France ne durent leur premier jour de repos hebdomadaire que suite à la plus importante catastrophe minière d’Europe, qui se produisit en 1906 à Courrières près de Lens. Elle fit officiellement 1099 morts. Les ouvriers s’étant mis en grève, Georges Clemenceau qui était ministre de l’intérieur, leur envoya pour régler le problème, 20 000 hommes de troupe armés et 10 000 gendarmes ! Il faut bien vous rappeler aussi, chers lecteurs, que la loi du 29 juin 1894 qui institua le premier régime de prévoyance en faveur des travailleurs du sous-sol, ne doit
pas vous faire occulter l’absence totale de réglementation sociale dans les mines et les carrières. Et ce n’est qu’à partir de 1970, que les pouvoirs publics commenceront à édicter des lois protégeant les ouvriers mineurs et carriers… soit 40 ans après leur disparition dans notre région !!
Les révoltes ouvrières au début du XXe siècle
De la Révolution au début du XXe siècle, la condition ouvrière n’a que peu évoluée, creusant un écart de niveau de vie considérable entre le monde ouvriers et paysans et celui des bourgeois-patrons. La durée quotidienne de travail des ouvriers se situe autour de 13- 15 heures, pour les hommes et pour les femmes. Les conditions de sécurité et d’hygiène au travail sont catastrophiques. Ces conditions amènent une espérance de vie qui ne dépasse
pas 43 ans en moyenne à Paris et de 33 ans dans les bassins miniers, où les conditions sont les plus dures. La faiblesse des salaires impose aux familles de faire travailler maris, femmes, mais aussi les petits enfants. En 1910, les enfants commençaient à travailler dès l’âge de 6-8 ans (12 ans dans les carrières). Ces injustices criantes amenèrent la population à une situation de révolte ouverte, vis-à-vis du système capitaliste en place Cette dégradation des conditions de vie des ouvriers s’explique par l’inorganisation de la classe
ouvrière. Elle s’organisera au début du XXe siècle en bourses du travail puis en
fédérations corporatives, qui adhéreront bientôt aux idées révolutionnaires de la
Confédération Générale du Travail (C.G.T.), pour devenir ensuite les syndicats que nous avons encore de nos jours.
De 1906 à 1910, la France ouvrière se révolte. Notre pays connaîtra une longue série de grèves brutales et ininterrompues, conduites par des syndicalistes révolutionnaires préparant le « grand soir de la révolution ». Elles donnent lieu à des incidents violents, à des heurts avec la gendarmerie et l’armée au cours desquels on relève des morts et des blessés : grèves des fonctionnaires qui réclament le droit syndical, grève des ouvriers des carrières de Draveil (trois morts), grève des cheminots de Villeneuve-Saint-Georges, grève générale des
chemins de fer en octobre 1909, etc. Mais le mouvement révolutionnaire anarchiste échoue car le gouvernement n’hésitera pas à réprimer l’agitation par le sang, en dépit de l’indignation qu’il suscitera dans l’opinion. La grande majorité des ouvriers demeurera attachée au syndicalisme réformiste officiel et devra s’accommoder des promesses de promotion sociale de la République.
Après 1910, la vague de grèves s’apaise. Le remplacement en 1911 du secrétariat général de la C.G.T. de Victor Griffuelhes par Léon
Jouhaux sera l’occasion d’une nouvelle orientation syndicale plus prudente et moins révolutionnaire.
C’est dans un tel climat d’intolérance patronale, mais également syndicale, que les carriers de Méry, se mirent eux aussi en grève. Ils donnaient une suite au mouvement des ouvriers-paysans de la ferme de la Haute-Borne à La Bonneville, qui s’étaient mis en grève quelques mois plus tôt et qui avaient obtenu satisfaction dans leurs revendications.
Ils y étaient aussi poussés par la libération de prison, le 6 avril 1910, de Fernand Julian, le secrétaire du Syndicat C.G.T. des Terrassiers et Carriers de Seine-et-Oise, dont ils faisaient parti et qui avait été arrêté et incarcéré pour le motif fallacieux de violences lors des grèves des carriers de Draveil-Vigneux en 1908.
Ils étaient également échauffés par le climat électoral des législatives, qui eurent lieu les 24 avril et 8 mai 1910 et qui se soldèrent par une grande victoire pour la gauche socialiste, qui gagna 23 sièges à l’Assemblée.
Leurs revendications : ils demandaient la suppression du tâcheronnat (travail à la tâche), la journée de dix heures, la signature d’un contrat collectif, et une augmentation significative de leur salaire. Le franc quatre-vingt-dix le mètre cube de pierre extrait, qui leur était payé sans augmentation depuis plus de 15 ans, ne leur permettait plus, avec l’inflation, de subvenir aux besoins élémentaires de leurs familles.
La grève des carriers de Mery
Au début de l’année 1910, en Seine et Oise - les départements de l’Essonne, du Val-d’Oise et des Yvelines ne furent créés qu’en 1964 ; notre région faisait encore partie du département de Seine et Oise, créé à la Révolution en 1790 - les grèves se succèdent d’une façon ininterrompue. Après les maçons de Saint-Germain, ce sont les 3000 ouvriers agricoles des fermes de la Ville de Paris situées à Romainville, Grésillons, Méry-sur-Oise, qui cessent le travail et obtiennent satisfaction à leurs demandes d’augmentation de salaire.
D’autre part, les carriers sont très activement incités à entrer dans le mouvement de protestation général, comme ils l’avaient été, mais sans succès, en juillet 1909, un an auparavant. En 1910, ils cèdent et se mettent en grève.
Il s’agit d’abord, comme toujours et comme dans toutes les grèves, d’une question de gros sous. Les carriers exigent une augmentation de salaire que les patrons ne veulent pas leur accorder. D’où un conflit très calme au début, que j’ai appelé la grève des « bras croisés ».
Par solidarité, les ouvriers du bâtiment d’Argenteuil, de Vauréal, de Cergy, de l’Isle-Adam se joignirent aux carriers de Méry. Le mouvement comptait quand même à ce moment, près de trois mille grévistes, auxquels ne tardèrent pas à se mêler tous les chômeurs de la région.
L’intransigeance absurde du patronat Mérysien heurtera de front le mouvement syndical des ouvriers grévistes et durcira exagérément le conflit, alors que dans les autres communes avoisinantes les maîtres carriers, avec de la bonne volonté, trouvaient une solution et permirent à leurs ouvriers de reprendre le travail. Conflit sans grande manifestation de révolte à Méry, jusqu’au jour où une trentaine d’ouvriers désireux de donner du pain à leur famille, abandonnent les meneurs du mouvement et reprennent le chemin des carrières, acceptant de travailler aux conditions anciennes. Dès lors, l’exaspération des carriers
Mérysiens éclata et les violences commencèrent. À la grève des « bras croisés » succéda la grève des « poings tendus ». Dans ces conditions d’affrontement, les violences ne pouvaient manquer de se précipiter. Et bientôt l’on vit poindre également quelques « gréviculteurs » de profession, toujours à l’affût de mauvais coup à faire exécuter. L’armée fut appelée à la rescousse et le mouvement dégénéra.
Jean-Louis Féjard, « gréviculteur » à Méry sur Oise
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- Pour lire la suite : Au jour le jour, la grève des carriers à Mery-sur-Oise en 1910.