Je l’avais déniché en consultant les tables décennales 1893-1902 de Paris 11 ; certes le prénom Carmen n’avait guère été aguichant puisqu’aucun toréador ne figurait dans ma parentèle, mais comme j’ai le grand bonheur d’avoir un patronyme très rare [1], j’étais confiant en son appartenance certaine à ma famille.
Bingo ! C’était une fille de la sœur aînée de mon grand-père Adrien.
À cette époque les archives en ligne de Paris étaient désespérément bloquées sur 1902 et j’avais donc eu beaucoup de chance puisque Carmen Marie était née en 1901, ante pénultième année de l’ultime décade mise en ligne ; mais, à l’évidence, la suite de mes recherches imposait ma présence en salle de lecture parisienne, hélas distante de plus de 6800 km et 8 heures d’avion de ma Martinique … Force m’était donc de juguler mon impatience pendant six longs mois…
Pourtant, parvenu à mi-parcours de mon purgatoire, une alerte Généanet sur mon patronyme mit fin à mon attente : un petit arbre tout nouveau-né de seulement quatorze individus venait d’être mis en ligne par la petite fille d’un Léon Lagoutte dont le père se prénommait Louis Justin et la mère … Marie Estelle Baumgarth. En dépit de l’inversion des prénoms maternels aucun doute n’était possible : je tenais en ce Léon Lagoutte un frère de ma Carmen Marie.
- Estelle Marie Baumgarth
Je préparais longuement un dossier pour contacter l’auteur de l’arbre (qui est donc ma nouvelle cousine au 8e degré) en peaufinant mes explications et en joignant les photographies plus que centenaires où figurent son arrière-arrière-grand-mère Marie Muller veuve Baumgarth, ses arrière-grands-parents Louis Justin et Estelle Marie et probablement aussi son grand-père Léon parmi les enfants que je n’avais pas su identifier. Bien sûr, je lui révélais l’existence de Carmen Marie…
L’accueil de Valérie fut très sympathique, mais une partie de son texte entama ma sérénité : Carmen Marie était totalement inconnue de sa famille ! Léon n’avait jamais parlé de sa sœur à ses 8 enfants. C’était déjà fort étonnant ; mais la suite me laissa en totale sidération : « …D’autre part, il y a une autre zone d’ombre concernant mon grand-père Léon Lagoutte : j’ai en ma possession son acte de naissance faisant bien apparaître le nom de ses parents (Louis Justin Lagoutte et Estelle Marie Baumgarth), mais j’ai également son acte de mariage et sur ce dernier il n’est absolument pas fait mention de ses parents. Il est mentionné dessus que Léon Lagoutte est « … pupille de l’Assistance Publique de la Seine … »…Les actes figuraient en pièces jointes.
Stupeur et interrogations
Le petit Léon, cousin germain de mon père, à l’Assistance Publique !!!... Ce n’était pas crédible …l’Assistance Publique !!!... , mais ce n’est que pour les enfants orphelins et pour ceux qui ont des parents trop défaillants [2] ou trop toxiques ou maltraitants et qui de surcroît n’ont pas de famille pour les recueillir…
D’emblée mes petites cellules grises se mirent à cogiter en tous sens, mais j’eus beau relire dix fois l’acte de mariage de Léon, il n’y avait aucune échappatoire à deux conclusions incontournables et fort dérangeantes :
1- À l’évidence le couple Louis Justin X Estelle Marie avait implosé dans une tragédie majeure ; il ne me restait plus qu’à espérer que c’était seulement la conséquence d’un funeste et inéluctable mauvais coup du destin et non que leurs responsabilités fussent engagées.
2- Mais, de manière péremptoire, il appert aussi que la solidarité familiale n’avait pas fonctionné…
Ce dernier point était pour moi particulièrement douloureux et incompréhensible : les photos que j’avais adressées à Valérie montraient une tribu nombreuse, épanouie et soudée dont la matriarche, Marie Muller, veuve Baumgarth à 41 ans et qui avait élevé seule ses 8 enfants âgés de 15 à 2 ans était le poteau mitan de la famille ; comment aurait-elle pu laisser son petit-fils Léon échouer à l’Assistance Publique, d’autant que celui-ci avait six oncles et une tante dont deux étaient munis de marmaille ???
De mon exil martiniquais, j’étais bien mal placé pour mener mes investigations, néanmoins je pouvais les préparer pour mon prochain séjour.
D’abord je pouvais répondre à une question importante : quid de Carmen Marie ? Cela me donnerait une indication sur la date de survenue de la tragédie : si le placement à l’A.P a eu lieu après la fin de la guerre, étant née en 1901 et donc suffisamment âgée, elle aurait pu y avoir échappé…
La mention marginale en marge de son acte de naissance la donnait mariée à Quend dans la Somme le 4 mai 1921 ; mais je n’avais pas encore demandé l’acte de mariage… Quand il me parvint mon espoir fut déçu : Carmen Marie avait été, elle aussi, pupille de L’A.P…
Certes le recueil de deux enfants eût été un peu plus contraignant pour la famille ; mais c’était loin d’être une gageure… Alors pourquoi n’a-t-il pas eu lieu ???
Le répertoire des admissions à l’Assistance Publique de la Seine…
J’avais pleinement conscience que seuls les dossiers de L’A.P. de Léon et de Carmen Marie me livreraient le fin mot de l’histoire ; mais le chemin est long, pénible et hasardeux de l’idée à sa réalisation et le GPS généalogique n’est pas encore inventé : à ma question « comment retrouver le dossier d’un ancêtre pupille de l’A.P. de la Seine ? », je tombais sur moult sites où une foultitude de témoignages et commentaires me décrivait avec horreur le labyrinthe de ces démarches débouchant sur un résultat bien aléatoire : de quoi décourager les velléités des béotiens et des néophytes.
Néanmoins après une très longue navigation erratique, désespérante et désespérée dans les arcanes du Net, je tombais sans vraiment savoir comment sur le fichier des admissions à L’A.P de la Seine du début du siècle dernier.
C’est dans le répertoire alphabétique de 1912 que je dénichais Léon et Carmen Marie qui y étaient inscrits sous les numéros 195872 et 195873. Cette trouvaille aurait dû me réjouir ; elle me consterna : sur la ligne qui leur succédait figurait un Louis Lagoutte qui aurait pu n’être qu’un homonyme si son numéro matricule n’avait pas été 195871…
À l’évidence ce petit Louis était le troisième enfant d’Estelle Marie !!! Mon cauchemar continuait…
Le drame familial s’était donc passé en 1912 et la guerre n’en était en rien responsable.
Cette nouvelle donne relança mes cogitations tous azimuts.
Trois enfants, c’était évidemment une charge très lourde, mais le nombre n’avait pas pu être l’élément décisif de la tragédie car je tenais un argument majeur à l’encontre de cette théorie : une des photographies laissées par mon grand-père Adrien montrait sa mère Marie entourée de la famille de son frère Marcel et la fillette d’une dizaine d’années à côté du chien était la cousine Simonne née en 1913…la matriarche était donc bien vivante et alerte dix ans plus tôt ; Carmen Marie et Léon étaient membres de sa tribu depuis 11 et 5 ans … Jamais Marie n’aurait laissé faire ça !
Mais alors pourquoi la solidarité familiale a-t-elle été aussi défaillante ?
Les archives de Paris, du Val de Marne et de la Seine Saint-Denis…
En mai 2016, je débarquai à Paris pour une dizaine de jours : les archives étaient enfin à ma portée.
Ma première préoccupation fut de retrouver l’acte de naissance de ce petit Louis : Léon était né dans le 13e en 1907… la table décennale 1903-1912 de cet arrondissement me proposa un Louis Lagoutte né le 12/5/1909… Il était bien le fils d’Estelle Marie.
Il avait donc 3 ans au moment du drame. En mention additionnelle en marge figuraient son mariage avec Germaine Cogné le 16/4/1932 à Bailleul et son décès le 3/12/2001 à Pont Rémy, deux villages de la Somme.
J’avertis Valérie de l’existence de ce nouveau frère de son grand-père.
De lui non plus Léon n’avait jamais parlé … et cela n’était pas anodin car ce silence malgré le fait que les trois enfants d’Estelle Marie avaient fait leur vie dans la Somme à quelques kilomètres de distance les uns des autres prouvait qu’ils n’avaient eu aucune relation entre eux pendant leur placement et que cette solitude s’était transformée en oubli. Manifestement l’Assistance Publique n’a pas été l’inventeur des cellules psychologiques de soutien qui fleurissent de nos jours au moindre événement un tant soit peu dramatique…
Cette vérification effectuée, la stratégie la plus pertinente eut été de me précipiter sur les archives de l’A.P à la recherche des dossiers des petits Lagoutte ; mais j’étais psychologiquement incapable de m’y résoudre : mon besoin incoercible de connaître la vérité était trop en conflit avec mon angoisse de voir confirmer la responsabilité collective de ma famille dans l’abandon des gamins ; je voulais ardemment savoir, mais mon esprit refusait la trop probable vérité.
De plus la vision apocalyptique des difficultés des recherches dans les archives de l’A.P que m’avaient laissé les témoignages sur le Net me faisait furieusement renâcler devant l’obstacle ; aussi pour repousser l’échéance, je me réfugiais derrière le mauvais prétexte de la nécessité de bien connaître auparavant la biographie des membres de ma tribu avant d’être confronté à l’analyse des dossiers.
Je m’engageais donc dans le classique et fastidieux dépouillement de l’état-civil : je fis une recherche systématique des Baumgarth dans les tables décennales des 20 arrondissements de Paris ainsi que celles des villes du Val de Marne et de la Seine Saint-Denis où ont essaimé des rejetons de la matriarche.
Ce recueil de données n‘était pas seulement épuisant et chronophage, il était aussi très frustrant car les tables décennales ne délivraient que les références pour les actes postérieurs à 1902 qu’il me fallait ensuite réclamer aux mairies. La suite de ce travail fut donc longue et déborda largement mon séjour métropolitain.
Voici la synthèse de ce que j’ai pu en déduire :
Marie Muller, la matriarche : Je trouvais difficilement son acte de décès car elle n’avait pas été enregistrée sous son nom de jeune fille Muller, mais comme Marie Baumgarth. Elle était décédée le 5/12/1924 à Paris 13, donc plus de douze années après le drame de 1912.
Mon ego était satisfait de la justesse de ma déduction photographique ; mais a contrario cela renforçait mes suspicions quant à la responsabilité collective de ma famille et venait lézarder le lien affectif très intense que j’avais contracté avec mon arrière grand-mère Marie depuis que j’avais découvert qu’elle avait sauvé la famille en 1893 après son veuvage ; l’idée qu’étant encore en pleine possession de ses moyens, elle eût accepté l’abandon de ses petits-enfants 19 ans plus tard m’était intolérable.
Estelle Marie : décès le 10/11/1945 à Paris 13 … La date de son décès me stupéfia : 33 ans après l’événement !!! Aucun des scénarios que j’avais longuement échafaudés comme possible solution de l’énigme n’avait comme base une Estelle-Marie en vie au moment des faits…
Vivante … mais alors, qu’est-ce qui a bien pu l’empêcher de jouer son rôle de mère ??? Et comment a-t-elle pu survivre 33 ans à un tel drame ???
Louis Justin Lagoutte : À la naissance de Louis en mai 1909 l’adresse du couple était rue Brillat-Savarin dans le 13e ; mais je n’ai trouvé aucune trace de son décès dans toutes les tables décennales de cet arrondissement ; j’ai élargi mes recherches aux autres tables parisiennes sans succès ; j’ai tenté ma chance dans celles des villes du Val de Marne et de la Seine Saint-Denis où ont résidé des membres de la famille ; même fiasco…
Les autres enfants de Marie la matriarche : J’ai trouvé sans difficulté les actes de leurs mariages et décès et ceux des naissances de 25 petits-enfants.
En 1912, la tribu se composait d’Eugène, l’aîné, qui était marié sans enfant, de notre Estelle Marie, de sa sœur Eugénie -mariée- à qui il restait deux enfants après en avoir perdu deux en bas-âge et qui venait d’en perdre un troisième à l’âge de 6 ans, de Désiré -marié- qui avait 4 enfants, d’Edmond, Marcel, Armand et Adrien, tous les quatre célibataires.
J’ai retrouvé par la suite les dossiers militaires des 6 garçons : Marie, dont les deux parents étaient allemands émigrés de Sarre à Saint-Avold, les a vus partir tous les 6 au front … Les 6 sont revenus sans séquelles notables. Cela prouve donc qu’en 1912, ils étaient physiquement aptes et pouvait aider leur mère pour le recueil des trois gosses, même si Armand, l’avant-dernier-né, effectuait alors son service militaire.
En cette funeste année 1912, Marie avait donc autour d’elle 9 petits-enfants : Marie Carmen (11 ans) était de loin l’aînée de la marmaille composée de trois gamines ( 6, 2 et 1 an) et de 6 garçons qui s’échelonnaient de Léon (5 ans) à deux petits de 2 ans en passant par deux autres de 4 ans précédant Louis (3 ans).
La tribu était soudée autour de sa matriarche et sans problème socio-économique apparent ; alors pourquoi la tragédie des petits Lagoutte qui sépara définitivement Marie du tiers de ses mouflets ?
Odette Baumgarth … : J’ai évidemment profité de mes dépouillements des tables décennales parisiennes pour relever les données sur tous les Baumgarth rencontrés. J’ai ainsi pu compléter mon arbre de quelques dates et lieux qui m’étaient inconnus ; mais surtout j’ai appris l’existence de 4 nouveaux candidats à ma généalogie ; j’ai réclamé tous les actes aux mairies.
L’un d’entre eux vint encore ajouter à ma perplexité : le 15 avril 1918 à Paris 15 était née Odette Baumgarth … fille d’Estelle Marie et vingt-sixième petit-enfant de la matriarche…
Le nom du père n’était pas mentionné ; à l’évidence, ce n’était pas Louis Justin Lagoutte et cela conforta l’idée de l’implosion du couple ; mais celle-ci était-elle la conséquence ou la cause du drame ?
Marie-Louise et Julie Lagoutte : Louis Justin étant introuvable, j’entrepris de rechercher ses parents à partir des données de l’acte de mariage d’Estelle Marie. L’acte de naissance de Louis Justin me révéla peu de choses : pas de papa ; sa mère Marie Lagoutte était couturière, née à Paris et était âgée de 23 ans lors de l’accouchement en 1876 ; ce qui la donnait née vers 1853 ; mais les archives de cette époque étaient parties en fumée sous la Commune… Maudit soit Thiers !
Toutefois une mention additionnelle en marge indiquait que Louis Justin avait été reconnu par sa mère plus de 2 ans après sa naissance ; ce délai un peu trop conséquent me poussa à consulter cet acte ; j’y appris que Marie Lagoutte s’appelait en fait Marie-Louise et qu’elle y reconnaissait deux enfants : en plus de Louis Justin, il y avait une petite Julie, née quelques jours plus tôt. Son acte de naissance m’apprit qu’elle aussi était sans papa désigné ; les mentions en marge donnaient son mariage en 1901 et son décès en 1974.
Ma recherche dans les tables décennales des décès me livra une Marie-Louise Lagoutte décédée à Paris 13 le 13/6/1921. La lecture de l’acte me confirma que j’avais trouvé la bonne car la déclarante du décès était … Estelle Marie Lagoutte, sa bru et toutes deux habitaient 8 rue de l’industrie ; par contre, il n’y avait rien dans le texte concernant Louis-Justin…
Marie-Louise, la grand-mère paternelle des 3 petits Lagoutte et sa fille Julie, leur tante, étaient donc vivantes en 1912 ; elles aussi auraient pu être un recours au moment du drame…
À l’exception de Louis Justin, j’avais donc obtenu l’essentiel du curriculum de la famille et appris des faits nouveaux qui modifiaient quelque peu la donne, mais n’apportaient pas vraiment d’éclaircissements sur le drame : la responsabilité collective de la famille dans l’abandon des enfants restait toujours patente et il s’ajoutait maintenant la probable culpabilité d’Estelle-Marie.
Je retournais en Martinique en septembre 2016 sans avoir eu le temps ou plutôt sans avoir eu le courage de me donner le temps de retourner aux archives.
Mon épouse - que je n’ai pas contaminée de ma fièvre généalogique - trouvait que je prenais trop à cœur cette affaire vieille de plus d’un siècle… Mais bien que je sache parfaitement que mon ressenti était totalement irrationnel, je m’étais investi au point de considérer que j’avais hérité d’une partie de la responsabilité dans la faute familiale et que je me devais donc de résoudre seul cette affaire : demander de l’aide et donc déléguer pour la consultation des archives de l’A.P était pour moi inconcevable. Je n’avais donc comme seule perspective que de patienter jusqu’à mon futur séjour à Paris…
J’ai informé Valérie de mes dernières trouvailles…
Nouveau séjour parisien et nouvelle visite aux archives…
Avril 2017… Cette fois, je ne me dérobai pas ; mais c’est très mal à l’aise que je m’adressai à l’accueil avec un mélange complexe d’un sentiment confus d’impuissance devant la tâche à accomplir, d’appréhension de ne pas parvenir au but et, plus encore, d’angoisse de ce que je trouverais si j’y parvenais.
J’exposai ma requête à l’hôtesse et, à ma grande surprise, il ne lui fallut que deux minutes pour me répondre que les dossiers existaient bel et bien.
L’attente me parut interminable d’autant qu’une pensée horrible vint me perturber : Odette !!! … Et si Odette avait aussi été placée à L’A.P en 1918 … Je retournai à l’accueil … Pas de Baumgarth admis à l’A.P… Ouf !
L’hôtesse revint vers moi avec un énorme classeur de cinq ou six centimètres d’épaisseur ; je paniquai devant l’ampleur du travail qui m’attendait ; mais mon inquiétude fut brève car elle entreprit d’en extraire trois minces chemises, de tamponner les pièces qu’elles renfermaient et elle me remit les frêles dossiers des trois petits Lagoutte.
Ils n’étaient vraiment pas bien épais : à l’intérieur de chacun d’eux il n’y avait que quelques très rares pages glissées dans un in folio constituant le questionnaire d’admission.
Les dossiers étaient désormais entre mes mains, mais l’incertitude demeurait : la solution de l’énigme sortirait-elle de si peu de documents ?
Alea jacta es ! Je me lançai dans la lecture.
Le dossier de Carmen Marie : Le placement avait eu lieu le 22 juillet 1912 ; la première page de l’in folio s’intitulait « explication détaillée des motifs qui ont mené à l’abandon de l’enfant et renseignements particuliers ».
D’emblée je tombais dans le glauque que je redoutais tant ; c’était presque du Zola :
Renseignements sur les parents de l’enfant abandonné :
BAUMGARTH Estelle Marie née en 1880 à Paris 11, journalière, demeurant 5 passage Saint-Hippolyte Paris 11 - mariage à Paris 11 en 1902
LAGOUTTE Louis Justin né en 1876 à Paris 10 - disparu.
Logement : hôtel - Loyer : 5 francs par semaine - Ressources : 2 francs par jour
Ont-ils encore leurs père et mère : paternel : père [3] et mère - maternel : mère.
Ma quête se terminait donc de la pire manière pour moi : au fil du temps, au mépris de toute logique, je m’étais réfugié dans l’espoir d’une tragédie inéluctable qui aurait exonéré les miens de toute responsabilité. Mais l’affaire n’était que d’une sordide banalité : l’abandon des enfants n’avait pas été imposé ; la fuite de Louis Justin avait plongé sa progéniture dans la misère ; leur mère n’avait pas su ou pu assumer ; quant à ma famille, elle semblait s’être sentie bien peu concernée.
Le choc fut rude ; sonné, l’esprit en désordre, j’ai continué néanmoins le dépouillement du dossier de Carmen Marie. La phrase suivante me plongea à nouveau dans la plus grande perplexité :
L’enfant délaissé étant évidemment Carmen Marie et les deux garçons Léon et Louis, quid de ce bébé de 10 mois apparu ex nihilo ??? …Un quatrième petit Lagoutte !!!
Dix mois, cela donnait une naissance en septembre ou octobre 1911 ; mais la table décennale 1903-1912 de Paris 13 ne mentionnait pas la naissance du petit Louis , …
Et pourquoi n’y avait-il pas de dossier d’abandon pour cet enfant de dix mois ? Cette absence impliquerait qu’Estelle Marie aurait fait une sélection entre ses gamins et garder le plus jeune …Quelle mère pourrait se résoudre à ce choix contre nature ?
À l’intérieur de l’in-folio, il n’y avait qu’une liste des fermes où Estelle Marie avait travaillé à partir de ses 13 ans, le montant de son pécule à son émancipation, une attestation de bonnes mœurs de son futur époux rédigé par le maire de Quend et l’autorisation de ce mariage par l’administration.
Les dossiers de Léon et de Louis : Ils comportaient le même in folio rédigé dans les mêmes termes et, comme pour leur sœur, la liste des fermes et le montant de leurs pécules, mais rien sur ce qu’il advint d’eux entre 1912 et leur placement dans les fermes à l’âge de 13 ans.
Pour Léon, il y avait en plus la notation de son incorporation dans la marine, de l’obtention de son brevet de chauffeur à bord du cuirassier Lorraine basé à Toulon, ainsi qu’une lettre de recommandation pour un poste de chauffeur aux Chemins de Fer du Nord qu’il n’a pas obtenu.
Pour Louis, était notée son affectation militaire à Kénitra au Maroc.
La lecture du questionnaire d’admission des enfants m’avait fait progresser : je connaissais la date de l’abandon, j’avais appris la disparition de Louis Justin un an plus tôt, disparition qui avait plongé sa famille dans la misère et la précarité. L’apparition inopinée dans cet imbroglio du bébé Lagoutte venait encore compliquer la donne ; mais je n’avais rien trouvé sur ce qui avait provoqué la décision délétère d’abandon des enfants.
J’en avais terminé avec la lecture des maigres documents contenus dans l’in-folio du dossier de Louis et avec eux s’éteignaient mes espoirs de compréhension du drame…