Le père de Jeanne avait entrepris, autrefois, une carrière de comique troupier ; il ne manquait pas de talent, seulement de public. Martin continuait de faire semblant et chantait à longueur de temps et, ce faisant, avait gravement contaminé sa fille aînée.
À chaque très petit matin, avant que le soleil n’ait osé une première lueur, Serge avait enfourché sa bicyclette pour aller gagner la croûte de sa nichée et Jeanne prolongeait délicieusement sa nuitée jusqu’à ce que l’école Victor Hugo, à-haut, au cœur du bourg de Créteil, ne réclame son content de marmaille ; c’était branle-bas de matinale : à peine avait-elle posé pied au parquet et enfilé sa blouse de princesse ménagère qu’elle se ruait sur son poste de radio.
Pour éviter de subir leurs petites humeurs et récriminations, elle confiait à Charles Trenet, Pierre Dudan, Lina Marcy, André Claveau ou Lucienne Delyle la mission de réveiller ses marmots ensommeillés. Et c’était le début d’une journée radieuse.
Et l’on partait pour l’école le cœur joyeux : on savait Maman en heureuse compagnie.
Jaja savait n’être pas une voix et c’est pourquoi, pour rendre hommage à ses idoles sans les froisser, elle ne chantait pas, elle chantonnait à longueur de temps ; ce n’était donc pas elle, mais ses amis du poste, que l’on entendait chanter depuis le bout de la rue en rentrant de l’école.
A midi, on aurait mal vécu de partager nos frites avec Maurice Chevallier, Suzy Delair ou Les compagnons de la chanson, mais leur virtualité nous mettait à l’abri d’un tel avatar.
Papa avait du goût pour les fantaisistes : Andrex, Félix Mayol, Fernandel, Georgius … Jaja levait les yeux au ciel car elle les trouvait futiles. Son truc à elle, c’était la chanson lumineuse ou sombre qui disait la vie, mais il n’y avait pas matière à chamailleries puisque c’était le poste qui décidait, que les grands airs d’opérette les ravissaient tous deux et que les chanteurs à voix, André Dassary, Georges Guétary, Luis Mariano, les faisaient exceptionnellement brailler en duo…
Serge et Jeanne étaient, possiblement, des gens ordinaires, des gens de peu ; mais, en raison de leur intérêt passionné pour la chanson et de la chaleur amoureuse des rapports qu’ils avaient avec leurs mioches, faire le voyage dans leur compartiment était un régal de tous les instants.
Enfant adorateur, j’étais fasciné par la virevoltant chantonneuse : comme une éponge de la Mer Rouge, j’étais apte à absorber trente et six fois mon content de chansons. C’était d’autant plus facile que les idoles que j’avais en partage avec Maman n’étaient pas des rivaux : elle ne leur froissait pas la tignasse et ne les couvrait pas de câlins…
Le temps passant, en nous donnant à écouter une formidable cohorte d’incroyables talents, le poste exaspéra notre passion commune : Mouloudji, Aznavour, Francis Lemarque, Edith Piaf, Chelon, Bécaud, Moustaki, Brel, Ferré, Reggiani, Nougaro, Gilles Vignault, Félix Leclerc, Anne Sylvestre... Que du bonheur !
Jaja était née à Sète , alors que cette ville s’appelait encore Cette, et, parce qu’ils habitaient le même quartier, elle partagea la cour de récréation de la maternelle avec Georges Brassens… son chouchou des ondes…
C’est de ce temps-là que je garde en tête et au cœur, de « Ramona » à « La Montagne », mille et une chansons anciennes que je chante à chaque instant disponible de ma vie.
Je chante mes autrefois avec allégresse et insouciance, je ne risque pas la panne de paroles puisque, à portée d’oreille, veille une souffleuse belle et douce pour l’éternité.
J’ai la mémoire qui chante...
Ce changement toponymique n’était vraiment pas un détail pour Jaja la chantonneuse : l’évoquer, c’était ouvrir la boite de Pandore, c’était déclencher l’inextinguible ouragan cataclysmique de sa réaction épidermique immédiate à cette injure suprême : « Non !… Non !… Non !… je ne suis pas sétoise !… ».
L’officiel changement intempestif date de 1927. Il fut précédé en 1793 par une première tentative identique qui avait - fort heureusement - lamentablement avorté.
Mais Honoré Euzet, le maire de Cette de l’époque, avait une lubie : il trouvait que « cette » n’était qu’un simple pronom démonstratif et était donc indigne du passé prestigieux de sa cité. Fort de sa longue implantation à la tête de la ville, il fit voter (à l’unanimité !) le changement de nom par son trop malléable conseil municipal.
Jaja n’a jamais admis cette ignominie et, toute sa vie, elle s’est insurgée contre la prétention des fonctionnaires de l’Administration d’inscrire Sète sur les documents la concernant ; légalement, elle était dans son droit puisqu’une loi ne saurait être rétroactive : son acte de naissance stipulant qu’elle était née cettoise, c’était gravé dans le marbre et nul ne pouvait attenter à son privilège ; ce n’était pas négociable !
Nous, sa marmaille, cette intransigeance nous amusait beaucoup et même nous rendait très fiers de notre belle rebelle.
Ce trait de caractère était si emblématique de notre mère qu’il fit l’objet d’un important paragraphe de son panégyrique prononcé par mon aîné lors de ses funérailles.
Mais Jaja ne fut pas la seule à s’indigner de sète abomination … Oups !, pardon pour ce lapsus calami ; je voulais dire de cette abomination : son Georges adoré a, lui aussi, clamé son inébranlable réprobation dans un poème intitulé « Jeanne Martin » dont voici le premier tiers du texte :
Hélas, Georges n’eut pas le temps de mettre le poème en musique et nous fûmes donc orphelins de cette chanson jusqu’à ce que, par bonheur, son ami Jean Bertola se substitue à lui pour la composition et nous en offre un enregistrement en 1985. Une reprise magistrale par Maxime Le Forestier suivra en 1996.
Étonnamment, le poème qui aurait dû (ou pu) s’appeler « Cette [1] » s’intitule « Jeanne Martin ». Mais que diable cette donzelle vient-elle faire dans notre histoire ?
Vous trouverez la réponse en vous offrant le plaisir d’écouter la chanson en entier sur You tube.
Ce faisant, vous apprendrez que le premier amour de Georges Brassens (amour malheureux, comme il se doit) était cette Jeanne Martin [2].
Notre Jaja était Jeanne, fille de Martin , mais pas la Jeanne Martin ; néanmoins, devant cette concordance Pierre Desproges nous aurait certainement gratifié d’un « étonnant, non ? »