Pourtant tout n’était pas fini car si les dossiers des deux aînés ne comportaient que l’in folio et les pages insérées à l’intérieur, derrière celui de Louis, il y avait en plus une simple feuille de papier.
Ce document ne comportait que 7 lignes et concernait les 3 enfants ; mais l’auteur n’avait pas jugé utile de mettre des copies dans les dossiers de Carmen Marie et Léon ; il s’intitulait :
- 5 passage Saint Hippolyte - hôtel ( illisible)
- femme, 41 ans, abandonnée, présente seule avec les enfants chambre N°7 depuis le 12 /12 /1911
- loyer 5 francs par semaine
- celui de 7 ans serait à la charge de la grand-mère adresse inconnue.
- le garçon de 10 mois serait décédé ce matin à l’hôpital ; misère.
- les enfants ne fréquentent pas l’école.
- 22 juillet 1912.
« … le garçon de 10 mois serait décédé ce matin à l’hôpital !!! ; je tenais enfin le facteur déclenchant du drame : la mort du bébé Lagoutte avait fait déborder le vase bien trop rempli de la souffrance et du désespoir d’Estelle Marie.
Un lapsus calami commit par le rédacteur dans son texte est révélateur des états physique et psychique lamentables de la malheureuse qu’il interrogeait : l’enquêteur lui attribuait 41 ans alors qu’elle en avait dix de moins !
Pendant onze mois, depuis que j’avais appris qu’elle avait survécu 33 ans au drame, j’avais vécu tenaillé par le doute sur sa responsabilité ; j’avais suspecté une coupable et je découvrais une victime ; mes réticences envers ma grand-tante se muèrent instantanément en une immense et douloureuse compassion.
Je photocopiais tous les documents, mais j’étais dans un état second qui me fit omettre d’en vérifier la qualité et je quittais les archives.
Mon retour fut bien difficile : j’étais tellement perdu dans des réflexions divergentes et contradictoires que j’en ai oublié de prêter attention à ma correspondance dans le métro…
Quant à mon compte-rendu à mon épouse, il fut bien confus, associant pêle-mêle aux faits avérés mes déductions plus ou moins bien fondées et mes hypothèses hasardeuses.
Le bébé Lagoutte…
Je retrouvais son acte de décès dans les archives en ligne du 15e arrondissement :
Il avait bien eu lieu le 22 juillet, c’est à dire le jour de l’abandon, mais à 13 h1/2 et non le matin comme écrit dans le dossier d’admission à l’A.P…
La lecture de l’acte me laissa doublement perplexe.
Perplexe d’abord parce que le bébé Lagoutte se prénommait Louis … Louis comme son père disparu deux mois avant sa naissance et, plus étonnant encore, Louis comme son frère Louis, de deux ans son aîné et bien vivant…
Perplexe ensuite parce que les déclarants qui étaient deux employés de l’hôpital des enfants malades n’apportaient que des informations minimalistes : « âgé de 10 mois, né à Paris » remplacent les date et lieu de naissance ; quant au père, il est bien mentionné Louis Justin Lagoutte, mais agrémenté du commentaire « sans autre renseignement » .
L’étonnante imprécision de ces données de la part de représentants d’une administration réputée tatillonne quant au questionnaire d’admission m’interpella : médecin, j’ai suffisamment fréquenté les urgences hospitalières pour savoir que le sésame de l’admission est le recueil du curriculum détaillé du patient par un interrogatoire quasi policier de l’accompagnant du malade, quitte à combler les éventuelles lacunes dans les heures qui suivent en expédiant promptement le négligent quérir les éléments et papiers d’identité manquants.
Cette règle ne souffre aucune exception dans l’activité routinière ; la seule dérogation est la situation de crise provoquée par l’extrême urgence.
La déficience ainsi révélée par la rédaction de l’acte de décès du bébé Lagoutte ne peut donc s’expliquer que la conjonction de deux facteurs : un départ précipité de l’enfant de son domicile vers le service des urgences suivi d’une issue fatale rapide ; ces deux circonstances rendant bien dérisoire la méticulosité paperassière des intervenants…
Pour une mère apprendre ex abrupto que l’état de son enfant qu’elle ne croit que malade est sans espoir est un choc psychologique épouvantable et l’angoisse qu’elle éprouvait auparavant se fige en horreur suprême en comprenant que la mort du bébé est imminente. Comment Estelle Marie aurait-elle pu ne pas s’en sentir responsable ? Comment aurait-elle pu ne pas être obsédée par l’idée que si elle avait fait…, que si elle était venue plus tôt… ? Même si elle savait que c’était inutile et dérisoire, comment aurait-elle pu empêcher son inconscient de réécrire sans fin le début du scénario parce que c’était son seul moyen pour tenter de supporter l’insupportable ?...
Alors, se jugeant coupable et mère indigne incapable d’apporter à ses autres enfants le nécessaire, elle s’est laissée ronger par l’idée obsédante de les confier à l’A.P pour les protéger, les préserver, pour les sauver.
Les circonstances tragiques du drame rendaient maintenant compréhensible la décision délétère de l’abandon qui s’était imposée à l’esprit trop perturbé d’Estelle Marie ; mais, a contrario, elles rendaient encore plus monstrueuse l’absence patente de la solidarité familiale.
Informer Valérie fut pour moi une épreuve et j’ai mis bien du temps et des essais avortés pour m’y résoudre…
J’étais néanmoins conscient que la lecture que j’avais faite des dossiers n’avait pas été sereine et que mon attention s’était polarisée sur les points les plus cruciaux au détriment des informations plus anodines ; je pouvais donc espérer être passé à côté d’indices précieux sous le coup de l’émotion ; à l’évidence il me fallait lire et relire moult fois chaque ligne quand j’aurais un peu digéré le choc traumatique de la révélation …
Une enquête singulièrement bâclée…
Cette relecture des commentaires du rédacteur mit le doute dans mon esprit : ce compte-rendu me semblait avoir été complétement bâclé !
Entendre une mère sur le point d’abandonner ses enfants raconter que son bébé est mort à l’hôpital le jour même méritait mieux qu’un conditionnel : « …serait décédé… » ; la mort d’un nourrisson quelques heures auparavant ne méritait-elle pas d’être vérifiée et analysée ?
Entendre que l’un des 3 gamins ( à qui l’on attribue d’ailleurs deux ans de plus que ses 5 ans ) était confié à sa grand-mère méritait mieux qu’un conditionnel dubitatif ( « … serait à la charge de … » ) accompagné d’un laconique « adresse inconnue ».
À l’évidence l’enquêteur s’est laissé aveuglé par l’apparence et guidé par ses préjugés : Estelle Marie et sa détresse n’ont pas été prises en considération !
Une autre phrase du rapport final m’interpella : « Les enfants ne fréquentent pas l’école » ( sic ) … L’école … un 22 juillet !!! … La chose me parue tellement incongrue que je m’empressais de vérifier sur Internet.
Le début de l’article confirmait : depuis 1891 les vacances scolaires commençaient le 1er août pour se terminer le 1er octobre ; j’avais donc abusivement transposé nos usages modernes aux mœurs du début du siècle dernier.
Mais la fin de l’article apportait un correctif : « … en 1912 la date de début des congés a été avancée au 14 juillet et le restera jusqu’en 1969 … ».
Le fait que cette modification du calendrier scolaire soit toute récente explique certes la bévue du rédacteur ; mais il n’empêche que les enfants n’avaient donc aucune raison d’être à l’école.
Les conséquences de cette erreur du rédacteur ne sont pas anodines : dans le paragraphe intitulé « les explications détaillées qui motivent l’abandon de l’enfant », il conclu par « … ils seront certainement mieux entre les mains de l’administration », affirmation péremptoire qui est née de sa conviction profonde de l’incapacité manifeste d’Estelle Marie de s’occuper de ses enfants, incapacité rendue patente par ce non-respect de l’obligation scolaire et par le fait que les enfants étaient livrés à eux-mêmes.
Cette accusation de négligence coupable n’était pas seulement infondée, elle était absurde car il est évident que la situation d’Estelle Marie aurait été beaucoup moins inconfortable si l’ancien calendrier avait été maintenu : le moyen le plus efficace pour que les enfants ne soient pas « … livrés à eux-mêmes pendant que la mère travaille… » aurait été évidemment de les mettre à l’école !
Ces anomalies avaient attisé ma suspicion : je sentais confusément que quelque chose ne collait pas dans la prise en charge du dossier par l’enquêteur.
Le seul avantage d’être insomniaque, c’est de favoriser les cogitations nocturnes et de faire mûrir les idées ; un matin, je me suis réveillé avec la certitude d’avoir enfin trouver la faille dans le scénario que m’avait inspiré ma lecture initiale des dossiers d’abandon : mon postulat de base avait été qu’Estelle Marie s‘était adressée à l’Assistance Publique ; la nuit m’ayant porté conseil, je renversais la proposition : et si la démarche était venue de l’Assistance Publique et s’était imposée à Estelle Marie ?
Mais qui aurait informé l’A.P ?
Je recherchais dans le dossier d’admission et dans le rapport de l’enquêteur les éléments étayant cette théorie ; la cohérence de l’ensemble emporta ma conviction :
- « … de plus livrés à eux-mêmes pendant que la mère travaille, ils deviennent insupportables… » :
Insupportables pour qui ? … À l’évidence pas pour Estelle Marie puisqu’elle était au travail !
- « …n’arrive plus avec son gain à faire face à ses charges… » :
La plus grosse charge n’était-elle pas l’hôtel ? (« … loyer 5 francs par semaine… »).
- « … chambre N°7 depuis le 12/12/1911 - loyer 5 francs par semaine … » : Qui était capable de donner avec une telle précision la date de l’arrivée à l’hôtel plus de 7 mois plus tôt ?... La mère désespérée et en état de choc psychologique ou l’hôtelier ?
- « … le garçon de 10 mois serait décédé ce matin à l’hôpital… » : À l’évidence une mère sait si son enfant est mort ou encore vivant et n’utiliserait pas le conditionnel ; la mort d’un nourrisson quelques heures auparavant ne méritait-elle pas d’être vérifiée et analysée ?
- « … celui de 7 ans serait à la charge de la grand-mère adresse inconnue… » : Pourquoi la mère aurait-elle apporté cette précision puisque les enfants étaient présents dans la chambre ? Pourquoi ce conditionnel dubitatif accompagné du laconique « adresse inconnue » ? À l’évidence une maman sait si elle confie son garçon à sa mère et connaît l’adresse de celle-ci !
Manifestement l’enquêteur n’avait pas obtenu ces informations d’Estelle Marie : elles manquent trop d’empathie et de commisération pour la mère accablée ; elles dégagent trop un relent malsain pour ne pas avoir été motivées par le désir de l’hôtelier de se débarrasser d’une famille devenue encombrante et pécuniairement incertaine… d’autant plus pécuniairement incertaine que le drame du bébé avait comme conséquence l’absence de sa mère au travail et donc la perte du salaire…
L’intervention de l’Assistance Publique n’a pourtant pas été spontanée et elle ne s’est sûrement pas faite à l’initiative d’Estelle Marie ; elle ressemble furieusement à une expulsion que le logeur a travesti sous le masque hypocrite de la protection des enfants : des mômes devenus insupportables, le désespoir de la mère en deuil qui va plomber l’ambiance de l’hôtel, la rentrée du loyer devenue problématique… Voilà de quoi motiver l’âme sensible du gargotier et l’inciter à faire son devoir civique.
Un entretien bien peu objectif et manquant d’empathie…
La situation d’Estelle Marie, difficile depuis des mois, s’était donc aggravée durant la dernière semaine avec l’arrivée intempestive des vacances scolaires et l’acrimonie grandissante et sans doute menaçante de son logeur ; l’hospitalisation du bébé fut un traumatisme majeur avec son cortège d’attentes angoissées, de ruminations et de très probable culpabilisation après le choc de l’annonce de l’issue fatale …
Le retour d’Estelle Marie à l’hôtel a dû être bien difficile quand il lui fallut laisser là son bébé mort pour affronter son entourage ( dont l’hôtelier ) et surtout ses enfants : quoi leur dire et comment ?
Pourtant elle n’avait pas encore atteint le fond de sa misère : au milieu des ruines de sa vie, sous la forme d’un enquêteur de l’A.P, la Société - qui ne l’avait que bien chichement aidée par un secours pour le seul nourrisson au cours des derniers mois - venait la juger et lui demander des comptes à l’improviste et sans délai !
Face à lui et à ses préjugés nourris d’informations tendancieuses, Estelle Marie (« …présente seule avec les enfants chambre N°7… ») n’était pas psychologiquement en état d’expliquer correctement ses difficultés et la façon dont elle pourrait les appréhender.
Une approche empathique et objective aurait conclu que la situation était certes difficile depuis des mois, mais qu’elle n’était devenue explosive que du seul fait de la tragédie du bambin [1].
Une approche empathique et objective aurait conclu en conséquence qu’il fallait l’aider, voire même la suppléer provisoirement dans la gestion de l’épisode aigu, puis se préoccuper des moyens pour l’aider au long court quand la crise se serait atténuée.
À l’évidence une approche empathique et objective aurait conclu que l’outil potentiel le plus susceptible d’allier efficacité et rapidité d’intervention dans ce type de problème est la famille proche.
En l’occurrence la tribu Baumgarth offrait de larges potentialités ; encore eût-il fallu l’avertir du drame ! Or, dans les dossiers il n’est question de la famille que dans 3 bribes de phrases :
-« … Ont-ils (les parents de l’enfant) encore leurs père et mère : paternel : père et mère - maternel : mère … ».
- « deux garçons 5 et 7 ans chez une tante, un à charge de la mère… ».
- « … celui de 7 ans serait à la charge de la grand-mère adresse inconnue… ».
et ces données ectoplasmiques n’ont pas été exploitées…
L’hospitalisation du bébé avait été inopinée et très courte jusqu’à l’issue rapidement fatale ; la matriarche, âgée de 60 ans, était journalière et, tout comme ses autres enfants, elle était au travail ce lundi 22 juillet 1912 ; tous habitaient en banlieue ( le Perreux, Pantin ) ou à Paris 11, donc à bonne distance de l’hôtel qui lui était situé dans le 13e.
Mais retrouver les membres de la famille, examiner avec eux les modalités de prise en charge des enfants et le soutien à la mère aurait nécessité du temps, imposer de s’investir dans la réflexion et la recherche de moyens humains et un long suivi ; tandis que la rafle des enfants et leur introduction dans la routine du système « enfants abandonnés » était la solution facile, rapide et bien rodée d’un problème définitivement réglé ; ... avec en plus la bénédiction de l’hôtelier.
Pourtant un placement provisoire eût été possible ; pourquoi n’a-t-il pas été fait ? Probablement parce que l’objectivité de l’enquêteur fut mise à dure épreuve face à l’état psychologique et physique d’Estelle Marie (« … femme 41 ans… » au lieu de 31 ) : accablée, prostrée, confuse, peu coopérative et très probablement obnubilée par la menace latente de l’expulsion. Sans doute impressionné par son état cet homme [2] n’a pas su voir que c’était l’accumulation des malheurs, leur survenue accélérée et leur gravité crescendo qui l’avait fait disjoncter. Il n’a pas su voir que l’Estelle Marie du quotidien des jours banaux n’était pas cette femme qui lui apparaissait totalement incapable de gérer ses enfants ; sans doute fut-il conforté dans sa conviction par les dires du logeur …
L’intervention de L’A.P a été expéditive : tout fut définitivement et inexorablement réglé dans l’après-midi du 22 juillet ; la sentence était sans appel ; le piège s’était refermé sur la malheureuse sans possibilité de retour en arrière.
A fortiori la famille, non informée avant le « kidnapping administratif » et donc mise devant le fait accompli, était réduite à impuissance : l’Administration ne se déjuge pas devant des petites gens ! …
On pourrait certainement reprocher au cercle familial de ne pas avoir pris l‘exacte mesure des difficultés et de la souffrance d’Estelle Marie au cours des derniers mois ; mais pourtant cette famille était bien présente avant le drame du bébé : « … deux garçons 5 et 7 ans chez une tante… », « … celui de 7 ans serait à la charge de la grand-mère… ».
Mais une question restait en suspens : Louis Justin fut-il un père indigne ?
L’enquêteur l’affirme de manière péremptoire : « femme délaissée de son mari depuis un an … » pourtant le doute est légitime : la disparition est certes patente, mais a-t-elle été volontaire ?
Les statistiques des motifs de disparition des hommes assignent très majoritairement le rôle de salopard à l’absent ; mais dans notre affaire des arguments de poids pourraient étayer l’hypothèse contraire :
1- Deux mois après son abandon, pourquoi Estelle Marie a-t-elle prénommé son fils nouveau-né Louis comme le père disparu si celui-ci s’est volontairement enfui ? Cette démarche est d’autant plus insolite que le bébé avait déjà un frère - bien vivant - porteur de ce même prénom.
2- L’acte de décès d’Estelle Marie, en 1945, la dit « veuve Lagoutte ». Certes il était socialement plus valorisant de se prétendre veuve plutôt que femme abandonnée ; mais le fait que la déclaration a été faite par des voisins montre à l’évidence que Lagoutte était resté son patronyme d’usage. Comme le nom de sa fille Odette était Baumgarth, la reprise de son nom de jeune fille aurait été plus logique. Pourquoi aurait-elle gardé sans nécessité le nom de l’homme responsable de son malheur ?
3- En 1921, soit neuf ans après le drame, c’est Estelle Marie qui a déclaré le décès de la mère de Louis Justin et toutes deux avaient la même adresse…
Comment une mère aurait-elle pu supporter de vivre avec celle qui a engendré le responsable de la perte de ses enfants ?
4- Enfin, aucun acte de décès au nom de Louis Justin ne figure à l’état-civil de Paris
J’étais donc dans une impasse quant à la cause de la disparition de Louis Justin ; mais il me restait une ultime cartouche : avait-elle été signalée au commissariat par Estelle Marie ?
Je m’enquis de l’existence d’éventuelles d’archives de la police parisienne ; Internet me donna leur adresse et j’y passais une matinée à compulser les mains courantes [3] de 1911 et 1912 sans trouver de trace de Louis Justin. Échec donc.
Pourtant Généanet me permis de résoudre l’énigme : au cours des dernières vacances la reproduction d’un article du Petit Journal du 31 juillet 1917 traitait de l’éventualité de la démobilisation des classes les plus anciennement envoyées au front ; j’y appris avec stupeur que l’on envisageait de libérer les pères de 6 enfants (sic), les veufs pères de 5 enfants (re-sic) et ceux dont 3 frères étaient déjà morts au combat (re-re-sic) ; mais surtout l’article apportait une ahurissante précision : la mobilisation avait été complète pour la totalité de 28 classes d’âge (vingt huit !!!), c’est à dire pour les hommes nés entre 1870 et 1898.
Or Louis Justin était né en 1876 et aurait donc été concerné … Je me rendis aux Archives de Paris rechercher son dossier militaire.
Louis Justin avait été déclaré insoumis le 24 mai 1912 [4] sous le N° 740, ce qui confirmait son absence du logis familial, mais ne permettait pas de déduire s’il était encore en vie…
Mais le 7 août 1914 parut un décret d’amnistie totale pour les insoumis et déserteurs qui se présenteraient aux autorités militaires dans le délai très bref de quelques jours.
Et Louis Justin se manifesta le 9 août !!!
Il partit au front pendant toute la durée de la guerre, n‘y subit aucune blessure, fut mis en congé libératoire le 1er janvier 1919 et se retira à Nice… Nice qui fut sa dernière adresse figurant dans son dossier en 1922 …
J’avais renâclé à envisager l’hypothèse de la fuite conjugale de Louis Justin en lui opposant des arguments concrets ; mais ces objections venaient d’être péremptoirement balayées par la réalité des faits et je devais me rendre à l’évidence : le père indigne avait bel et bien abandonné ses enfants !
Mon sentiment après cette découverte était très mitigé car, si j’avais enfin résolu l’énigme de la disparition, ma satisfaction intellectuelle était polluée par la désillusion de cette culpabilité à laquelle j’aurai inconsciemment préféré l’acharnement du destin.
D’autant que persistait pour moi la double incompréhension de la motivation du choix du prénom Louis donné au petit décédé et de la persistance de l’étroite relation entre Estelle Marie et sa belle-mère [5] après l’abandon des enfants.
Épilogue
Après le tsunami, il faut tenter de vivre …
La vie se livre souvent à de très mauvaises plaisanteries : tandis que se déroulait le drame, la famille Baumgarth préparait le mariage de Marcel, le sixième enfant de la matriarche ; comme il était trop difficilement reportable, il eut lieu quand même le 3 août 1912, douze jours seulement après la tragédie...
Une photographie léguée par mon grand-père Adrien montre que la noce ne fut guère encline à la joie… Depuis des années ce cliché m’avait interpelé : la marmaille me semblait bien trop clairsemée et Estelle Marie en était absente ; l’explication est maintenant trop évidente.
Qu’est devenue l’harmonie familiale après la terrible épreuve ?
Dans les archives héritées de grand-père Adrien, il n’existe pas d’autre photographie du groupe familial postérieure à cet événement ; sans doute la guerre est-elle responsable de cette carence puisque tous les hommes étaient mobilisés…
Estelle Marie a-t-elle cherché l’indispensable affection et le réconfort auprès des siens ou bien s’est-elle réfugiée dans une solitude morbide ?
Nous n’en saurons rien car Adrien, dernier survivant des enfants de la matriarche, est décédé en 1974 à 83 ans et mon père en 1978 ; ma tante Huguette ( 91 ans ) dernière survivante des 26 petits-enfants de la matriarche n’a guère de souvenirs de sa tante et Odette, sa cousine, lui était inconnue.
Hélas, je n’ai donc plus personne à interroger : la fièvre généalogique m’a contaminé trop tard !
Ma douloureuse enquête a été très longue et a été émaillée de moult rebondissements ; la suite délétère des événements m’évoque irrésistiblement le fatum des latins : pourquoi et comment Estelle Marie a-t-elle dû subir une telle accumulation de malchances ?
Dans la mythologie grecque les Dieux de l’Olympe, hilares, accompagnent souvent leurs libations du spectacle de l’agitation stérile de pauvres mortels soumis à leurs facéties sadiques à répétition ; depuis un récent courrier je ne suis pas certain que ceux qui ont concocté de si vilaine façon le scénario glauque du destin d’Estelle Marie se soient lassés aussi vite...
Et Odette ?
Cette lettre m’apportait l’acte de décès de la petite Odette ( le 22 août 1976 à Plouguernével dans les côtes d’Armor ) dont j’avais découvert la date en mention additionnelle sur son acte de naissance.
La découverte de l’existence de la petite Odette m’avait mis un peu de baume sur le cœur : je m’étais réjoui à l’idée qu’Estelle Marie ait pu à nouveau exprimer sa tendresse, même si cette présence avait dû exacerber au quotidien l’absence prégnante des 3 enfants évaporés.
La lecture de l’acte me plongea dans l’expectative : le déclarant était le directeur de l’hôpital psychiatrique de Plouguernével et l’adresse d’Odette, qui était restée célibataire, était Paris 13 au 11 de la rue Vandezanne.
Cette adresse ne m’était pas inconnue : c’était celle d’Estelle Marie mentionnée sur son acte de décès vingt ans plus tôt le 10/11/1945 !!!
Odette avait-elle gardé le logement après le décès de sa mère ou bien avait-elle été internée suite à ce décès ou même bien avant ???
Les Dieux de l’Olympe avaient-il prolongé leur ignoble jeu sadique en livrant à Estelle Marie une petite fille hors norme ???
Mon statut de médecin ne m’a été d’aucun secours pour obtenir du directeur de l’hôpital la communication de la date d’entrée dans son établissement ; je reste donc sur cette incertitude ; toutefois j’ai suffisamment vécu comme homme et comme médecin pour être conscient que vivre avec une enfant hors norme n’est pas antinomique de recevoir d’elle de la tendresse et de lui en prodiguer.
On ne sort pas indemne de sa généalogie…
Je suis donc parvenu à reconstituer le mécanisme de l’implacable engrenage de la succession des invraisemblables étapes et circonstances qui ont conduit au drame de l’abandon ; abandon qui fut donc subi et même imposé ; j’étais donc bien loin de l’acte volontaire que j’avais tant redouté.
L’injustice faite à ma grand-tante me laisse une amertume profonde à peine tempérée par le soulagement de savoir mon arrière-grand-mère et ses enfants dédouanés d’une défaillance coupable dans cette tragédie.
J’ai longtemps tergiversé pour adresser à Valérie les données brutes des dossiers de l’A.P tant elles me paraissaient insupportables ; j’ai préféré lui adresser ce récit circonstancié ; je l’ai fait avec un peu d’appréhension car je l’avais entrainée dans une histoire qui nous avait quelque peu dépassé. Sa réponse sereine et chaleureuse m’a réconforté.
La tragédie vécue par ma grand-tante m’a profondément bouleversé et a grandement interféré sur ma vie pendant ces derniers mois ; vous la conter m’a été un exutoire et une thérapie salutaire.
Estelle Marie a rejoint Marie la matriarche dans mon panthéon personnel des êtres dignes et remarquables, des êtres « qualiteux » selon le langage expressif de mon grand-frère.
ADDENDUM
Les dossiers d’abandon de mes petits cousins datent de plus d’un siècle et il faut se garder d’en juger le contenu avec notre conception actuelle du monde car les règles et usages de la société ont beaucoup changé et en particulier en matière de protection sociale.
Les travaux de Françoise Dolto (« La cause des enfants ») ont complétement modifié le regard de la Société sur l’Enfant, le faisant passé du statut d’objet à celui de sujet, mais aussi le regard sur la Mère : « Pourquoi considérer une personne qui abandonne son enfant à la société comme délinquant ? Alors que pour l’enfant le fait d’avoir été abandonné est seulement le signe que sa mère était incapable de l’élever ; ce qui témoigne de l’impuissance d’une mère ne saurait donner lieu à un jugement péjoratif à l’égard de celle-ci. »
L’Assistance Publique a intégré ces nouveaux concepts et le disfonctionnement qui a engendré le drame de ma grand-tante et de ses enfants ne serait plus possible aujourd’hui ( ou du moins il pourrait être reconnu et ses conséquences pourraient être corrigées).
La très étonnante « compassion » de l’A-P de la Seine envers les mères :
Le dossier 1912 d’abandon de l’A-P se présentait sous une forme qui ne correspond pas à nos critères actuels et certaines formulations nous seraient aujourd’hui totalement insupportables.
Je vous présente celle qui illustre le mieux le hiatus entre ces deux acceptions de l’abandon des enfants : 4e paragraphe du chapitre intitulé Avis donné à la personne qui présente l’enfant :
1 - Ignorance absolue des lieux où l’enfant sera mis en nourrice ou placé….. oui
2 - Absence de toute communication même indirecte avec lui………………….. oui
3 - …
Le bien fondé des deux premières conséquences n’est pas contestable puisque leur non-respect compliquerait très sérieusement l’état psychologique de l’enfant déjà bien trop perturbé.
Mais la prise en considération de l’existence du traumatisme psychologique majeur de la mère qui abandonne l’enfant passe aussi par la nécessaire rupture totale de son lien avec lui afin qu’elle puisse commencer son travail de deuil ; il aurait donc été pertinent que la troisième conséquence soit ainsi libellée : il ne sera donné aucune nouvelle de l’enfant.
Mais au lieu de cette phrase logique attendue, il y avait cette invraisemblable monstruosité :
Il faut noter que la formulation incriminée n’était pas seulement singulièrement morbide ; elle était totalement aberrante parce qu’elle conduirait à recréer de facto un lien entre la mère et son enfant alors même que tout lien venait d’être rompu ex abrupto du fait des deux précédents items.
Note : Au cours de l’année 1912 l’Assistance Publique de la Seine a pris en charge 2696 nouveaux enfants abandonnés ; c’est assez dire que cette institution était une nécessité puisque la « Belle Époque » ne l’était pas pour tout le monde.