Francine a retrouvé récemment une carte postale, prise au niveau du pont Saint-Michel, représentant la débâcle de la Seine, au cours de l’hiver 1879-1880. Cette scène, où l’on voit d’énormes glaçons brisant une embarcation, ne nous est pas habituelle. En effet, à notre connaissance, la Seine n’a plus été prise par les glaces depuis 1956 et depuis quelques années les hivers parisiens sont plutôt doux, hormis l’épisode de froid de la fin 2001.
- Figure 1 : Débâcle de la Seine, au pont Saint-Michel, 3 janvier 1880. (Photo Godefroy)
Notre curiosité piquée au vif par cette photo, nous avons procédé à quelques recherches dans les annuaires de l’Observatoire de Montsouris [1]. Nous vous en livrons le résultat…
1°) quelques données météorologiques
L’hiver 1879-1880 fut effectivement très rigoureux. Durant 75 jours, entre les mois d’octobre et mars, la température fut négative. On releva même, le 10 décembre 1879, la température minimale absolue de -23,9°C (à l’air et à l’ombre ; ce qui explique la différence avec le tableau ; voir note * dans le tableau III). Sur un siècle, c’était le record de froid ; 75 jours de gelée, n’était pas un record, mais on ne relève que 7 hivers avec plus de 70 jours de gelée sur la même période.
Le tableau I montre que c’est l’hiver 1788-1789 qui eut le plus de jours de gelée : 86 dont 63 sur les mois de novembre, décembre et janvier. Point n’est besoin de rappeler ce qu’il se passa le mois de juillet suivant…
A contrario, on observe quelques hivers doux avec moins de 20 jours de gelée (en italiques dans le tableau I).
Sur la période 1699 à 1889, il est rare (tableau II) de relever des températures extrêmes aussi basses que celles de l’hiver 1879-1880. On note que seuls les hivers 1788-1789 (encore lui) et 1871-1872 virent des gelées à –21 °C et au-delà. Il est remarquable aussi de constater que plusieurs fois, au cours du XVIIIe siècle, les populations eurent à souffrir de températures avoisinant les –15 °C sur 5 ou 6 hivers consécutifs (par exemple de 1744 à 1748 ou de 1753 à 1758) [2].
- Tableau I : nombres mensuels de jours de gelée entre 1788 et 1879
Il est intéressant de noter aussi que sur la série, on ne relève aucun hiver ayant une température minimale positive. Seules les années 1720 et 1724 ont un minimum à 0 °C. Cependant, les moyennes saisonnières hivernales sont positives, à l’exception des hivers 1830, qui tient le record, et 1880.
Le tableau III résume l’ensemble des données météorologiques de l’hiver 1879-1880. Ces données sont traduites en courbes sur les figures 3 et 4. On observe sur la figure 3 que la période de fortes gelées concorde avec une situation anticyclonique marquée (hautes pressions) caractérisée par une atmosphère stable, calme et dégagée.
- Figure 2 : l’abri des thermomètres de Montsouris
- Document extrait de l’Annuaire de l’Observatoire de 1881.
- Tableau II : températures les plus basses observées à Paris
- Tableau III : quelques données météorologiques de l’hiver 1879-1880
- * À la surface du sol et sans abri
La figure 4 confirme que cet hiver fut très froid, surtout au mois de décembre où l’on constate que la température maximale moyenne fut de – 3,3 °C… Probablement un hiver aussi rigoureux avait-il eu des conséquences en termes de santé. C’est ce que nous avons cherché à savoir.
2°) quelques données de santé publique
On trouve, dans l’Annuaire de l’Observatoire de Montsouris de 1881, un chapitre consacré à « la relation des bactéries atmosphériques avec les décès causés par les maladies infectieuses et épidémiques ». Le docteur Miquel, chef du service de micrographie, y explique que « …, les maladies infectieuses et épidémiques se transmettent le plus habituellement par les eaux potables et les fleuves ». Constatant que cette affirmation est loin de tout expliquer, il remarque qu’une « multitude de faits viennent démontrer que les poussières sèches sont aussi pour beaucoup dans la transmission des maladies contagieuses ». Mettant aussitôt un bémol, il fait part de son sentiment qu’il est nécessaire « de limiter la part que l’air libre peut avoir dans le transport des poisons morbides ». Pour lui, le « rôle de l’atmosphère est très restreint ».
Après quelques considérations sur les maladies zymotiques [3] (c’est-à-dire dont les causes étaient inconnues à l’époque), il développe un raisonnement qui veut que si il est impossible au micrographe de rechercher des éléments pathogènes qu’il ne connaît pas, il semble « évident que les bactéries meurtrières ou non possèdent toutes le même mode de diffusion, que le vent, la sécheresse ou la pluie » agiront de semblable façon sur les ferments morbides ou inoffensifs.
Ainsi donc, « comme l’observation le fait pressentir, les recrudescences des bactéries vulgaires doivent coïncider avec les recrudescences des bactéries infectieuses, […] ; en un mot, la statistique des schizomycètes [4] atmosphériques, effectuées en bloc, peut donner des indications utiles sur le nombre relativement grand ou faible des ferments morbides ».
- * Il s’agit là de valeurs approchées ; j’ai en effet dû les extrapoler du graphique original.
Ce sujet, à l’époque était tout à fait neuf. La figure 5 a été reconstruite à partir des données (Tableau 4) utilisées par Miquel qui proviennent des relevés météorologiques de Montsouris, de ses travaux de dénombrements bactériens dans l’atmosphère et des statistiques démographiques publiées par le Dr Bertillon (le frère de l’inventeur du Bertillonnage, c’est-à-dire les relevés anthropométriques).
« Du mois d’octobre 1879 à la première quinzaine de janvier 1880, la courbe des décès causés par les maladies épidémiques ou contagieuses présente de légères oscillations et une marche ascendante n’ayant aucun rapport avec la distribution des bactéries atmosphériques. […] C’est surtout à partir de fin janvier, après une recrudescence remarquable de bactéries, que la courbe des décès s’élève brusquement pour se maintenir haute, avec tendance à faiblir en février ».
Ces données ne permirent pas à Miquel de tirer des conclusions, qu’il ne voulait pas hâtives, considérant que ces fluctuations pouvaient être dues au hasard. Il essaya bien de relier les données métrologiques dont il disposait aux données de morbidité, maladie par maladie, mais l’état des connaissances microbiologiques de l’époque (on ne faisait pas encore bien la différence entre maladies causées par les bactéries, les virus ou … les miasmes [5] ; le bacille tuberculeux ne sera identifié que l’année suivante [6]) ne lui permettait pas de trancher. Il indique cependant qu’en « construisant une courbe avec la somme des décès causés par ces dernières affections [fièvre typhoïde, choléra infantile, fièvres éruptives], les coïncidences deviennent saisissantes ». Malheureusement, il ne donne pas la courbe, ni les chiffres…
Là où la valeur scientifique de Miquel se révèle c’est qu’il conclut en remarquant que ses mesures de bactéries de l’atmosphère sont pratiquées à Montsouris, mais que les parisiens qui meurent de ces affections habitent Paris intra muros. Ainsi, « l’Observatoire de Montsouris est, par sa situation, un lieu mal choisi pour obtenir la courbe des variations des bactéries tenues en suspension dans l’atmosphère du centre de Paris ». C’est pour cette raison qu’il a « jugé indispensable d’établir une station de microscopie peu éloignée du centre ». Le maire du IV ème arrondissement mettra à sa disposition un local rue de Rivoli et en 1882, dans l’Annuaire, le docteur Miquel développera cette question à partir de nouveaux travaux.