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Les vendanges à Beaumont (du Moyen Âge au XIXe siècle)

Réglements, conflits, amendes et... réjouissances.

Le vendredi 28 février 2025, par Jacques Pageix

Avant-propos

On sut très tôt que pour obtenir un vin de qualité, la vendange devait être parvenue à sa complète maturité. Toutefois, le vigneron, craignant la grêle, les dégâts des oiseaux ou les maladies de la vigne (mildiou, oïdium, etc.), avait quelquefois tendance à anticiper sur le moment le plus approprié.

La nécessité de réglementer les vendanges se fit donc très vite sentir et l’on institua le ban des vendanges.

Sous l’Ancien Régime, il consistait pour les seigneurs à proclamer le début des vendanges et à fixer leur déroulement en désignant les terroirs devant être successivement vendangés, non sans rappeler les amendes encourues pour ceux qui ne les respectaient pas...

Il ne faut pas non plus oublier que les seigneurs avaient tout intérêt à ce que les vendanges fussent concentrées successivement en des lieux désignés d’avance afin d’éviter une dispersion qui n’aurait pas facilité la perception de leurs dîmes [1]. Ceci explique donc leur détermination à conserver cette prérogative.

A partir de 1790, le ban des vendanges fut proclamé par un arrêté de la municipalité, visé par le Préfet.

Le ban des vendanges au fil des siècles

Le plus ancien ban des vendanges que j’ai pu retrouver dans les archives de l’abbaye de Beaumont, date de 1499. On vendangeait alors par « pans », c’est à dire par secteurs regroupant plusieurs terroirs voisins. En voici le texte, tiré des archives de l’abbaye de Beaumont [2]. ( Fonds de l’abbaye de Beaumont, 50H3, registre de justice de 1499 à 1510, F°5 v°, 6r° et 6v°).

Ce vieux texte des bans de 1499 a été inséré manifestement à dessein dans les registres de justice du monastère. On souhaitait ainsi entériner une fois pour toute, à l’issue du long procès évoqué plus loin, une sorte d’ « arrêté-type » constituant une référence en cas de nouveau litige.

Une annotations manifestement portées plus tard, dont l’ écriture est du XVIIe siècle, se trouve en marge du texte du XVe siècle ; je l’ai retranscrite en italique :

"Limitations des pans et territoires des vignes pour l’ouverture d’Iceux pour les vendanges a l’avenir suivant et en execu(ti)on de la transaction passee entre madame l abbesse Et les Eleus et habitans de beaumont".

La numérotation en gras ajoutée sur la transcription renvoie au plan présenté plus loin où j’ai indiqué par ces mêmes numéros les zones vendangées au fil des jours.

Dans une étude non encore publiée, j’ai retracé la façon dont s’effectuait la proclamation du ban des vendanges et le déroulement de celles-ci au XVIe siècle. En voici un extrait [3] :

Lorsque le raisin arrivait à maturité, les élus sollicitaient de l’abbesse ou de ses officiers la permission d’assembler les habitants pour fixer la date et le déroulement des vendanges.

Les Beaumontois se réunissaient alors dans la maison du Saint-Esprit, et désignaient douze sages chargés d’inspecter les vignes. Afin, peut-être, de ne point susciter de jalousie entre les deux paroisses, on élisait six hommes de Saint-Pierre et six autres de Notre-Dame de la Rivière...

Après avoir prêté serment devant l’abbesse ou ses officiers de “ bien et loyalement visiter les vignes ”, ces experts s’acquittaient de leur mission en allant “ visiter les territoires et viniobles estans dans la dicte justice de beaumont pour veoir si les raisins estoient meurs pour le cullir et amasser ”. Ils faisaient ensuite leur rapport à l’abbesse, en lui proposant la date qui leur semblait la plus favorable.

Le monastère se ménageait un délai de deux ou trois jours avant la date fixée afin de préparer ses caves et son matériel, de prévoir des gardes en nombre suffisant pour surveiller les vignes, et de réunir les bêtes de somme nécessaires au transport des dîmes.

Une ordonnance abbatiale, criée par un sergent, proclamait ensuite le ban des vendanges, c’est à dire la liste des terroirs que l’on devait successivement vendanger. On disait alors que l’on vendangeait “ par pans ”.

Les gardes dépêchés par le monastère, que l’on appelait les “ dixmiers ”, veillaient tout particulièrement à ce que les “ pans ” fussent vendangés les uns après les autres, conformément à l’ordonnance.

Si un vigneron s’avisait de vendanger sans respecter l’ordre prévu, on disait qu’il “ enjambait les pans ”. Toute infraction à ces règlements était passible d’une forte amende.

Ces précautions permettaient à l’abbaye de porter tous ses moyens matériels et humains sur un espace restreint, fixé à l’avance, afin de collecter ses dîmes avec plus d’efficacité et à moindre frais ».

Les témoins interrogés en 1494 fournirent d’ailleurs des explications claires à cet égard, qui furent consignées dans le registre d’enquête précité :

« Et dit le dict deposant que si les dictes vignes ne se vendangeoient pas par pans, les dictes demanderesses (les religieuses) y auroient grand interest car il leur fauldroit avoir grand quantité de gardes pour garder les dixmes et quantité de bestes pour iceulx dixmes pourter à la dicte abbaye et avec ce perdroient beaucoup de leur dictes dixmes car elle ne leur dicts gardes ne y pourroient entendre et ne seroient que tout confusion et désordre »... Un autre témoin précise même qu’il « faulx tant que les vandanges dureroient, plus de cent gardes (pour préserver les dîme) et plus de cent cheveaulx (pour les transporter) ! »...

Ces règlements relatifs aux vendanges eurent la vie dure, puisqu’on vendangea ainsi « par pans » jusqu’en 1852. Les vendanges se déroulèrent ensuite « en un seul pan pour tout le territoire communal », puis cette mesure fut supprimée avec la publication du dernier ban le 5 octobre 1866 [4].

Pour mon grand-oncle Joseph Pageix, cette réglementation présentait à la fois des inconvénients et des avantages. Voici ce qu’il écrivait à ce sujet  [5] :

« Cette mesure pleine de bon sens a été supprimée en 1865. Elle avait pour but de parer à l’imprévoyance des gens. On voit aujourd’hui des vignerons, affolés par la moindre fraîcheur matinale, se ruer sur leur récolte, la cueillir à moitié mûre, tirer leur vin quand d’autres songent à peine à « imbiber » cuves et bacholles. Ainsi, la même année, deux voisins de cuvage trouvent le moyen d’obtenir l’un du vin léger comme piquette, l’autre de celui dont les vieux disaient « zi ni mô do vi de mourâs » (il est noir comme du vin de mûre).

Les bans de vendanges mettaient un peu plus d’ordre dans cet état de choses en réglementant la cueillette des grappes. Certes, cette mesure avait des avantages incontestables. D’abord de permettre au village entier de faire une seule qualité de vin : la meilleure ; celle qui faisait dire à nos anciens en vidant une tasse d’argent : « coui de boünô büvento » (c’est de la bonne boisson). Ensuite de faire nettoyer les rues, car si les odorats subtils hésitent aujourd’hui à traverser certains de nos quartiers, qu’eussent-ils fait, il y a cent ans, alors que le traditionnel tas d’ordure montait sa garde invariable à la porte de chaque maison ? Enfin de faire réparer les chemins de culture, ou du moins d’en donner l’illusion, car chacune s’appliquait surtout à réparer devant sa propriété l’emplacement destiné aux bacholles, afin de pouvoir plus aisément ramasser les grains et les grappes que laissait tomber le bertier. Les mottes étaient jetées dans les ornières, et cela faisait très bien pour le coup d’œil sinon pour la solidité.

Mais tout n’allait pas sans quelques petits inconvénients, dont le principal était de porter tous les vendangeurs du pays sur le même point le même jour. Il en résultait quelques embarras, car on ne trouvait pas comme aujourd’hui une chaume tous les cent pas pour tourner ou garer les voitures. ».

Les conflits qu’il souleva

Le ban des vendanges fut mal supporté par nos ancêtres, que ce soit à Beaumont ou à Aubière. A Beaumont, au fil des siècles, les élus, puis les consuls, intentèrent de nombreux procès à l’abbaye. Ce fut le cas notamment à partie de 1495, où les habitants intentèrent un procès au sujet des droits seigneuriaux qui incluait notamment le ban des vendanges...

Dans un mémoire tiré du fonds de l’abbaye de Beaumont , établi pour l’abbesse Marie de la Forest, on lit que « les habitants, sans qu’aucuns griefs ne leur ait été faits par les religieuses, se portèrent appelants car il voulaient que les pans (bans) ne fussent ordonnez a leur volonté", "droictz que lesdits habitans malicieusement s’estoient efforcez rendre litigieux", alors "qu’elles (les religieuses) avoient accoustumé bailler et decerner jour de vendanges et ordonner quelz pans et quartiers se vendangeoient au dit lieu ne quant ne comment et ce sur le rapport de douze preudhommes dudit beaumont. » [6].

Le préambule du mémoire en réponse que fit rédiger Marie de la Forest soulignait que « Les religieuses sont dames en toute justice haulte moyenne et basse dudit lieu de beaumont et est ladite abbaye de beaumont une belle ancienne et notable abbaye de fondation royale en laquelle y a costidiennement grand nombre de notables religieuses faisans et continuans nuyt et jour divin service pour la sustentation desquelles et support des charges de ladite abbaye il y a bien petite fondation et encores tendent lesdits habitans appellans qui sont leurs subjectz par force de contradictions formelles et voyes indirectes mectre a mendicité lesdites povres religieuses et leur faire perdre les droictz de leur dite abbaye dont elles ont accoustumé journellement avoir et tirer leur povre vie » (…) « Voyant lesdites Religieuses que soubz couleur dudit appel s’il estoit différé de passer oultre à ladite provision elles estoient destituées de tous leurs droitz et en voye de mendicité et mourir de faim » !...

Il faut ajouter que ce mémoire fut rédigé à l’issue d’une enquête diligentée par la Sénéchaussée qui dépêcha des commissaires à Beaumont, au cours du mois de mars 1494. Une dizaine de beaumontois jugés suffisamment sages, « aigés et de bonne mémoire » furent ainsi interrogés sur les droits seigneuriaux en vigueur à Beaumont, afin d’établir l’ancienneté de ces privilèges et de confirmer qui devait en bénéficier... L’un de ces témoins avait tout de même 80 ans, ce qui devait probablement constituer une exception à cette époque où l’on atteignait difficilement la quarantaine, pourvu que l’on ait échappé à la mortalité infantile et aux épidémies (la peste, que l’on trouve bien présente notamment autour de 1500 et de manière récurrente dans les archives, décimait les populations). Il est émouvant de lire les témoignages de ces vieux beaumontois nés à l’époque des chevauchées de Jeanne d’Arc !

Certes, l’existence de nos ancêtres était peu enviable puisqu’ils durent affronter les guerres, les disettes et les épidémies. Pour couronner le tout, cette sombre période fut marquée par des tremblements de terre assez violents (l’abbaye fut en partie détruite). Mais nous reviendrons une autre fois sur ce sujet...

Si l’on peut comprendre que la nature un peu vexatoire pour eux de cette prérogative abbatiale ait pu susciter leur rancœur, on peut penser néanmoins que les habitants exagéraient quelque peu quand ils voulaient s’approprier le ban des vendanges, car à l’époque, l’abbesse ne faisait décréter les bans par ses officiers qu’après avoir consulté les habitants par l’intermédiaire de douze « personnaiges idoynes et saiges » évoqués plus haut, qu’elle convoquait auparavant en son parloir...

En fait, cette contestation des habitants à l’égard du ban des vendanges s’inscrivait dans un ensemble de revendications touchant tous les droits seigneuriaux, tels que le fournage, le chevrotage, le courtage et le droit de noce... Il existe d’ailleurs dans les archives abbatiales un document assez savoureux sur un litige survenu entre un Beaumontois, fraîchement marié, et l’abbesse qui voulait naturellement faire respecter son droit de noce ; le marié avança pour sa part des arguments (ma foi assez convaincants) pour éviter de s’en acquitter. Nous en reparlerons à l’occasion...

Ces litiges étaient similaires à ceux que l’on retrouve pour les droits seigneuriaux à Aubière à la même époque [7].

Les sanctions

Au Moyen Âge, la justice abbatialle jugeaient pêle-mêle lors de ses assises des infractions au ban des vendanges, des grappillages, l’absence de propreté lors des vendanges, les chemins et leurs abords n’étant pas suffisamment remis en état après le passage des chars, etc.

Voici quelques jugements relevés dans ces registres [8] :

En Septembre 1383, une amende de 3 sous est infligée à la femme de Huguo Daylhs pour avoir pris des grappes de raisins aux temps des vendanges nonobstant les défenses de la cour « grapetare in vineis temporem vindemiarem ».

En Septembre 1396, une amende est infligée à Jehan Gaury senior pour avoir pris une moycelle de raisins « infra suam vineam ».

Le 5 octobre 1469, une amende est infligée à Jehane Renoux, femme de Bernard Renoux pour avoir emporté une saulme de vendange d’une vigne qui est à la percière de Madame au terroir du Ventadour (une saume était la charge pouvant être portée par un âne ou un mulet !).

Au même moment, une amende est infligée à Jehan Vitalis alias Richardi pour avoir fouetté un ébruiteur chargé de garder la dixme et les percières de Madame !

Faisons un bond dans le temps et voyons comment réagissait l’autorité au XIXe siècle :

Sur le site de la BNF, Gallica, j’ai trouvé par hasard un arrêt de cassation prononcé en faveur de vignerons beumontois qui avait été verbalisés lors des vendanges de 1832 pour non respect des bans publiés.

En lisant cet arrêt, daté du 31 janvier 1833, on ne peut douter que les vignerons du XIXe considéraient toujours le ban des vendanges comme une contrainte, tout comme leurs ancêtres du XVe siècle....

Cet arrêt (voir le texte ci-après) concernait manifestement des viticulteurs dont les vignes vendangées étaient situées sur le territoire de la commune de Clermont, et qui furent donc verbalisés par les autorités de police de cette ville...

Les faits de la cause ; et les motifs qui ont déterminé la Cour à prononcer cette annulation sont suffisamment expliqués dans l’arrêt dont la teneur suit :

Ouï le rapport fait par M. de Crouseilhes, conseiller, et les conclusions de M. Parant, avocat général ;

Vu l’arrêté du maire de Clermont-Ferrand, portant règlement pour les bans de vendange, à la date du 3 octobre 1832 ;

Vu l’article 475 du Code pénal, paragraphe 1er ;

Attendu que le règlement dont il s’agit dans l’espèce portait à l’un des objets confiés à l’autorité municipale, et formellement rappelé par l’article 475, paragraphe 1er du Code pénal ;

Attendu que d’après les termes de l’arrêté et la délibération du conseil municipal qui lui sert de base, il est facultatif de vendanger la veille des jours indiqués pour chaque territoire, et que le samedi est considéré comme la veille du lundi ;

Attendu que c’est seulement relativement au lundi que l’on dispose dans cet arrêté que l’avant-veille sera considérée comme la veille ; que cette disposition tout exceptionnelle ne peut être étendue au-delà de ces termes ; en telle sorte que pour les autres jours de la semaine l’avant-veille soit considérée comme la veille ; et attendu qu’il est reconnu et constaté que les inculpés avaient vendangé le dimanche dans un territoire qui, d’après le règlement, devait être vendangé le mardi ;

Attendu que lesdits inculpés ont été renvoyés de la plainte, sur le motif qu’ils avaient pu vendanger le dimanche avant-veille du mardi ; par la même raison qui avait fait permettre de considérer le samedi comme veille du lundi ;

Et attendu, dès lors, que ce jugement a méconnu les dispositions du règlement du 3 octobre ; qu’en ne prononçant point contre les contrevenants la peine portée par l’article 475, paragraphe 1er, du Code pénal, il a violé cet article ;

Par ces motifs, LA COUR casse le jugement du tribunal de police de Clermont-Ferrand, en date du 25 octobre 1832 ;

Et pour être statué, conformément à la loi, sur les faits résultant du procès-verbal du 14 octobre dernier, renvoie la cause et les inculpés, Michel Faye, Jean Bernard, Guillaume Cohendy, Jean Cohendy, Jacques Pageix vieux, Jacques Pageix jeune et Costes par devant le tribunal de police de Montferrand :

Ordonne, &c. – Fait et prononcé, &c. —Chambre criminelle.

Nota. LA COUR a rendu a la même audience, et sur le pourvoi du même commissaire de police, un second arrêt qui casse par les mêmes motifs, le jugement rendu le même jour, 25 octobre 1832, par le tribunal de simple police de Clermont-Ferrand, en faveur des nommés Daury, Tartarat, Jargaille, Renard, Bayse, Bayeron, Bonnefoy, Rabassy et Falateux (Falateuf).

Les festivités liées à la vigne

Dans son ouvrage déjà cité, mon grand oncle Joseph regrettait la disparition à Beaumont de la coutume des processions, « cet acte de foi solennel de tout un village » qui mobilisait les habitants des deux anciennes paroisses (Saint Pierre et Notre Dame de la rivière, qui avaient conservé leurs rites propres). Ces processions étaient l’objet de minutieux préparatifs qui impliquaient les bailes des confréries visées et les fabriciens (autrefois luminiers) des deux églises. Joseph Pageix évoquait notamment la procession de Saint Verny en ces termes  [9] :

« Procession de Saint Verny, patron des vignerons, le dimanche suivant immédiatement le 20 Mai, date à laquelle tout bon disciple du Saint ne devait plus avoir un lien d’osier à faire à ses vignes. Il n’était pas toujours facile d’être exact à ce terme, surtout quand la saison avait été rude, à cette époque où pas un seul échalas ne passait l’hiver planté dans la terre. Nos pères l’arrachaient quand les premières gelées avaient dépouillé la vigne de ses feuilles. Ils le rassemblaient soigneusement en baues [10], où il serait à l’abri de l’humidité et de la pourriture, et le replantaient au printemps. Et il était de coutume de dire que, de la croix qui lui était dédiée au terroir de la Penderie, où l’on portait sa statue enguirlandée de magnifiques pampres verts, Saint Verny embrassant d’un coup d’œil tout son domaine voyait toutes les baues encore debout des retardataires, et ne manquait pas de mettre ceux-ci à l’amende.

Mais, comme il était bon saint, et qu’il connaissait fort bien les choses de la terre- car la légende locale nous apprend qu’avant que le bon Dieu l’appelât au rang qu’il occupe dans son Paradis, Saint Verny était tout simplement un brave homme de vigneron qui avait saintement accompli sa tâche journalière tout au long de sa vie- donc, comme il connaissait bien les choses de la terre, comme il avait sans doute lui-même senti se réveiller ses douleurs quand , le fesoul pointu en main, le dos courbé vers la terre, il recevait sans broncher les giboulées de Mars et d’Avril ; comme il avait éprouvé aussi que, ayant planté l’échalas des semaines durant, alors que n’existait pas le sabot à crochet, ses mains calleuses garnies d’échardes et striées de crevasses saignantes n’étaient guère agiles à tourner les liens d’osier ; comme il savait tout cela, il paraît qu’il accordait sans trop se faire prier un délai de huit jours aux retardataires.

« Ne croyez-vous pas, bon Saint Verny, qu’il est préférable pour vous de ne plus sortir de votre église Saint Pierre où vous parviennent à peine les bruits et le langage du dehors que vous ne reconnaîtriez plus pour ceux qui vous étaient familiers ? Que diriez-vous si l’on vous promenait à nouveau sur les sentiers de votre jeunesse ? Arrivant au sommet de votre coteau de la Penderie [11], quel coup recevriez-vous au cœur en ne voyant plus votre croix !lorsque revenu de cette émotion, vous ouvririez les yeux pour inspecter comme autrefois votre apanage :

« Ciel, diriez-vous, pas une seule baue ! tout est échalassé alentour ; c’est bien, mais, là-bas, que manque-t-il que j’avais coutume de voir ? Ah ! mes noyers, mes grands arbres , mes vergers fleuries ! Et plus loin, plus loin qu’est-ce donc ? On dirait des blés murs ! Des blés ! à la cime de la côte des Cheix de Chaumontel et de Champblanc [12] ! et des blés murs en cette saison ! Et les vignes alors que sont-elles devenues ? C’est impossible : ce doit être quelque nouvelle culture d’invention diabolique ! Vite, rentrons, je ne reconnais plus mon horizon »-Oui, rentrons, bon saint Verny, car si quelqu’un vous chuchotait à l’oreille que maintenant on taille aussi bien en Novembre qu’en Mars avec un outil appelé sécateur qui ne ressemble point du tout à votre serpe ; que la joie que vous avez ressentie tout à l’heure en ne voyant pas une baue à l’horizon était due non pas à ce que le vigneron est plus vaillant qu’en votre temps, mais bien à ce qu’il ne déchalasse plus en hiver, et se contente au printemps d’enfoncer un peu plus chaque année l’échalas dans la terre jusqu’à ce qu’il disparaisse presque en entier ; que l’on promène à travers les vignes des chevaux traînant quelque infernale machine de fer en jurant et sacrant à chaque échalas brisé ; que l’on peint les vignes en vert pendant l’été ; qu’on les arrache pour ne plus les replanter ; que, ce que votre vue devenue basse vous donnait l’illusion d’être du blé mur au mois de Mai, est tout simplement du vigoureux chiendent dont les pousses successives sèchent là depuis des années ; que les caves où vous aimiez sans doute à aller boire la tassée chez tel ou tel de vos vieux camarades, sont en partie vides de leurs jolies rangées de pièces sur lesquelles, en passant, vous ne manquiez pas de frapper deux petits coups avec le doigt replié, pour juger de leur état intérieur, comme fait le médecin qui ausculte un malade ; que dans quelques années, vous n’aurez plus de raison d’être, car il n’y aura plus ni vignes ni vignerons dans votre cher Beaumont devenu faubourg d’une grande ville industrielle, ; si on vous disait tout cela, et bien d’autre choses encore, vous mourriez à nouveau, mais de chagrin cette fois ».

Joseph Pageix évoquait aussi, avec la même nostalgie, les banquets de la Saint-Verny :
« Quand le gros travail de printemps était terminé, les vignes échalassées, le sol écorché d’abord au fesoul pointu – que le progrès devait remplacer plus tard par le fesoul à cornes – puis nettoyé pour de bon au fesoul plat, les prés bien abreuvés, toutes les semences en terre nos vieux vignerons avaient l’habitude de fêter leur saint patron, non seulement en une solennité religieuse pieusement célébrée, mais encore en de formidables banquets : les banquets de la Saint-Verny. Au jour convenu, ils se réunissaient par quartiers et dressaient de longues files de tables de fortune en plein air, à même la rue.

Certes, ces festins n’avaient rien de commun avec nos cérémonieux dîners modernes : On ne connaissait point l’étiquette, cette belle invention qui met comme un carcan sur les épaules des gens de la terre, quand d’aventure une circonstance les oblige à aller à quelque cérémonie dans le monde, eux, habitués à se mettre à l’aise dans le travail, et n’ayant jamais su faire des courbettes que le fesoul en mains devant leurs ceps de vigne. L’étiquette, qui veut que vous vous teniez à table les coudes au corps comme à la parade ; que vous avaliez votre soupe -non, votre consommé- en évitant soigneusement la bruyante aspiration pourtant si commode que l’on entend à la table du paysan, que vous vous gardiez bien surtout de faire un « chabrot », ce régal du vigneron, qui consiste à arroser largement de bon vin son bouillon. L’étiquette qui vous oblige à parler bas à des voisins que l’on vous impose sous prétexte de faire faire connaissance, et que n’intéressent point les choses de la terre ; à sourire entre vos dents, car le rire est défendu ; à boire à petites gorgées, sous peine de passer pour un goujat, le vin dont on a parcimonieusement couvert le fond de votre verre, pour laisser sans doute la place à l’eau qu’il est de bon ton d’y ajouter, etc, etc…l’étiquette qui en un mot vous coupe radicalement l’appétit et la gaîté. Ah non ! elle n’avait pas cours au banquet de la Saint Verny ! Le verre était plein et large était la rasade, et les langues déliées, et le rire franc, et robuste l’appétit. En guise de cavalière, chaque convive s’approchait de la table en donnant le bras à un énorme bousset ; un autre à un panier de vieilles bouteilles semblables en leur robe de bourre à de vénérables douairières en costume de velours. En guise de révérence, c’étaient de solides poignées de mains à faire évanouir de douleur nos pâles mondains d’aujourd’hui, et de formidables tapes d’amitié sur les épaules ; et l’on se plaçait à la bonne franquette : on se connaissait tous si bien ! et l’on se comprenait de même. On trinquait à tout propos, et le choc des verres , le claquement des langues indispensable pour bien apprécier un vin, le bruit des fourchettes, celui des conversations et des rires vous faisaient une joyeuse musique traduisant la bonne humeur de tous.

Et quand chacun avait vidé pas mal de ces vieux pichets de bois cerclés de cuivre qui marquaient aussi bien que les carafes de cristal ; quand de puissantes voix avaient longuement fait trembler les vitres voisines avec de gaillardes chansons, quand tous avaient consciencieusement avalé, en guise de liqueur de marque, un « canard » tiré de quelque vieille bouteille d’eau de vie ayant peut-être vingt ans de grenier – témoins ses nombreuses brisques de toiles d’araignée – alors on songeait à se séparer, le corps bien lesté, prêt pour le rude coup de collier du lendemain, et l’âme toute ensoleillée par cette soirée de franche amitié ».

« Si un convive, un peu moins résistant, éprouvait quelque difficulté à se lever de son banc, et après avoir réfléchi un moment sur la direction à prendre, tachait de regagner sa demeure en cherchant quelque peu l’appui des murailles, personne ne songeait à s’en offusquer, pas même le bon Saint Verny qui du haut du ciel devait plutôt considérer d’un œil attendri ce fidèle conservateur des antiques traditions ; pas même le Bon Dieu contre qui on aurait pu invoquer le grief d’avoir créé si bon le vin de Beaumont, et le vigneron si amoureux de sa vigne et de son produit. Du reste, je ne sache pas qu’en aucun des quatre saints Evangiles, il se puisse découvrir le moindre passage dans lequel Notre Seigneur ordonne de « baptiser » le jus de la vigne. On l’y voit changer l’eau claire en vin bel et bon, mais de vin bel et bon en faire de l’eau rougie : jamais ! Ce qui prouve amplement que si tel il l’a créé c’est pour que tel il soit bu ; et c’était bien ainsi que le comprenaient nos aïeux.

Le dernier banquet de la Saint Verny a eu lieu en 1869. Celui de 1870 dont les préparatifs étaient faits fut empêché par la déclaration de guerre [13] ».


[1Dîmes : à Beaumont, la grange des dîmes était située à l’extrémité Est de la rue du 11 novembre (ancienne rue des Granges) . Toutefois, les vendanges faites sur les territoires relevant directement de l’abbaye devait être plus directement convoyées vers les vastes cuvages du monastère (la réserve seigneuriale, pour ce qui concerne les vignes, était située sur les terroirs de Chamblanc et autres figurant sur le plan).

[2Fonds de l’abbaye de Beaumont, 50H3, registre de justice de 1499 à 1510, F°5 v°, 6r° et 6v°.

[3Extrait de « Une communauté urbaine au XVI e siècle, Beaumont-Lès-Clermont-Droits seigneuriaux et libertés municipales », Jacques Pageix 1992.

[4Registres des délibérations municipales, Mairie de Beaumont.

[5« Beaumont », par Joseph Pageix, paru à partir de 1925 dans le bulletin paroissial et relié par ses soins en un ouvrage de 75 pages. J’ai entrepris sa réédition (en y ajoutant un chapitre resté manuscrit consacré à la culture et au traitement du chanvre) en l’illustrant de ses propres photos et des croquis de Marcelle Russias.

[6Fonds de l’abbaye de Beaumont, registre d’enquête de 1494, 50H38.

[7Voir les transactions entre le seigneur d’Aubière et les habitants. Pierre-F. Fournier et Antoine Vergnette. « Les droits seigneuriaux à Aubière » in Revue d’Auvergne Tome 42-N°1, 1928.

[8Fonds de l’abbaye de Beaumont, 50H1 et 2, registre de justice de 1383 à 1474.

[9Voir : « Saint Verny patron des vignerons en Auvergne » par P-François Aleil, Mémoires de l’académie de Clermont-Fd, tome XLVIII, 1982, et « Le culte de Saint-Verny en Auvergne » par Gwenaëlle Gayet, 2008.

[10Les baues : J’ignore l’origine étymologique de ce terme ; toutefois, sa signification est claire ; on la trouve dans l’ouvrage intitulé « Sur la viticulture et la vinification du département du Puy-de-Dôme. Rapport à son Excellence M. Rouher, ministre de l’agriculture du commerce et des travaux publics », par le docteur Jules Guyot. (In 8 broché de 88 p. A Paris à l’imprimerie Impériale, 1863) :

Extraits de la page 42 : « Dans les grands vignobles du Puy-de-Dôme, on emploie, par hectare, au moins 20 000 échalas de 2 m à 2 m, 35 de longueur, en saule, peuplier et sapin. Ces échalas coûtent de 30 à 50 francs le mille, en moyenne 40 francs ; ce qui constitue une avance de 800 francs et un entretien d’au moins 1/8, c’est à dire de 100 francs par an et par hectare. L’arrachage annuel des échalas et leur mise en meule (en baues), le renouvellement de leur pointe chaque année, leur mise en place à chaque printemps et leur assemblage par un lien d’osier à leur sommet, constituent des dépenses et un emploi du temps considérables » :

On se souvient de la visite de l’Empereur Napoléon III en Auvergne, en 1862 et en particulier à Beaumont où sa calèche passa sous un arc de triomphe ; le maire, Faye et l’adjoint, Vignol, lui offrirent du vin dans un tassou et lui firent un petit discours. Il était accompagné de son ministre Rouher, auvergnat, et du Duc de Morny.

[11Terroir le plus élevé de la commune situé à l’extrémité ouest de la rue Nationale. L’origine de ce terme est une appendaria, petite exploitation avec bâtiments, jardin et parcelles de culture (cf G.Fournier « Le peuplement rural en Basse-Auvergne durant le Haut Moyen Âge).

[12Terroirs situés au sud de la commune, sur les premières pentes de Montrognon.

[13Je pense que les banquets de la Saint Verny se perpétuèrent, peut-être sous une forme plus modeste. Le menu du 10 juin 1906 dessiné par mon grand père Pierre Pageix (frère de Joseph) l’atteste.

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