Les signatures de nos ancêtres
Les traces les plus personnelles laissées par nos aïeux sont leurs signatures apposées sur les actes d’état-civil par ceux qui savaient peu ou prou écrire ; étonnamment elles n’ont guère inspiré les généalogistes ni même les philologues et autres lexicologues. Nous avons longuement cherché sur Internet, mais nous avons dû nous rendre à l’évidence : nous n’avons trouvé aucun mot pour désigner la discipline qui traiterait de l’étude et de l’analyse des signatures.
En fait, celles-ci ne semblent intéresser que ceux qui sont atteints de la bizarre manie de la collecte compulsive des autographes de soi-disant célébrités.
Certains férus de généalogie leur ont quant même trouvé un modeste usage subalterne : comme les photographies, elles servent à l’illustration de leur arbre.
Mais, au delà de cette touche décorative et néanmoins affective, n’y aurait-il rien d’autre à tirer de ces paraphes que la confirmation de l’illettrisme de membres de notre parentèle révélé par leur graphisme laborieux ou par leur absence avec la classique formule « qui dit ne savoir signer » ?
Thierry Sabot a préconisé d’en faire un outil [1] pour gagner un temps précieux dans la recherche de la présence de membres de notre famille comme témoins dans les actes d’état-civil : une signature connue est en effet beaucoup plus repérable en bas de l’acte que le patronyme perdu dans la masse du texte.
Quant à nous, nous avons déjà publié deux articles dans la Gazette qui ont utilisé les signatures pour mener à bien nos enquêtes [2] ; aujourd’hui nous vous proposons une énigme que nous n’avons pas su résoudre ; saurez-vous être plus perspicaces que nous ?
Les deux seings de Xavier Baumgarth…
Dans notre dernier article « Jean, fils de personne » le test de comparaison des signatures a été décisif pour la résolution de l’énigme ; mais, bien que nous n’avions aucune réticence quant à leur authenticité et à leur auteur, un petit rien indéfinissable nous empêchait d’être tout à fait sereins ; à la longue, nous avons fini par découvrir ce qui nous perturbait : le U dans le paraphe de Xavier n’était pas surmonté de l’accent qui pendant au moins 128 ans fut d’usage dans les actes d’état-civil alsaciens de notre famille.
Nous avions raconté la découverte de cet étonnant accent dans notre article « Mettez l’accent sur les signatures » et des lecteurs de la Gazette nous avaient donné l’explication de sa présence : dans l’écriture cursive gothique en usage en Alsace, les graphismes du M, du N et du U sont très voisins et ces lettres sont donc facilement confondues surtout lorsqu’elles sont mitoyennes et liées ; l’accent permet d’identifier le U :
Dans la troisième génération des descendants du fondateur de la famille, nous avions retrouvé cette signature accentuée, apposée par les trois-quarts des Baumgarth.
Notre Xavier était l’un de ces arrière-petit-fils du patriarche ; mais quid de son paraphe ?
Une vérification s’imposait et son mariage le 11 juillet 1831 à Huttenheim nous fournit la réponse :
L’accent était bel et bien présent à la noce, mais il n’en existait plus aucune trace sur les onze signatures que nous avions comparées dans notre précédent article !
Deux questions s’imposèrent immédiatement à nous : de quand datait cette étrange mutation et quelle en était la motivation ?
Il nous fallait être exhaustif quant aux paraphes de Xavier et nous avons complété notre collection en l’étendant à toute son existence [3] et en recherchant les actes dans lesquels il fut seulement témoin.
Au total, nous avons colligé 31 actes dont voici le classement chronologique :
Les 14 signatures jusqu’en 1848
De son mariage en 1831 à Huttenheim à la naissance de son 9e enfant en 1848, il apposera quatorze signatures [4] qui sont manifestement inspirées de l’écriture cursive gothique ;
La juxtaposition des lettres du patronyme Baumgarth en cursive gothique donne :
Les 17 signatures d’après 1848
À la naissance de son dixième enfant le changement est radical et persistera toute sa vie : l’accent sur le U a disparu [5], le B initial et le H final sont totalement différents, les empattements du M qui étaient anguleux se sont arrondis et le R est devenu bien délié. Manifestement l’écriture gothique a été abandonnée au profit du graphisme en usage dans les autres provinces françaises.
La cursive gothique, bête noire du généalogiste amateur à la recherche de ses racines alsaciennes :
La cursive gothique a sévi jusqu’en 1941 en Alsace et ce n’est pas par compassion pour les généalogistes qu’Adolf Hitler l’a supprimée : il venait d’apprendre avec horreur que le créateur des caractères qui faisaient la fierté du Grand Reich était juif. L’histoire ne dit pas si le Führer en fureur fit mettre au pilon les invendus de son best-seller « Mein Kampf ».
Pour le béotien en graphisme gothique, l’abord des actes est grandement problématique et épuisant : la transcription des noms et prénoms est difficile et parfois même hasardeuse ; il n’est pas évident de découvrir que derrière
Les quatre couples nom-prénom ci-dessus sont tirés de tables décennales et sont donc le résultat de l’écriture habituelle du rédacteur ; on imaginera sans peine ce que cela devient dans le contexte de leur personnalisation en signature…
Pour tenter de faire comprendre cette difficulté à ceux de nos lecteurs qui n’ont pas l’heur (bon-heur et/ou mal-heur) d’avoir des ancêtres alsaciens, nous leur proposons ce petit florilège de signatures gothiques de trois mariages :
Pendant la période de l’annexion allemande 1871-1918, les difficultés liées au graphisme gothique ont été singulièrement aggravées par le changement de langue officielle dans les actes puisque la traduction nécessite au préalable une épuisante transcription du texte.
Parfois l’usage de la cursive gothique nous plonge dans une situation qui frise le mimétisme ; ainsi dans nos recherches familiales, nous avons croisé à de multiples reprises des familles BANNWARTH qui ont ralenti nos démarches : nos deux patronymes ont des consonances assez voisines et se composent tous les deux de 9 lettres dont les deux premières et les quatre dernières sont identiques ; mais il ne s’agit pas de variantes onomatisques car leurs étymologies sont bien différentes : baum (= arbre ) et garten (= jardin), donc pépiniériste pour nous, bann (= le territoire de la commune) et warth (= gardien), donc garde-champêtre pour eux. Dans notre graphie usuelle le risque de confusion reste modéré, tandis qu’en cursive gothique, il est majeur lorsque les lettres sont liées entre elles :
comme le montre la comparaison suivante :
Pour un œil non exercé, la méprise [6] est imparable ; avec l’habitude, la différenciation se fait sur l’accent qui surmonte le u de Baumgarth et qui n’existe évidemment pas sur le premier n de Bannwarth.
La question du « quand ? » est résolue ; il reste celle du « pourquoi ? »
Le fait est patent : entre les mois de juin 1848 et de décembre 1849, Xavier a brusquement et définitivement troqué sa signature gothique contre une autre d’obédience non germanique ; il restait à trouver sa motivation pour cette étrange mutation. Notre réflexion fut d’emblée obnubilée par une interrogation : ce « hiatus dégothifiant » était-il l’apanage de la carrière scripturale du seul Xavier ou bien se retrouvait-il chez des alter ego ?
Mais la recherche de la réponse à cette question nous engageait vers un travail titanesque et nous avons opté pour une approche indirecte beaucoup plus réaliste en lui substituant celle-ci : le taux de signatures « gothiques » a-t-il subit une variation notable après 1848 ?
Nous avons testé notre option en l’appliquant d’abord à l’état-civil de Friesenheim et en commençant par la seconde période (= après 1848). Ce choix n’était certes pas rationnel puisque Xavier n’en était ni natif ni résident ; mais la curiosité et la paresse l’ont emporté sur la logique puisque Friesenheim, le berceau de la famille, comptait encore de nombreux Baumgarth mâles et seulement 689 habitants, tandis qu’Huttenheim n’abritait que la seule famille de Xavier, mais recensait 2186 âmes.
Bien nous en a pris car nous avons constaté avec étonnement que les graphes gothiques étaient la règle souffrant de bien rares exceptions [7] ; cela nous dispensait donc d’allez explorer la situation d’avant 1848.
Toutefois nous avions grand scrupule à conclure à l’absence de changement sur ces seuls résultats car une objection majeure pouvait nous être faite : Friesenheim n’était qu’un village à vocation exclusivement agricole, tandis qu’Huttenheim était un bourg dont l’économie reposait aussi en grande part sur l’usine de filature de coton [8]. Il nous fallait tenir compte de cette forte composante ouvrière, facteur favorisant de changements des us et coutumes et ce d’autant plus que la révolution de 1848 venait de se terminer.
Nous avons donc repris notre étude des signatures dans l’état-civil d’Huttenheim ; mais une difficulté imprévue se présenta : à notre grande surprise deux signatures (non gothiques) étaient omniprésentes. Il nous a donc fallu éliminer l’influence délétère de ces deux indésirables [9].
Entre le 4/8/1838 et 19/1/1858 Jean François FELTZ, instituteur, mit sa griffe 607 fois sur les 1590 actes de ces 20 années ; la dernière datait seulement de 6 jours avant son décès.
Du 6/7/1849 au 27/2/1871 Xavier BRAUN, veilleur de nuit puis agent de police, apposa son paraphe 814 fois sur les 2717 actes de cette période !!!
Cette pléthore de signatures s’explique sans doute par leurs fonctions : l’un était instituteur et donc probable secrétaire de mairie ; l’autre était agent de police [10] et donc très proche de la mairie, tant dans l’espace que dans son activité professionnelle.
Néanmoins, cela n’explique pas la présence de l’un ou l’autre compère comme témoin dans 94 mariages puisque ce rôle est habituellement dévolu à un ami très cher ou à un proche parent.
De même, il est étrange que le duo soit fréquemment uni
Face au problème posé par cette exubérante collection, nous n’avons pas trouvé d’autre échappatoire que la simple exclusion de ces deux signataires dans nos statistiques.
Cette éviction réalisée, le taux de paraphes gothiques atteignait respectivement 90% pour la période 1845-1848 et 87% pour celle de 1849 à 1856 ; compte tenu des approximations de notre méthode, ces nombres ne nous paraissent pas significativement différents entre eux ni même différents des 92% trouvés pour Friesenheim et nous sommes donc enclins à considérer qu’il n’y a pas eu de modification notable de la répartition des signatures de la population dans la décennie suivant la révolution de 1848.
La mutation de signature de Xavier apparaît donc comme un phénomène isolé dans un monde stable : au niveau régional, les données géopolitiques [11] n’ont subi aucun changement notable dans cette période ; au niveau local, la commune d’Huttenheim (où la famille était installée depuis plus de 17 ans) n’a pas connu de modification sensible. Quant à Xavier, rien n’indique un changement dans son statut professionnel et social et sa vie familiale s’est écoulée en une désespérante et routinière succession de naissances et de décès de sa progéniture.
Force nous est donc de constater que notre sagacité a été prise en défaut : notre enquête ne nous a livré aucune esquisse de piste pour tenter de résoudre cette énigme.
Et vous, saurez-vous être plus perspicaces ?
Pourtant en dépit de notre échec, nous ne regrettons pas nos efforts car cela nous aura permis d’évoquer la cursive gothique et d’attirer votre attention sur l’intérêt potentiel des signatures.
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Addendum : L’étonnante longévité de la cursive gothique alsacienne
L’histoire des deux seings de Xavier est terminée (sauf si vous avez des idées…) ; mais, à la réflexion, nous n’en avons pas encore fini avec la cursive gothique…
Nous avons été extrêmement étonnés de découvrir que le style cursive gothique était très largement majoritaire et presque quasi la règle des signatures des habitants de Friesenheim et Huttenheim (donc très probablement de nos villages alsaciens ) en ce milieu du 19e siècle.
L’existence de cette graphie si particulière dans les paraphes ne peut s’expliquer que comme la conséquence de l’usage bien ancré de la cursive gothique dans la pratique de l’écriture courante.
L’état-civil nous ayant servi de fichier pour le recueil de ces signatures, il faut remarquer que cela induit de facto un décalage d’une à deux décennies entre la conception des paraphes au cours de l’adolescence de leurs auteurs et leur apposition dans les actes lorsque ceux-ci sont parvenus à l’âge d’être témoin ou marié. On peut-donc en déduire que l’écriture en cursive gothique était la règle trois décennies après la prise de la Bastille. Il est fort étonnant que ce particularisme régional ait aussi bien survécu à la tourmente révolutionnaire et à l’obsession administrative de Napoléon.
Plus étonnant encore, il faut remarquer que cette graphie avait au préalable survécu sans dommage aux 140 années d’intégration de l’Alsace au royaume de France (le traité de Westphalie date de 1848) dont 70 ans de centralisme et d’absolutisme de Louis le quatorzième.
Notre inextinguible curiosité nous poussa à rechercher quelle fut la carrière ultérieure de la cursive gothique en Alsace, d’autant que l’annexion allemande de 1870 eut pour conséquence une germanisation forcée de presqu’un demi-siècle. Mais nous n’avons pas su trouver la moindre documentation sur le sujet sur internet…
Décadence de la cursive gothique alsacienne…
Force nous était donc d’aller y voir par nous-mêmes et nous avons, à cette occasion, découvert une nouvelle utilisation potentielle des signatures : celles en gothique étant la conséquence directe de la pratique de l’écriture du même nom, elles pouvaient être utilisées comme marqueur du mode de graphie scripturale en usage ; les actes d’état-civil nous servant encore une fois de fichier.
À Huttenheim, pour la période 1849-1856, nous avions trouvé un taux de seings gothiques de 87% ; une seule génération plus tard (tranche 1870-1875), il s’était effondré à 70% !
Cette évolution laissait donc présager que le passage à l’obsolescence du style d’écriture ancestral était largement engagé et il est éminemment probable que Jules Ferry et ses lois sur la scolarité publique, laïque et obligatoire (1881-1882) auraient rapidement entrainé sa disparition si la guerre de 1870 et l’annexion allemande qui s’en est suivie n’avaient pas inversé le cours de l’histoire.
Renaissance ! ou renaissance ?
Pour déterminer quelle fut l’évolution du graphisme scriptural après ce rebondissement du scénario, nous avions un outil tout trouvé : il suffisait d’examiner les signatures apposées quelques décennies plus tard sur les registres…
Hélas, nous nous aperçûmes avec consternation que l’annexion avait aussi sérieusement modifié les règles administratives : dès 1876, l’état-civil alsacien fut régi selon les modalités du régime allemand qui ne comporte que la mention des identités et civilités des mariés, des parents et des témoins, à l’exclusion de leurs signatures.
En l’absence de celles-ci pour la période 1876-1919, nous ne disposions plus de marqueur du caractère gothique de l’écriture et nous n’avons donc pas de réponse à notre questionnement pour les deux dernières décades du 19e siècle.
Toutefois, il faut remarquer qu’il existe de facto un décalage d’une à deux décennies entre la conception-adoption des signatures et leur usage dans les actes d’état-civil ; ce sont donc celles de la période 1919-1930 qui constituent les marqueurs potentiels de l’état de l’écriture en cursive gothique du début du 20e siècle. En conséquence, nous pouvons les utiliser pour faire le bilan après trois décennies de germanisation forcée…
Re-hélas !, nouvelle désillusion : l’état-civil n’est plus en ligne à partir de 1913 ! … Il nous faudrait donc aller en salle de lecture ou patienter quelques années ; notre curiosité restera donc insatisfaite…
Quid après cette parenthèse dans l’histoire ?
Il est probable, pour ne pas dire certain, que le retour de la langue française dans l’école sous la férule des maîtres a rapidement sonné le glas pour la cursive gothique.
Là encore, l’examen du style des signatures apposées au cours des années trente nous renseigneraient ; mais bien de l’eau coulera sous les ponts avant leur mise en ligne sur le net.
Et quid de l’intermède 1940-1945
Nous ignorons donc le niveau résiduel d’usage de l’écriture en cursive gothique au moment de la débâcle de 1940. Mais, l’annexion de fait de l’Alsace offrait à nouveau une potentialité de résurgence à cette graphie si elle perdurait suffisamment longtemps.
Il est probable que le peu d’enthousiasme de la population envers l’occupant fut un frein très efficace et que l’usage fut certainement réduit au texte des seules proclamations officielles et aux actes administratifs.
La découverte horrifiée de son péché originel de judéité par Hitler en 1941 mis un terme définitif à son histoire.
- wikipédia –alphabet latin-Sûtterlin