1- Le cauchemar de la cursive gothique
La nationalité de nos aïeux alsaciens-lorrains a joué au yoyo pendant trois quarts de siècle.
Les registres de l’état-civil et les autres archives de cette période, outils de base de nos recherches généalogiques, portent les stigmates de ces vicissitudes :
• Parmi eux, bien sûr, il y a la dualité alternante des langues, mais ce n’est là qu’un handicap relativement mineur, même pour ceux qui balbutient la langue allemande ou même qui en ignorent tout, car il leur reste le recours de trouver un traducteur dans leur entourage. La probabilité d’y parvenir est assez forte et cela ne leur coûtera qu’un sourire ou une boite de chocolats.
• Bien sûr, il y a les quelques dissemblances dans la conception de la trame des documents ; elles bousculent un peu nos habitudes et nos vieilles manies ; mais on s’y adapte vite.
• Par contre, il y a surtout la dualité alternante du graphisme alphabétique qui constitue l’incontournable pierre d’achoppement, même pour les germanophones les plus accomplis.
L’horripilante cursive gothique…
Eh oui, en ces temps difficiles, si les teutons partageaient avec nous le même alphabet (à quelques singularités près), ils ne le graphaient pas de la même manière : ils utilisaient la cursive gothique, tandis qu’à l’ouest du Rhin nous pratiquions et pratiquons toujours la cursive latine.
Cette divergence est un sérieux handicap car elle impose, avant de traduire un texte imprimé, d’en faire la transcription lettre après lettre, mot après mot et ce n’est pas là un mince travail pour un germaniste néophyte.
Pour effectuer cette translittération, il faut s’aider d’un abécédaire, ou plutôt de l’abécédaire adéquat car la cursive gothique a évolué dans le temps et s’est déclinée en diverses formes : schwabacher, kurrent, fraktur, … jusqu’à son ultime avatar la Sütterlin.
Cette opération est donc laborieuse, déprimante et éminemment chronophage ; néanmoins l’harassant pensum reste quand même exécutable.
Mais réussir cette épreuve n’est qu’une petite victoire bien provisoire car il reste à franchir un obstacle beaucoup plus conséquent : une grande partie du texte à traduire est manuscrite !
Cela rajoute deux contraintes supplémentaires : d’une part les lettres des mots ne sont plus séparées et leur liaison rend leur identification beaucoup plus difficile ; d’autre part la réalisation du graphisme par le rédacteur est fort éloignée de l’art de la calligraphie.
L’idée simpliste d’agrandir le texte se révèle vite fort décevante.
Quant aux abécédaires, qu’on peut dénicher sur internet et qu’utilisaient les enfants à cette époque pour leur apprentissage, les tentatives de faire coller ce qu’on croit lire avec leurs lettres modèles s’avèrent vite illusoires, d’autant que les scribouillards de l’état-civil avaient quitté les bancs de l’école depuis bien trop longtemps quand ils ont commis leurs sibyllins gribouillages…
Pour vous convaincre de l’importance du challenge que représente ce déchiffrage, nous vous invitons à vous frotter au texte suivant :
Mais les affres du généalogiste ne s’arrêtent pas là, car les patronymes et les prénoms sont eux aussi concernés par cette pugnace graphie ; de même, les signatures, que chacun a élaboré à partir de son écriture manuscrite personnelle, en sont fortement imprégnées.
Voici un florilège de prénoms et de noms tirés des tables décennales ; saurez-vous les reconnaître ?
Pour nous épargner les affres de ce parcours d’obstacles, il y aurait une solution radicale : trouver un traducteur sachant lire la cursive gothique !
Hélas, cette occurrence risque fort d’être bien illusoire car son acte de décès a été signé en 1941 par Martin Bormann, secrétaire et âme damnée d’Adolf Hittler.
L’explication donnée à cette mort subite après des siècles de bons et loyaux services mérite d’être soulignée : le Führer était convaincu que les caractères de la Schwabacher à l’origine des diverses versions de la cursive gothique avaient été conçus par un imprimeur … juif !!!
En quelques semaines, la cursive gothique, devenue indigne du 3e Reich, fut bannie des actes officiels, des journaux, de l’affichage public et évidemment de l’enseignement scolaire.
Il en découle que les plus jeunes des allemands à l’avoir apprise à l’école sont aujourd’hui nonagénaires et que leur dernière pratique date de 85 ans !!!
Il en est évidemment de même pour nos alsaciens-lorrains, avec le facteur aggravant que, pour eux, leur apprentissage et leur pratique scolaire de la graphie gothique n’avait duré, au plus, que 9 mois.
À l’évidence, le déchiffrement des actes concernant nos aïeux, teutonisés contre leur gré en 1871, puis en 1940, n’est pas un long fleuve tranquille ; nous ne doutons pas de la compassion de nos lecteurs non concernés par le problème ; mais conjecturer n’est qu’un piètre pis-aller pour se rendre compte de l’importance du challenge ; aussi pour vous mettre en situation, nous vous proposons de suivre nos laborieuses pérégrinations à la recherche du destin de notre commun cousin Jean-Georges Metzger.
2- Une énigme familiale à résoudre malgré la cursive gothique…
Nous sommes tous très fiers de nos arbres ; mais paradoxalement, ils sont pour nous une source d’insatisfaction permanente car le cursus de certains de nos Sosa et collatéraux reste désespérément inachevé : de ceux-là, nous savons presque tout, mais rien de leur sort ultime ! Ils étaient apparemment bien intégrés dans leur village et pourtant ils se sont volatilisés, ont disparus sans laisser de trace en nous laissant un insupportable sentiment d’incomplétude.
Alors nous ne nous résignons pas et nous continuons inlassablement à farfouiller régulièrement dans les arbres en ligne dans l’espoir de leur apparition fortuite.
Ainsi en était-il, pour nous deux, de notre commun cousin Jean-Georges Metzger dont nous avions retrouvé ses actes de naissance et de mariage, ceux des naissances de ses 5 enfants ; puis plus rien après celui du benjamin le 28/1/1894 à Mulhouse…
Et puis, un jour, Marie-Claire dénicha, par hasard, son acte de décès le 28 décembre 1896 à Brumath, petit village du Haut-Rhin de 5358 habitants situé à 128 km de Mulhouse…
Mais pourquoi diantre Jean-Georges est-il venu mourir là, si loin, à 45 ans et si peu de temps après cette ultime paternité ?
L’enthousiasme que suscita en nous la trouvaille de Marie-Claire fut vite douché par deux petits détails : 1896 et Haut-Rhin !
« Alea jacta est ! » , nous ne pourrons pas échapper à la malédiction de la cursive gothique…
Résignés et néanmoins résolus, nous sommes partis au combat ; mais une surprise de taille nous attendait : l’acte était vraiment très particulier.
Le rédacteur n’avait pas utilisé l’emplacement pré-imprimé officiel, mais l’avait barré d’une grande croix et avait inscrit le texte de la déclaration en marge…. Bizarre, bizarre…
En confrontant nos mémoires, nous n’avons retrouvé cet étrange procédé que dans les rares transcriptions de décès des non-résidents des communes ( militaires, voyageurs… ) ; mais, dans cette occurrence, la notification se fait dans le registre de la ville d’origine du défunt et non dans celle du trépas… ??? Bizarre, bizarre…
Cette présentation tout à fait atypique s’avéra vite être un obstacle supplémentaire dans notre démarche de traduction puisque le texte que nous avions à besogner était manuscrit dans son intégralité, donc bien plus difficile à interpréter et surtout parce l’exclusion des mots pré-imprimés nous privait de facto de ce qui nous aurait été un guide de lecture.
Comme il n’était que trop prévisible, notre résultat ne fut qu’un brouillon bien trop lacunaire pour en extraire le sens.
Refusant de nous avouer vaincus d’emblée et conscients du niveau minimaliste de notre expertise en graphie manuscrite gothique, nous nous sommes résolus à tenter d’apprivoiser celle du rédacteur en consultant les autres actes de décès du registre.
L’acte était bien singulier, mais il se révéla ô combien pluriel…
Notre pérégrination au fil des pages nous stupéfia dès le début :
• L’acte N°1 était lui aussi barré avec le texte écrit en marge.
• Sur l’acte N° 8, bis repetita placent et il en fut de même des N°11 et 13.
• Idem pour les N°15, 16, 17 et 18…
• Ainsi que… et que… et que…
• Et la liste n’en finissait pas de s’allonger !
Au total, 75 des 186 décès de 1896 à Brumath se présentaient sous cette forme bizarroïde ; par commodité, nous les avons baptisés du vocable « actes marginaux ».
Faute de savoir le traduire, le texte nous est resté hermétique ; mais il nous a semblé se répéter à l’identique à chaque fois, à l’exception, bien sûr, des patronymes, prénoms et noms de lieux.
Ce mode d’enregistrement des décès est tout à fait insolite ; mais il n’est évidemment pas apparu ex-nihilo ; il y a forcément une explication à son usage, une réalité qui a induit son introduction ; ces défunts « marginaux » ont, à l’évidence, un lien commun ; mais cette hécatombe est-elle la conséquence d’un événement dramatique local (accident, alea climatique, épidémie, guerre, famine…) ou bien révèle-t-elle une particularité structurale de la société brumathoise ?
Pour le savoir, il suffisait de vérifier si l’anomalie était limitée dans le temps ou bien pérenne ; nous avons donc interrogé les registres des décès des années qui entourent 1896 :
Une décennie de défunts « marginaux »…
Le balayage des années ultérieures démontra la persistance : en 1897, il y avait 81 défunts « marginaux » pour 197 décès ; en 1898, ils étaient 78 sur 221 et en 1899, 76 sur 186.
Les années antérieures confirmèrent la pérennité : 1895 = 68 sur 178 ; 1894 = 70 sur 180 ;
1893 = 73 sur 187 ; 1892 = 76 sur 86 ; 1891 = 70 sur 212.
Il s’agissait donc bien d’un usage solidement ancré dans la pratique de l’état-civil de Brumath ; mais, bizarrement, celui-ci n’existait pas avant le début du mois d’août 1890 (où il y eut quand même 22 actes barrés jusqu’à la fin de l’année) et il ne fut pas reconduit en janvier1900.
Au total, il perdura donc pendant 9 ans ½ durant l’ultime décennie du 19e siècle et concerna plus du tiers des défunts de cette période (= 617 sur 1653).
Que pouvions-nous conclure de ces données ? À l’évidence, qu’une grande partie des défunts de la ville se distinguait du commun des mortels, non pas par la cause de leur mort, mais par leur appartenance à une communauté originale.
Mais pourquoi cet étonnant usage n’a-t-il sévi que sur la seule décennie 1890-1899, pratiqué comme à l’emporte-pièce dans l’état-civil ?
L’explication la plus probable est que, compte tenu du nombre important et de la régularité des décès dans la communauté, la procédure de déclaration officielle orale par deux témoins aurait fait l’objet, en août 1890, d’une dérogation la remplaçant par une communication écrite ; après ces dix années d’anomalie, cette entorse à la règle administrative aurait été supprimée.
Une décennie ne serait donc pas la durée d’existence de la communauté qui aurait été préexistante et qui aurait perduré après, mais seulement celle du mode d’information de ses décès à l’état-civil.
Une communauté très importante… Mais de quelle nature ?
Brumath nous était inconnue dans notre saga familiale ; il était grand temps d’aller faire sa connaissance ; nous nous sommes donc plongés dans son pedigree que nous a offert Wikipédia : « Étymologie : de broco, le blaireau et magna, la plaine ; … située à 17 km au nord de Strasbourg et 13 km au sud-est d’Haguenau ; … habitée sans interruption depuis plus de 5000 ans ; … dix mille habitants de nos jours, mais seulement 5368 au recensement de 1895 ; … chef-lieu du canton éponyme d’environ 20.000 âmes à cette époque ; … traversée par le canal de la Marne au Rhin ; … métropoles protohistoriques et gallo-romaines ; … forêt communale de 458 hectares au cœur de laquelle se trouve le « sentier d’ici et d’ailleurs » ; … sa réputée foire annuelle aux oignons… ».
Mais pas la moindre allusion à l’existence d’une importante communauté particulière dans la seconde moitié du 19e siècle !
N’ayant aucune autre piste, nous nous sommes résolus à nous confronter à nouveau à la cursive gothique en allant consulter les recensements.
Le plus ancien en ligne était celui de 1885 ; il était un peu éloigné de l’année 1896, mais faute de mieux…
Étonnamment, le texte pré-imprimé est bilingue et bi-graphique (cursive gothique pour l’allemand et latine pour le français) ; bilinguisme qui nous a fort réjouis ; mais, hélas, pas très longtemps car les réponses aux items étaient évidemment manuscrites, donc en cursive gothique très éloignée de l’art de la calligraphie.
La conception est très différente de nos documents français : beaucoup plus laconique et très avare de détails.
Le document se compose de deux parties distinctes : la première comprend 1053 fiches qui donnent la composition succincte des familles (= 4895 personnes) classées par rues et numéros comme dans nos archives.
La seconde est introduite par une partie pré-imprimée (qui ne nous a rien appris) et est complétée par des inscriptions manuscrites (qui nous sont restées totalement ésotériques) ; néanmoins, il faut noter que notre attention a été retenue par le fragment suivant (page 1103) :
Il nous confirme qu’il y a bien une structure particulière, probablement extra-muros, puisqu’il y est fait mention d’un director ; mais directeur de quoi ?
Cet homme est qualifié du titre de docteur, mais, en Allemagne, celui-ci est utilisé pour toutes les disciplines et pas seulement pour la médecine.
Sous ce bandeau se succèdent trois longues listes nominatives : la première est mixte, non alphabétique et décline 194 noms et prénoms suivis d’une notation pour nous indéchiffrable ; la seconde, qui lui succède sans intermédiaire, est composés de 440 hommes et est alphabétique, tout comme la troisième qui concerne 418 femmes ; mais il n’y a aucun détail complémentaire après les identités dans ces deux listes.
1053 personnes recensées à part dans un village de 5 milliers d’habitants, dans un canton de 20.000 !!! Voilà qui n’est pas banal…
À l’évidence, l’existence d’une pléthorique communauté particulière est patente ; mais nous en ignorons toujours la nature…
Lazaret ?
Néanmoins la mention « Dr » Stark , que nous avions repérée, avait quelque peu titillé notre subconscient et notre très long travail de consultation des registres de décès de la décennie « marginale » avait insidieusement amélioré notre apprivoisement du graphisme manuscrit gothique commis par le rédacteur ; à la relecture de l’acte concernant notre Jean-Georges un mot attira notre attention, bien que ne sachions pas le traduire :
Il nous évoquait le vieux mot français lazaret qui désignait au moyen-âge le lieu de réclusion forcée des malheureux lépreux.
Vérification faite, ce mot existe aussi en allemand ; toutefois il a subi une dérive du sens vers celui, moins spécifique, d’hospice, d’hôpital…
Mais l’existence d’un hospice ou autre structure de type hospitalier d’une telle envergure (plus de 850 lits !) semble complétement extravagante dans un si petit village d’un si petit canton et dans le dernier quart du 19e siècle.
Quant à une léproserie, nos recherches (pour combler notre inculture), nous apprirent que la vieille Europe n’en a jamais connu de grande importance et que même une maladrerie de petite taille serait totalement anachronique en Allemagne à cette époque puisque l’ultime foyer résiduel de lèpre était situé à Bergen en Norvège. Exit donc la léproserie !
Notre soit-disant « lazaret » n’était donc qu’une illusion d’optique ; la cursive gothique nous était décidément un écueil infranchissable.
Néanmoins, comme au billard, un obstacle intempestif peut être contourné : ce maudit graphisme - pour nous illisible - est rédhibitoire dans les actes de la période germanique ; mais l’importance et la pérennité de la communauté nous laissaient espérer que celle-ci préexistait à l’année 1872 et qu’elle a perduré après la guerre de 14-18.
Or, en ces temps-là, les actes étaient rédigés en français … L’énigme de la nature de la communauté pourrait (peut-être) être résolue.
Le registre des décès de 1871 : des infirmiers à gogo…
Le survol des actes ne nous montra aucune anomalie quant à la forme des déclarations, le rédacteur avait scrupuleusement respecté la procédure normale : rien ne semblait discriminer les défunts. Désappointés - mais néanmoins velléitaires - nous nous sommes attachés aux détails des textes … L’acte N° 3 nous interpella :
Les déclarants étaient tous deux … infirmiers !
Un témoin infirmier, c’est banalement possible ; deux, c’est pour le moins intrigant.
Nous avons continué à tourner les pages ; l’acte N° 5 nous a livré le même duo de témoins-infirmiers ; le même duo que l’on retrouve encore et encore aux N° 17, 24, 26, 32, 33, 37 … et ainsi de suite tout au long du registre.
Au total, le même duo de messagers de la mort a officié de concert 75 fois au cours des 318 décès de l’année 1871 !!!
Cette heureuse trouvaille confortait notre idée de l’existence d’une communauté particulière très ancienne à Brumath et le métier de ces déclarants atypiques plaide pour que sa structure soit de type hospitalier.
Attardons-nous sur le pedigree de ces défunts particuliers :
Que des adultes, un peu plus de femmes (42) que d’hommes (33), âgé(e)s de 19 à 84 ans, un tiers n’a pas dépassé la quarantaine et les deux tiers la cinquantaine ; une majorité de célibataires (70 %), mais aussi des marié(e)s et des veuf(ves) ; les professions (notées pour les trois-quarts d’entre eux), sont très variées et montrent qu’ils appartenaient à toutes les couches de la société… Ces données étaient précieuses, mais guère concluantes…
Par contre, les actes comportent aussi la mention de la commune de domiciliation des trépassé(e)s ; nous les avons toutes répertoriées et l’analyse s’est avérée être du plus grand intérêt :
• À notre grande surprise, Brumath n’y figure qu’une seule et unique fois [1] !
• Aucune des autres communes du canton de Brumath n’en fait partie !
• 90% des communes sont situées à plus de 50 km et 20 % à plus de 100 km ; elles s’éparpillent dans toute l’Alsace et même bien au-delà (Vosges, Grand-duché de Bade et même Paris) !
Pourquoi une telle dispersion et un tel éloignement ?
À l’évidence, cela démontre que la communauté résulte d’un regroupement régional, que sa structure n’est pas adaptée à la résolution des problèmes urgents des localités environnantes et qu’elle fonctionne donc très probablement en moyens et longs séjours.
Une structure de type hospitalier, mais qui n’est pas de proximité, au service d’une grande région, réservée aux seuls adultes des deux sexes et avec un taux de mortalité qui semble très conséquent, çà évoque quoi ?
Nous, nous avions bien une petite idée, mais nous n’en avons pas trouvé la confirmation formelle dans le registre de 1871. Il ne nous restait donc que l’ultime espoir de la trouver dans celui de 1919.
Le registre des décès de 1919 : eurêka !
L’armistice n’était pas la paix qui ne sera signée que le 28 juin 1919 ; la cursive gothique restera donc encore en usage pendant quatre mois et le français ne la boutera hors de l’État-civil que le 1er mai.
Le registre des décès se compose donc de deux parties séparées par un intercalaire marquant le changement de langue.
Les 67 premiers actes, rédigés en allemand et en cursive gothique, nous sont donc restés ésotériques.
Mais le N° 69 nous apporta une information capitale :
Il y avait donc un asile d’aliénés à Brumath ; mais de quelle taille ? Était-il la très importante communauté que nous recherchions ?
L’examen des 96 actes en français nous fournit la réponse : pour 57 d’entre eux, le déclarant était le directeur de l’asile d’aliénés ; ce nombre conséquent démontre à l’évidence l’ampleur de cette structure.
Le nom de celle-ci nous était maintenant connu : Stephansfeld. Ce qui nous a permis de repérer les défunts de l’asile dans la partie allemande du registre : nous en avons dénombré 28 sur 67 ; nous en avons aussi retrouvé 16 autres dans celui de Hœrdt, village limitrophe et siège d’une annexe de l’asile. Ces deux données complémentaires viennent confirmer la démesure de l’établissement et donc que l’asile de Stephansfeld est bien notre mystérieuse communauté.
Eurêka ! Nous sommes parvenus (laborieusement) à la fin de notre enquête ; les deux énigmes sont résolues malgré l’horripilante cursive gothique :
• Les défunts « marginaux » de Brumath étaient pensionnaires de l’asile d’aliénés implanté au lieu-dit Stéphansfeld.
• Notre cousin Jean-Georges Metzger y était interné lors de son décès.
Nous vous avons fait languir tout au long des pages précédentes et nous avons entretenu sans vergogne le suspens autour de la mystérieuse communauté de Brumath ; il serait malséant de notre part de vous quitter sans vous la présenter succintement.
L’asile d’aliénés de Stephansfeld :
Notre insatiable curiosité nous a précipité via internet à la découverte des nombreux articles qui lui sont consacrés ; ils sont fort intéressants ; en voici les données essentielles :
• Ouvert en 1835 pour la population du Bas-Rhin, puis de toute l’Alsace en 1842, il perdure encore de nos jours : un hôpital psychiatrique en fonction depuis presque deux siècles !!!
• D’emblée l’effectif des internés est considérable : en 1870, il en héberge 900 pour une capacité prévue de 600 ; une annexe supplémentaire est alors construite à Hœrdt (commune limitrophe) et accueillera plus de 200 pensionnaires (dont une quarantaine de déments meurtriers) ; en 1887, il y avait environ 1200 malades…
• Précurseur de l’école de psychiatrie française (implantation pavillonnaire selon les pathologies, activités multiples et diversifiées des patients…), puis allemande.
• Les conditions de vie y étaient difficiles (l’eau courante ne sera installée seulement qu’en 1879 !) ; bien que l’alimentation y soit suffisante, la mortalité était très importante.
Une surmortalité intrigante…
La population de Brumath est restée remarquablement stable entre 1861 et 1910 (de l’ordre de 5500 habitants).
La mortalité brumathoise en 1871 est de 294 décès dont 134 sont des enfants de moins de 14 ans (sic) ; il reste donc 160 défunts adultes, 75 étaient des internés et 85 ne l’étaient pas.
Pour 1885, Wikipédia affiche 5628 personnes et le recensement nous a appris que la communauté était composée de 194 (probables) encadrants et 858 pensionnaires ; pour comparer les mortalités, il ne faut considérer que les seuls adultes de la population extra-communautaire.
Combien étaient-ils ? Nous l’ignorons faute de connaître l’âge des recensés (non mentionné) et faute de comprendre tous les gribouillis indiquant la place de chacun dans la famille ; mais nous pouvons nous en faire une idée à partir de l’effectif de ceux dont nous sommes certains qu’ils étaient adultes (= les chefs de famille, leurs épouses, les grands-parents) ; nous en avons relevé 1754, auxquels il faudrait ajouter leurs assez nombreux fils et filles déjà adultes, ainsi que les colocataires notés sur les fiches des foyers.
Cette estimation d’une proportion de deux adultes lambda pour un aliéné (1754 / 858) est donc très minimaliste et la réalité est très probablement plus proche de 3 pour 1.
• Un aliéné pour 3 adultes lambda chez les vivants, mais presque la parité (75 versus 85) chez les défunts !
La surmortalité à l’asile était donc effrayante, d’autant que l’âge moyen au décès des internés y était inférieur de 4 ans à celui des citoyens adultes ordinaires (49 ans versus 53).
3- Réminiscence…
La résolution de nos 2 énigmes aurait dû nous rendre euphoriques ; étonnamment ce ne fut pas le cas car nous ressentions un vif sentiment d’incomplétude, un arrière-goût de travail bâclé, comme si nous étions passé à côté de quelque chose d’important.
De fait, notre épopée nous avait laissé une obsédante impression de déjà-vu !
Cela nous était insupportable ; nous sommes donc partis fouiller nos mémoires et nos deux arbres ; un nom est remonté à la surface : celui de Laurent Baumgarth, le sourd-muet de notre saga familiale…
Ce cousin éloigné était le 14e et ultime rejeton du couple Xavier Baumgarth x Elisabeth Herby.
Seuls 7 de leurs enfants ont atteint l’âge adulte ; l’aîné était mort à 31 ans, suivi de près par ses deux enfants ; deux autres garçons s’étaient expatriés à Paris comme gardiens de la paix ; puis tous les autres membres de la famille avaient quitté Huttenheim (67 - le berceau de la famille) et la filature qui les employaient pour rejoindre celle du département voisin à Lièpvre (68).
Ce fut là une très mauvaise idée car, en 2 ans et 4 mois, les 3 filles se sont succédées en un trépas précoce : Françoise le 29/12/1869 à 21 ans, Catherine le 29/4/1871 à 22 ans et Hélène le 26 /3/1872 à 31ans ; Xavier, le père, les suivit de peu : décès le 26/10/1872 à 66 ans ; quant à Elisabeth, la mère, elle aussi jeta l’éponge un mois et demi plus tard, le 9/12/1872. De plus, aucun des petits enfants n’avait survécu ...
Après cette hécatombe, il ne subsistait donc à Lièpvre que Laurent, le dernier enfant ; mais il n’était âgé que de 15 ans 1/2 et le recensement de 1866 à Huttenheim réalisé avant l’exil (page 1), précisait en note marginale qu’il était sourd et muet !
Que pouvait-il advenir d’un orphelin de moins de 16 ans, sourd et muet, ayant perdu tout son entourage familial en seulement quelques mois et resté seul membre de sa famille dans un village d’un département où il n’habitait que depuis trois ou quatre ans ?
Cette question, nous nous la sommes posée inlassablement pendant plus d’une décennie sans trouver la réponse : il avait disparu sans laisser la moindre trace après le décès maternel ; rien à Lièpvre ; rien chez ses deux frères à Paris ; rien à Huttenheim ; rien dans les villages bas-rhinois de notre saga familiale !
Et puis, un jour, une alerte Généanet nous a appris son décès à Benfeld (67) le 2/3/1885 à l’âge de 28 ans… Benfeld située à 31 km de Lièpvre et à 4 km d’Huttenheim …
par des sœurs de la charité [2] :
1 + 1 = 2
Nos deux arbres renfermaient donc non pas un, mais deux de nos cousins que nous avions longtemps étiquetés comme « disparus » et que nous avons retrouvé décédés dans une structure où la Société leur avait donné ou imposé … asile.
Deux !!! Voilà qui donne à réfléchir…
4- Cogitations à propos des « disparus » de nos arbres : Prémices de nos réflexions :
La législation impose la déclaration dans l’état-civil de chaque commune de toute personne qui y est décédée. L’absence d’acte dans le registre signifie donc que le « disparu » dont nous cherchons la trace n’y est pas défuncté ; en clair, il est mort … ailleurs !
Si notre « disparu » a rencontré la Mort ailleurs qu’en son village, c’est rarement parce que celle-ci a eu l’indécence de le faucher lors d’une escapade inopinée ; plus certainement, sa présence ailleurs était ancienne et pérenne : son exil avait été volontaire ou consenti ou imposé.
Autrefois la famille était structurellement pluri-générationnelle, communautaire et solidaire ; elle accompagnait naturellement ses membres dont l’autonomie physique, psychique, sensorielle ou « subsistantielle » venait à être compromise. De facto la famille était la « Sécu » de nos ancêtres !
Cette assistance perdurait jusqu’au trépas sauf si l’aggravation de l’état de la personne déficiente la rendait ingérable ou si le cercle de famille se trouvait subitement désintégré.
Qu’advenait-il alors de l’assisté(e) ? Trois occurrences se présentaient :
• soit le recueil par une autre branche familiale (ou amicale) située dans le village ou dans un autre, un ailleurs où ce rameau avait préalablement essaimé.
• soit le maintien précaire sur place, soutenu vaille que vaille par la solidarité des voisins comme le prouvent les nombreuses annotations dans les recensements :
• soit le placement dans une structure d’accueil gérée par la société civile ou religieuse ; ces structures (orphelinat, hospice, hôpital, asile, hôpital psychiatrique …) étaient donc le plus souvent situées ailleurs , dans des bourgs de plus grande importance.
Pour trouver un acte de décès, il est indispensable d’en connaître le lieu ; pour nos « disparus- exilés par perte du soutien familial » , le champ de recherche est donc réduit aux communes où se sont éparpillées les branches familiales et à celles suffisamment importantes pour disposer d’une structure d’accueil.
Il est donc pertinent d’aller tenter notre chance dans ces villes, bourgs, villages en y explorant les tables décennales et les recensements.
Ainsi, nous-mêmes, nous aurions pu retrouver [3] :
• à l’orphelinat de Strasbourg : Caroline Baumgarth, 11 ans (recensement 1861) placée là après le décès de sa mère, avant que son frère Eugène [4], devenu adulte, ne vienne l’y récupérer.
• à l’hôpital de Strasbourg : François Joseph Baumgarth [5] (le père de Caroline) qui y décèda à 39 ans, le 19/12/1851, de phtisie galopante ; son épouse Marie Madeleine Merg y décéda aussi le 28/1/1860, à 45 ans, d’apoplexie.
• à l’hospice civil de Sélestat : Martin Baumgarth [6], veuf, âgé de 73 ans (recensement 1856), avant que sa fille Elisabeth ne le recueille chez elle (recensement 1861).
Un réservoir de « décédés ailleurs » :
Notre enquête nous a conduit à la découverte fortuite de l’asile d’aliénés de Stéphansfeld ; nous avons été stupéfaits d’apprendre son existence, son envergure et son ancienneté.
Notre sidération a redoublé lorsque nous avons pris conscience que plus de 8000 alsaciens y sont décédés pendant les 110 ans qui séparent sa création en 1835 de la fin de la seconde guerre mondiale.
D’autres foyers de dernier refuge ont accueilli quantité de personnes devenues non-autonomes par rupture du soutien du cercle familial ; ces structures de proximité étaient de relativement faible capacité d’hébergement, mais elles étaient disséminées dans tous les cantons. Leur nombre palliant leur effectif limité, ces ultimes (asiles) refuges ont eux aussi connus des milliers de décès.
Les défunts de Stephansfeld et de ces mini-établissements sont pour l’essentiel des « morts ailleurs que dans les villages où ils ont fait leur vie » . Ce sont donc de potentiels candidats au statut de « disparu » de nos arbres [7].
Peut-on exploiter ce filon et comment ?
Nos disparus ont été contraints à l’exil de son village vers un bourg dont nous ignorons le nom [8], mais dont nous savons qu’il disposait d’une structure d’accueil pour personnes dépendantes et qu’il était probablement circonvoisin de sa résidence antérieure. La liste des cités possibles est donc limitée et elles peuvent être classées par ordre décroissant de probabilité.
La consultation des tables décennales de décès de ces villes nous donnera une bonne chance d’y dénicher notre transfuge, puis l’acte nous confirmera s’il est bien le bon.
Notre individu trouvé, il sera intéressant de consulter les recensements qui précédent le décès
afin de préciser l’antériorité du placement.
Cette recherche peut être faite par tout généalogiste lambda en mal de « disparu » ; mais elle pourrait être grandement facilitée s’il existait un répertoire des communes ayant été pourvues d’une structure d’accueil des personnes non autonomes.
Les registres des recensements permettraient sa réalisation puisque, comme tout citoyen résidant dans la commune, les pensionnaires de ces établissements y figurent. En cas d’absence de mention explicite de la fonction de cette communauté, la conjonction de la présence sous un même toit d’un groupe conséquent d’individus porteurs de patronymes tous différents serait très évocatrice.
Post-scriptum
1- Nous avons résolu nos énigmes, mais sans avoir triomphé de la cursive gothique ; nous ignorons donc toujours le contenu de l’acte de décès de Jean-Georges Metzger ; son épouse Cunégonde Dietsch est mentionnée dans le texte, mais nous ignorons si elle était encore vivante au décès de son mari.
Cette frustration vient donc un peu obérer notre satisfaction.
Il nous reste le fol espoir qu’un de nos lecteurs soit (ou connaisse) l’oiseau rare ayant acquis une maitrise suffisante du graphisme teuton pour se frotter à notre obscur et rétif document.
2- Notre enquête nous a insidieusement projetée dans la problématique de nos ancêtres inadaptés à la société dans laquelle ils vivaient ; nous avons pris conscience qu’ils sont les grands oubliés de la généalogie ; pourtant ils étaient légion comme le prouvent les traces qu’ils ont laissé dans les annotations des recensements, dans les patronymes et dans les très nombreux termes du vocabulaire les désignant.
« Les conditions de vie et de fin de vie de nos aïeux, l’organisation de l’assistance de la société à ceux d’entre eux qui ont vécu trop longtemps ou qui étaient bien trop délabrés ou devenus ingérables » (en danger ou dangereux), voila un Théma qui serait bien utile pour nous guider dans nos recherches…