Saint-Herblon et sa région au 18e siècle
Dans l’ancienne province de Bretagne, on distinguait la Basse et la Haute Bretagne par une ligne théorique qui joignait Saint-Brieuc à Vannes. Cette frontière, non formelle, n’était pas géographique, mais linguistique. La Basse Bretagne située à l’ouest de cette ligne parlait le Celte et la Haute Bretagne, à l’est, le Gallo. Cette dernière était une langue latine avec un substrat celtique et une influence germanique apportée par les Francs. Son origine latine la rapprochait du Français.
Le Pays Nantais se situe en Haute-Bretagne. Il est composé de petites régions qui ont leur particularités, tels ; le Pays de Mitaud, le Pays de La Mée, le Pays de Guérande, le Pays de Retz, le Vignoble Nantais, Le Pays de Nantes et le Pays d’Ancenis. On appelait aussi ces régions de Haute Bretagne situées au nord de la Loire, ’le pays de Galerne’. A cause de leur exposition à la Galerne, vent froid et humide de nord-ouest qui souffle en violentes rafales.
Saint-Herblon, la paroisse d’origine de Julien LEGENDRE, se situant à l’est du Pays d’Ancenis, aux limites de l’Anjou, à quelques kilomètres de cette province, le parler des ruraux de cette région était un mélange de Gallo et d’angevin ressemblant très fortement au français.
A la naissance de Julien LEGENDRE, Saint-Herblon était une paroisse de 1400 communiants. Perché à 80 mètres d’altitude, son bourg, autour de la vielle église, dominait le paysage environnant jusqu’à la vallée de la Loire, toute proche.
Au 18e siècle, le géographe nantais OGEE la décrit comme tel : « c’est un territoire coupé de ruisseaux qui vont tomber dans la rivière de Loire, il produit du grain, du foin et beaucoup de vin ; qui est de bonne qualité : on ne remarque ni bois, ni landes dans la paroisse, tout est cultivé. »
Cette paroisse, comme toutes celles environnantes, comprenait le bourg et de nombreux ‘villages’ (hameaux) parsemés sur tout le finage. Les habitants de ces derniers étaient en majorité des petits paysans, parfois propriétaires de petites parcelles. Ces laboureurs avaient, souvent, comme seule richesse leur force de travail. Il y avait quelques fermiers ou métayers qui constituaient la catégorie des petits notables ruraux. Dans le bourg on recensait quelques ’bourgeois’ résidents qui vivaient de leurs rentes et quelques artisans ruraux peu fortunés, exerçant seuls ou avec un compagnon ou un apprenti. Il y avait aussi un grand nombre de domestiques, valets et servantes.
Julien LEGENDRE était originaire du village de ‘La Ragotière’, situé à 6km au Nord-ouest du bourg. C’était un hameau, comme nous le montre l’extrait du cadastre napoléonien ci-dessus, composé de deux rangées de 4 à 5 bâtiments mitoyens, parallèles et séparées par une grande cour qui s’ouvre sur un grand chemin qui mène à la paroisse de Pouillé. Ces bâtiments étaient de pierre, couverts d’ardoise ou de chaume. Ils faisaient office soit d’habitation, soit d’écurie.
Au moment de la naissance de Julien, c’est Louis XV qui gouvernait le royaume de France et le duc d’AIGUILLON qui était gouverneur de la Bretagne. A Saint-Herblon c’est Charles DE CORNULIER, marquis de Chateau-Fromont qui en était le seigneur. La châtellenie de la Ragotière appartenait à la famille d’Achon demeurant à Mesanger, paroisse située à environ 12Km au nord- ouest de Saint-Herblon.
Le récit de Julien
« Je m’appelle Julien LEGENDRE, je suis né le 12 décembre 1763. Je suis le troisième enfant de Pierre LEGENDRE et Marie Angélique GODARD qui avaient, à ma naissance, un garçon de 6 ans, Pierre, et une fille de 5 ans, Marie.
Mon ‘pére’ était laboureur à bras [1], il amodiait (louait) une petite chaumière et quelques lopins de terre au ‘village’ de ‘La Ragotière’, appartenant au sieur d’ACHON, seigneur de ‘La Ragotière’. Mon ‘grand-pére’, Jean LEGENDRE, lui aussi laboureur, était issu d’une vieille famille originaire de Maumusson, paroisse située à environ 2 lieues et demi au nord de Saint-Herblon. Ma ‘mére’, comme mon ‘pére’, était aussi issue d’une famille de laboureurs.
Mon ‘grand-pére’ LEGENDRE étant mort prématurément, sa femme, Perrine BOURIGAUD, se remaria deux fois, ainsi mon ‘pére’ a donc eu un ‘frére’ et une ‘seu’ utérins ; Mathurin OHRON et Perrinne BERTHAUT.
Ma naissance, ma petite enfance et mon enfance
Je suis donc né dans la modeste chaumière où habitaient mes ‘parans’ (parents). c’était un bâtiment de pierre comprenant deux pièces contiguës aux ouvertures étroites et au sol en terre battue. L’une des pièces comprenait une cheminée, c’était la pièce de vie, l’autre servait de remise à outils et d’’eqhurie’ (écurie) pour notre vache. Dessous le toit de ‘gllë’ (chaume) qui recouvrait le bâtiment de pierres, il y avait un grenier qui servait de ‘cenâ’ (fenil).
La pièce à vivre était assez grande, on pouvait y voir dans le mur du fond un ‘fouyer’ (âtre) dans lequel il y avait une crémaillère avec son chaudron, au bas de ce foyer étaient disposés différents instruments de cuisine comme des marmites et des ‘siots’ (seaux) à lait et à eau. A gauche, il y avait un ‘contoir’ ( sorte de billot qui servait de table de travail ) dans les tiroirs duquel étaient rangés différents ‘coûtiaos’ (couteaux et couperets). Au dessus de ce meuble étaient accrochées une ‘péle grâsse (poêle à frire) et des ‘qhuilleres’ (cuillères) en bois ou en cuivre. Sur l’autre côté se trouvait une vieille ‘ribote’ (baratte) qui servait à ma ‘mére’ pour transformer le lait de notre vache, en ‘beure’ (beurre).
Contre le mur faisant face à celui qui comprenait les ouvertures (porte et fenêtres), il y avait deux ‘lit-clauds’ (meuble en forme d’armoire profonde, ajouré, juché sur quatre hauts pieds) munis de rideaux où dans chacun desquels étaient installées deux paillasses superposées. Sous l’un de ces lits était rangé un marche-pied qui permettait d’y accéder.
Contre le mur faisant face aux ‘lit-clauds’ il y avait une ‘met’ (sorte de maie à pétrir qui servait aussi de rangement) dans laquelle étaient rangés, sous le pétrin, les pots de farine et de sel, les ‘assietes’, les ‘qhuilleres’ et tout autre instrument ou objet de la vie de tous les jours. Il y avait aussi un coffre où étaient disposés les ‘hardes’ (habits) et le linge de maison. Entre ces deux meubles était une grande table entourée de ses deux bancs.
Devant le ‘fouyer’ trônaient une grande et vieille ‘chére’ (chaise) taillée à coups de hache dans un tronc de châtaignier et le ‘berc’ (berceau) familial que mon père avait fabriqué avec du bois de fruitier à la naissance de mon ‘frére’ aîné.
Le mur en face de celui qui comprenait le ‘fouyer’ était de claire-voie. Il séparait la pièce à vivre de la seconde pièce. Cette dernière, à laquelle on ne pouvait accéder que par l’extérieur, servait à la fois de remise à outils, de grange à foin, d’’eqhurie’ pour notre vache et de poulailler pour nos volailles.
A mon baptême mes ‘parans’ m’ont donné comme parrain et marraine Julien et Guillemette HUET, des amis de notre famille. C’est le ‘viquhére’ (vicaire) RINCE qui me donna le sacrement dans l’église du bourg, Saint Hermeland. A cette occasion ils m’avaient vêtu d’une robe de baptême et d’un joli ‘chrémeau’ (bonnet de baptême).
La matrone qui aida ma mère à accoucher, fut la femme MULOISE, une de nos voisines. Tout de suite après l’accouchement, cette dernière, avalisée par le ‘viquhére’ RINCE pour pouvoir pratiquer, si nécessaire, l’ondoiement, m’emmaillota dans des langes qu’elle serra avec des bandelettes afin de former un véritable maillot qui m’immobilisa complètement. Puis elle me coiffa d’un épais bonnet de laine et m’installa dans le berceau familial placé près du ‘fouyer’.
Après sa couche ma mère m’allaita, ceci dura jusqu’à l’apparition de mes dents [2]. Cela ne l’empêcha pas, après l’accouchement, de reprendre ses travaux domestiques ; entretenir la maison et le potager, faire la cuisine, s’occuper de la vache et des poules, quoique pour cela elle était aidée par mon ‘frére’ et ma ‘seu’, et aider mon ‘pére’ à ses travaux quand cela était nécessaire. Vint la période du sevrage [3] qui se passa bien car je n’ai été infecté par aucune maladie. Ce moment fut suivit par celui du ’robage’ [4]. Je commençais alors à être intéressant pour mon entourage. En effet, c’était l’époque où sortant d’une vie quasi végétative je devenais physiquement indépendant et commençais à communiquer.
Petit garçon, je faisais des petits travaux ménagers pour aider ma mère, mon ‘frére’ et ma ‘seu’. Je m’occupais aussi des poules, j’arrachais les mauvaises herbes du potager, etc... etc... Il m’arrivait aussi de m’amuser avec ma fratrie avec des jouets rudimentaires en bois fabriqués par mon ‘pére’.
J’avais 3 ans quand ma ‘mére’ accoucha de son quatrième enfant. C’était un garçon que mes ‘parans’ appelèrent Jean. En 1770, elle accoucha d’une petite fille qu’ils appelèrent Jeanne. Cette dernière aura été son dernier enfant. J’avais 7 ans.
C’est aussi à cet âge là que je quittais la robe pour endosser des ‘hardes’ d’adultes, à ma taille bien sûr.
Ces habits étaient simples, le ‘paltôt’ (veste) et le ‘Homeu’ (pantalon plus ou moins bouffant descendant jusqu’au genou) étaient en droguet [5], la ‘ch’minz’ (chemise), en ‘fil’ (lin ou chanvre), les ‘Gamaches’ (pièces de tissu lacées ou boutonnées sur le bas des jambes) étaient souvent en droguet, le ‘chapiaou’ (chapeau), lui, en espèce de feutre grossier, sans oublier la ‘Bâche’ (blouse du paysan), souvent en droguet . Le tout de couleur sombre, à part la ‘ch’minz’ qui était blanche. Les ‘sabiaous’ (sabots), eux, étaient de bois de ‘boula’ (bouleau).
Sept ans, c’était aussi l’âge de raison, de ce fait c’est à cette époque que je suis allé au catéchisme enseigné par le ‘viquhére’ RINCE dans l’église du bourg, Saint-Hermeland. Le ‘qhurë’ nous le faisait apprendre par le chant et se servait aussi des statues et des peintures religieuses de l’église pour l’illustrer, car, nous les enfants des ‘villages’ ne savions pas lire et écrire le ‘françaez’ (français). c’est aussi grâce à la statue de Saint Hermeland que le ‘viquhére’ nous éclaira sur l’histoire de notre saint patron [6]. L’instruction religieuse insistait surtout sur le respect de la morale et la crainte de l’ ‘enfér’ (enfer).
Ainsi par tous les temps, une fois par semaine, je me rendais à l’’egllize’ (église) du bourg avec les enfants de mon âge de ‘La Ragotière’, Françoise PEGNEE, Julien HARDY, Pierre GOUBAUD et Jean ROLLAND. Cela nous faisait une bonne lieue et demi, plus d’une heure de marche, soit deux bonnes heures aller et retour. L’hiver, sous le vent de Galerne, la pluie et parfois la neige, ce n’était pas très plaisant, mais notre foi en dieu et le respect que nous avions pour le ‘viquhére’ nous donnaient tout le courage nécessaire.
Nous aimions bien le ‘viquhére’ RINCE, c’était un homme très agréable. Nous le connaissions bien car il venait assez souvent à la Ragotière pour aider nos parents, surtout l’été, aux travaux des champs, et, naturellement, ces fois là, il partageait nos repas. Tous les ‘quhurës’ de la région étaient, comme lui, bien intégrés dans leur communauté de fidèles.
C’est aussi à cette époque que je devais aller à la ‘mésse’ (messe) et aux vêpres tous les dimanches, aux fêtes religieuses et me confesser au moins une fois par an. Pour les offices je m’y rendais donc avec mes ‘parans’ et toute ma fratrie. Nous mettions tous nos ‘hardes’ du dimanche. Pour nous les ‘gas’ (garçons) et mon ‘pére’, c’était les mêmes ‘hardes’ que celles de tous les jours mais un peu plus colorées.
De même pour ma ‘mére’ et ma plus grande ‘seu’, marie, les ‘hardes’ du dimanche étaient les mêmes que celles du travail. C’est à dire, un ‘justin’ (corsage à manches longues) en ‘fil’, dessous une longue ‘cote’ (robe) en droguet, un ‘Chal’ (châle) en laine sur les épaules, une ‘devantière’ (tablier) et un ‘mantel’ (manteau) en cas de mauvais temps. Le tout, comme pour les costumes d’homme, avec des couleurs un peu plus chatoyantes que celles des ‘hardes’ de tous les jours.
Pour les femmes, seuls les couvre-chefs changeaient. La semaine, elles portaient la ‘câline’ et les dimanches et jours de fête, la ‘coueff ’ (coiffe).
A la ‘mésse’, nous les enfants, nous chantions pendant tout l’office les cantiques appris au catéchisme. L’egllize’ était toujours remplie, car tous les paroissiens étaient là, dans le respect et le recueillement. Lors du sermon du recteur (curé) HERBAULT, ou de son ‘viquhére’ , tout le monde écoutait attentivement avec dévotion. Pour eux la parole de ces hommes de Dieu était sacrée. Nous devions aussi participer au ‘pardon’ [7] dédié à Saint Michel tous les 29 septembre.
La procession partait de l’église de Saint-Herblon pour aboutir à la chapelle Saint Michel du bois, située à environ une lieue et demie du bourg, à toute proximité du ‘village’ du même nom.
Nous partions de l’’egllize’ en début de matinée. Tout le monde avait mis ses ‘hardes’ du dimanche. La bannière du saint homme et celle du Saint-Sacrement devançaient le recteur HERBAULT et le ‘viquhére’ RINCE, eux mêmes suivis par la foule des fidèles. Durant tout le parcours nous chantions des cantiques à la gloire de ce bon saint et des psaumes de contrition .
Au bout d’une heure, une heure et demie, nous arrivions à la vieille chapelle où, sur le ‘pâtis’ (paturage) de laquelle, étaient déjà installés tables et bancs pour ‘l’assemblée’ (fête) qui suivait la ‘mésse’ et les vêpres.
Les bannière étaient placées de chaque côté de la statue du saint homme et la ‘mésse’ commençait. La chapelle était bondée, de nombreux fidèles suivaient l’office dehors sur le ‘pâtis’, dans le recueillement.
La ‘mésse’ finie, tout le monde s’éparpillait au travers du ‘pâtis’. Certains déambulaient isolément en marmonnant des prières, d’autres, en nombre, se dirigeaient dévotement vers la petite fontaine de Saint Michel à proximité de la chapelle. Là, les uns faisaient leurs ablutions dans la fontaine dans l’espoir de se parer des maladies, les autres entamaient des sortes d’incantations pour avoir la protection du bon saint. Au bout d’un certain temps la ‘clloche’ (cloche) de la chapelle rappelait tout le monde pour assister aux vêpres.
Ces dernières terminées, tous les fidèles se dirigeaient vers les grandes tables qui étaient dressées au milieu du ‘pâtis’, le recteur HERBAULT et le ‘viquhére’ RINCE en tête. Tous s’attablaient, l’ambiance devenait chaleureuse, moins dévote qu’auparavant. Les gens étaient contents de se retrouver. On avait l’impression qu’ils formaient tous une même famille. Au même moment une immense ‘fouée de feu’ (feu de joie) était allumée.
Les habitants de ‘Saint-Michel des bois’ apportaient les victuailles préparées le matin, d’autres commençaient à les servir, d’autres encore allaient tirer le vin, venant des vignes qui surplombaient la Loire, dans des ‘toniaos’ (tonneaux) en perce afin de le disposer sur les tables.
A la fin des agapes, place à ‘l’assemblée’ (la fête) ! Les jeux étaient très traditionnels. Il y avait les ‘qhilles’ (quilles) pour les anciens, la ‘luterie’ (lutte) pour les plus costauds, la ‘courerie’ (course) pour les plus jeunes et le lever de perche pour les plus adroits. Ce dernier jeu consistait à lever à la verticale, en la tenant par son bout le plus mince, une perche en bois (jeune hêtre, sapin orme, etc.) de cinq à six mètres de long. C’était assez spectaculaire et cela provoquait souvent les rires de l’assistance. Les filles, elles, étaient plutôt attirées par la ‘luterie’ et encourageaient, parfois bruyamment, leurs champions. Le recteur HERBAULT et son ‘viquhére’ déambulaient au milieu de la foule avec bienveillance au regard des jeux, malgré les consignes de l’évêché [8].
Petit à petit des danses s’organisaient au son de la ‘veuze’ (cornemuse), l’avant-deux « de travers » de Saint-Herblon [9], la Pastourelle et la gaudillère. L’ambiance était vraiment à la joie chez les spectateurs ainsi que pour nos deux ‘quhurës’ (curés).
A la ‘brune’ (au tomber du jour) les festivités s’arrêtaient et chacun s’en retournait en son ‘village’ par petits groupes. Avec nos voisins de la ‘Ragotière’, nous avions à peu près une heure, une heure et demi de marche pour arriver à notre domicile. Nous marchions d’un bon pas tout en chantant nos chansons traditionnelles.
Après ma communion les choses devinrent plus sérieuses, je devais aider mon ‘pére’ et mon ‘frére’ à l’ ‘ouvraije’ (travail’) des champs. Il y avait seulement quelques lopins de terre que mon père amodiait au sieur d’Achon. Il s’agissait de quatre pièces de terre à labour où il cultivait du ‘bllë’ (blé), du ‘fourment’ (froment) et deux pièces de terre à ‘fein’ (foin).
Nous entretenions ces terres à la ‘trenche’ (houe) car nous n’avions ni ‘cherrue’ (charrue) ni ‘cheva’ (cheval) pour labourer et nous n’avions pas les moyens pour faire venir quelqu’un pour le faire. Au début ils me faisaient faire des ‘ouvraijes’ peu pénibles comme apprendre à lier les gerbes de ‘bllë’ (blé), de ‘fourment’ et de ‘fein’ avec des ficelles en lin. Avec mon ‘pére’ je n’allais jamais assez vite, il était toujours en train de me crier « ‘hate-tai, hate-tai’ » (plus vite, plus vite). Mais au plus clair de mon temps, l’été, j’allais faire paître notre vache dans les ‘patis’ communs à tous les paroissiens, c’était plus paisible...
Avec le temps je finissais par faire des ‘ouvraijes’ de plus en plus durs, si bien qu’à 12, 13 ans j’arrivais à manier la ‘trenche’ d’une manière efficace, à bien manipuler le ‘faocille’ (faucille) pour faire du ‘fein’ et couper ‘bllë’ et ‘fourment’ .
L’hiver, quand l’ ‘ouvraije’ dans les champs n’était pas possible, avec mes ‘parans’ et ma fratrie, sous notre toit, nous confectionnions nos chandelles. Mon père se procurait de la ‘grésse’ (graisse) de ‘pourcé’ (cochon) chez un voisin, le père ROLLAND, qui était le métayer du sieur D’ACHON.
Il la faisait fondre dans un chaudron réservé à cet emploi. Une fois la ‘grésse’ liquéfiée nous y trempions, à plusieurs reprises, nos brins de jonc que nous avions cueilli dans la mare de la ‘Gibière’, le village de mes aïeux, qui devenaient les mèches de nos chandelles. Après chaque trempage on laissait refroidir le suif qui se solidifiait. Nous arrêtions la trempe quand l’épaisseur de la chandelle nous paraissait convenable. C’était assez fastidieux car après chaque trempage il fallait attendre que le suif refroidisse et il y avait au moins dix bains à faire…
Nous arrivions tous les ans à nous confectionner un stock de chandelles qui nous permettait de nous éclairer pendant toute une année. Ce mode d’éclairage n’était pas idéal, la flamme était petite, éclairait peu, dégageait une fumée noire et une atroce odeur de suif, mais c’était le seul moyen pour nous, petits paysans, de nous éclairer sans trop de frais. On s’en était habitué…
Mais il n’y avait pas que l ‘ouvraije’ , il y avait aussi des distractions. Avec mes trois comparses Julien, pierre et Françoise, lors de nos temps libres, l’été, nous aimions gambader à travers champs pour cueillir les ‘fruts roujes’ (fruits rouges). Nous allions aussi dans les bois de Maumusson pour ramasser les ‘potirons’ (champignons). Il nous arrivait aussi, mais en prenant de grandes précautions à cause du ‘garde des champs’, d’aller pécher à la main les ‘paissons’ du petit ‘russè’ (ruisseau) qui coulait au fond du vallon entre la ‘Ragotière’ et la ‘Gibière’. Nos mères appréciaient ces petites quêtes car cela améliorait l’ordinaire qui, parfois, lors des périodes de disette, se limitait à une soupe où se côtoyaient quelques rares morceaux de volailles avec du choux ou des fèves.
Une autre distraction, qui était plutôt une tradition, c’était la ‘vaillée’ (veillée) du soir auprès du ‘fouyé’. Souvent Mathurin OHRON, le frère utérin de mon père, et sa femme venaient y assister. Mathurin et mon père étaient très liés. C’était l’occasion de passer un bon moment en famille, chacun y allait de son commentaire sur la journée passée ou sur les ragots des environs.
Mon adolescence et ma jeunesse
A l’âge de 13 ans, en 1776, mon ‘pére’ me plaça chez un lointain cousin à nous du même nom que lui, Pierre LEGENDRE, qui demeurait dans la paroisse de la Rouxière au village de ‘la Roberderie’, à environ 1/2 lieue de ‘la Ragotière’.
En effet depuis une dizaine d’années les mauvaises récoltes se succédaient, suite à des alternances d’épisodes pluvieux, de grands froids et de canicule. Ce qui a provoqué des périodes de grande disette, notamment en 1770 et 1775. Aussi, à la maison cela devenait de plus en plus dur pour subsister, surtout après la famine de l’année précédente, mes ‘parans’ décidèrent donc de me placer de façon à avoir une bouche en moins à nourrir et pouvoir mieux affronter la misère.
Je m’installai donc chez ce Pierre LEGENDRE que je connaissais à peine. C’était un homme corpulent de 47 ans, à l’air faussement bourru. Il m’a assez bien accueilli. Sa femme, Anne HAYS, originaire de Varades, gros bourg situé à environ 1 lieue et demi au sud-est de La Rouxière, m’a, elle, très bien reçu. De même pour leur fils Jean, un grand gaillard de 19 ans au visage bienveillant. Dès mon arrivée Pierre me confirma les conditions : je devenais son domestique, nourri et logé comme seul salaire.
Comme il me trouvait dégourdi, il me faisait faire le même travail que lui et son fils, ‘trencher’, ‘sayer’ (moissonner), faire le ‘fein’, semer, etc...etc… La seule chose que je ne savais pas faire, c’était de traiter le ‘chambr’ (chanvre) pour en faire du ‘fi’ (fil).
Pierre possédait deux petites ‘chenvières’ (chènevières) autour de ‘la Roberderie’. Tous les ans, à la fin de l’été nous arrachions le ‘chambr’, semé en mai pour en faire des bottes. Ensuite, nous portions ces dernières à "rouir (macérer) [10] dans le petit cours d’eau situé à proximité du ’village’. Complètement immergées, elles y restaient deux à trois semaines afin de pourrir. Ce qui provoquait une odeur insupportable qui envahissait tout le hameau.
Ensuite nous remisions le ‘chambr’ pour le sécher. Une fois sec, ce dernier été broyé. Ce broyage demandait de la force, c’était assez éreintant. Nous battions les fagots de ‘chambr’ avec une massue dentée. Cela permettait de détacher complètement la filasse de la chènevotte. Une fois cette filasse séparée, nous la peignions avec un peigne aux dents métalliques afin d’ extraire la fibre de l’étoupe et la rendre prête à être filée.
C’était Anne qui se chargeait du filage. Pour cela elle utilisait une quenouille [11] et un fuseau [12]. Quand elle avait tout filé, elle allait porter ses bobines à Jean GENTILHOMME, le ‘téssier’ (tisserand) qui habitait au ‘village’ de ‘la Tuandière’ à 1/4 de lieue de notre ’village’.
Chez Pierre je ne chômais pas, j’avais toujours quelque chose à faire, il n’était pas question de ‘jaopitrer’ (folâtrer). Si bien que le soir après la ‘vaillée’ où nous parlions de choses et d’autres ; comme, par exemple, de la journée de travail, ou, c’était le plus fréquent, des différents ragots recueillis au cours de la journée, je m’endormais d’un sommeil lourd mais réparateur.
En parlant de veillées, il y avait aussi les ’Filouas’. C’étaient des réunions tenues par certaines familles du ‘village’, les soirs d’hiver, dans leur chaumière. Elles se recevaient pour ’filouasser’, c’est à dire filer à la quenouille ou au rouet. Les garçons qui avaient des ’conéssances’ (bonnes amies) y venaient pour accompagner les filles et les aider à tourner le rouet ou la quenouille. On y racontait des contes et des légendes, on y disait des devinettes, on y chantait des chansons et la soirée se terminait, parfois, par des danses.
A la ‘Roberderie’ il y avait trois familles qui se fréquentaient particulièrement, les LEGENDRE, les POUZET et les BRACHONS. Elles se recevaient alternativement, l’hiver, pour ‘filouasser’. j’adorais ces soirées car elles étaient très conviviales et très divertissantes. Les contes et les légendes que racontaient les anciens me faisaient rêver.
Tous les dimanches et les jours de fête religieuse, Pierre me laissait aller à la ‘Ragotière’ chez mes ‘parans’. J’allais donc à la messe et aux vêpres avec eux. Quand elle le pouvait ma ‘mére’ améliorait l’ordinaire de façon à marquer le coup de se retrouver tous ensemble.
Autre distraction, à partir de 15-16 ans, c’était la foire de ‘La Rouxière’ qui se tenait tous les ans dans le bourg, pour la Saint-Laurent, le 10 août. J’y allais avec Pierre et son fils Jean. C’était une belle foire avec ses achalandages, mais aussi les saltimbanques et comédiens, etc. Avec Jean nous adorions traîner au milieu des étals et regarder les différents spectacles, pantomimes, cracheurs de feu, jongleurs, montreurs d’ours, etc,etc... Ces moments me permettaient de découvrir et d’imaginer d’autres ‘horizons’.
Tous les dimanches de pentecôte monsieur de CORNULIER , seigneur de la Rouxière et de Saint Herblon faisait valoir son droit de quintaine [13] . C’ était un jeu, hérité du moyen-âge, que certaines personnes, ici, en l’occurrence, les hommes, mariés de l’année, étaient obligés de pratiquer pour le divertissement du châtelain. Ils devaient courir trois courses juchés sur un ‘cheva’ fournit par le seigneur et étaient armés d’une lance, afin d’atteindre un écusson en bois, aux armes de la seigneurie, en évitant d’être frappé par un sac, ici, pour l’occasion, rempli d’herbes.
Cette joute, qui avait lieu sur le ‘patis’ de l’ancienne chapelle saint-Jacques, démolie par le seigneur, était très prisée par tous les paroissiens. C’était l’occasion de voir comment se comportaient des gens de connaissance devant cet ancien jeu militaire du moyen âge. Certains quintainiers déclaraient forfait, mais cela ne les exemptait pas de payer leur redevance en entier. D’autres, plus hardis, acceptaient le défi.
La très grande majorité de ces jeunes gens était composée de laboureurs ou d’artisans. La plupart n’avaient jamais monté un ‘cheva’, ou très peu. De fait, beaucoup étaient désarçonnés et cela provoquait souvent les rires et les quolibets des spectateurs à leur encontre.
J’avoue avoir été, quand j’étais jeune, très friand de ce genre de spectacle. J’y allais avec Pierre, Anne et Jean et y retrouvait toujours les miens qui, eux aussi, ne manquaient pas l’événement.
Les années passèrent ainsi entre l ‘ouvraije’ à ‘La Robarderie’, la vie cultuelle et les quelques distractions dont je viens de vous parler.
Arriva l’année 1781, celle de mes 18 ans, année abominable car elle vit la décimation de la quasi totalité de ma famille. C’est mon père qui, le premier, décéda le 12 septembre à l’âge de 61 ans, suivi de Jeanne, notre benjamine âgée de 9 ans, le 23 septembre, puis de Marie, 22 ans, quatre jours plus tard, puis, pour finir, de Pierre, 24 ans, le 30 octobre. En l’espace d’un mois et demi, ma famille a été presque totalement décimée. Sur 7 membres en tout, il n’en restait que trois, ma mère, Marie Angélique, mon frère Jean et moi, bien sûr.
Cette hécatombe familiale a été due à une grave épidémie de dysenterie qui durait depuis 1779 dans notre région, à la suite de quatre étés très chauds. Saint-Herblon a été particulièrement touché, le recteur HERBAULT dira plus tard, en parlant de cette épidémie de 1781, que durant les mois d’août et septembre, il avait inhumé 2 à 3 personnes par jour, ce qu’il n’avait jamais vu auparavant.
Ma ‘mére’ se retrouvait seule à ‘la Ragotière’ avec mon ‘frére’ Jean. Ce dernier avait 16 ans, mais faisait plus que son âge, c’était un solide gaillard qui ne reculait pas devant le travail. Au début j’allais les aider quand ils en avaient besoin. Puis au bout d’un an, notre voisin François ROLLAND, le métayer du sieur D’ACHON, l’engagea comme laboureur à bras. A partir de ce moment ils purent vivre correctement sans mon aide.
En 1782 nous dûmes subir une disette aussi importante que celle de 1775. A la ’Robarderie’ comme à la ‘ragotière’ la vie était difficile mais nous avons tous survécu.
En 1783, Pierre, affaibli par la disette, mourut d’une pneumonie infectieuse à l’âge de 54 ans. C’est Jean qui le remplaça comme chef de famille. Moi, je restais laboureur à bras chez eux à la ‘Robarderie’. Avec un petit ‘gagnaije’ (salaire), toujours logé nourri, je m’en sortais bien. L‘ouvraije’ était toujours aussi dur, mais cela allait.
1785 fut une année marquante chez les LEGENDRE de la’Robarderie’. Anne nous quitta à l’âge de 58 ans, le 19 mai. Le 5 juillet, c’est Jean qui se maria à Varades, avec une jeune femme de ce bourg, Renée BOIREAU. Il la connaissait depuis longtemps car c’était une petite cousine par alliance de sa ‘mére’ qui, comme je l’ai dit plus haut, était aussi originaire de Varades.
Renée s’installa à la ‘Robardière’ à la place de feue sa belle-mère. C’était une jeune femme agréable avec laquelle, comme femme du chef de famille, je m’entendais bien.
1785 fut aussi une année caniculaire, à la ‘Robarderie’ la récolte fut mauvaise, nous ne pûmes pas faire de réserves convenables en ‘blle’ et en ‘fein’. Même chose pour les étés 1786 et 1787.
Madame DE CORNULIER, Marquise DE CHATEAU-FROMONT, seigneur de La Rouxière et Saint Herblon depuis 1778, à la mort de son mari, était une femme qui gouvernait sa seigneurie d’une façon très féodale. Elle percevait des droits féodaux et des rentes seigneuriales de plus en plus excessifs. Entre autres, elle obligeait les propriétaires roturiers, même les plus modestes, de lui rendre l’Aveu [14] avec des formalités très coûteuses.
A la ‘Robarderie’ la vie devenait de plus en plus difficile. Après trois années de mauvaises récoltes et des charges et impôts exorbitants, Jean n’arrivait plus à subvenir aux besoins les plus élémentaires. Il enrageait contre Madame DE CORNULIER et l’État, ses quelques lopins de terres lui coûtaient maintenant une fortune avec les aveux devenus abusifs, et, en plus, la Capitation [15] qui n’arrêtait pas d’augmenter.
A la Rouxière la plus grosse majorité des laboureurs et artisans était de son avis. Tous les dimanches à la sortie de la messe les discutions allaient bon train. Les gens critiquaient la châtelaine à voix basse, sans la nommer, bien sûr.
D’après ma ‘mére’ et mon ‘frére’, l’état d’esprit général à Saint-Herblon était le même, si ce n’était pire. Ils critiquaient ouvertement madame DE CORNULIER.
Vint l’année 1789 qui commença mal avec deux mois de neige qui firent périr ‘avaine’ (avoine), ‘fourment’ (froment) et lin. A la ‘Robarderie’ le moral était au plus bas. Par contre, la rancœur contre ce régime honnis qui multipliait les inégalités dans tous les domaines, elle, était au plus haut.
Aussi, quand le ‘jénéralle’ (général) [16] de la paroisse nous annonça, à l’une de ses réunion, qu’il ouvrait un cahier de doléance , voulu par le roi, nous eûmes tous un immense espoir de voir les impôts mieux répartis et les droits excessifs de notre châtelaine amoindris, voire supprimés. Nous désignâmes donc 29 représentants qui rédigèrent ce cahier le 31 mars 1789.
Les semences qui n’avaient pas levé avant le froid levèrent après sa disparition, mais la récolte fut maigre. L’été pluvieux rendit la récolte ‘d’avaine’ passable et les vendanges médiocres ; la production était du quart de celle de l’année précédente et le vin était mauvais. Toutes ces circonstances provoquèrent une grave disette.
Quand on nous annonça les évènements de juillet à Paris, nôtre espoir à tous sembla se concrétiser. Aussi nous les accueillîmes avec une immense joie.
En 1790, à la ‘Robarderie’, chez Jean, nous vîmes arriver une nouvelle venue, Marie-Perrine ROSSIGNOL. C’était une jeune fille d’à peu près 20 ans, originaire de Varades dont la famille était en lien avec celle de la femme de Jean. Son père venant de disparaître, Renée lui avait proposé de venir travailler à la ‘Robarderie’ pour soulager le reste de sa famille. Elle devait l’aider pour les tâches ménagères et surtout pour le filage du ‘chambr’.
Le temps passa et la joie que nous éprouvions en 1789, au moment de l’installation de la République, s’étiola petit à petit pour se transformer en un véritable rejet en 1793.
Certes, les impôts de l’ancien régime (Dîme, redevances seigneuriales, Capitation) furent tous supprimés mais ceux qui les remplacèrent (la Contribution Foncière et la Contribution Mobilière) ne valaient guère mieux. Si ces deux impôts étaient mieux répartis sur tout le monde, sur le terrain cela ne changeait pas grand-chose.
Jean se plaignait de payer presque autant qu’avant, mais ce n’était pas son principal grief. Il pensait, grâce à la vente des biens nationaux et ceux des émigrés, pouvoir enrichir un peu son patrimoine. Mais il ne put le faire car tous les bourgeois de la région qui n’avaient aucun rapport avec la terre, se présentaient aux adjudications et remportaient toutes les enchères. Ainsi aucun petit propriétaire ne put améliorer sa situation. Ce qui provoqua un vent de mécontentement dans tous les ‘villages’ alentour.
Même moi qui, sous l’ancien régime, ne payait pas la Capitation, mes revenus étant trop faibles, maintenant je payais, certes pas beaucoup, mais je payais tout de même. C’était ma contribution à la Nation...
Le deuxième sujet de mécontentement fut quand la constitution civile du clergé fut décrétée par l’Assemblée Constituante en 1790. Les prêtres devaient prêter serment à la nation. La majorité des recteurs et des ‘viquhéres’ de la région refusèrent d’être assermentés, sous l’influence de l’abbé SOUFFRANT, recteur de Maumusson, paroisse voisine de celle de La Rouxière.
Plusieurs communes de la région, comme Maumusson, Saint-Herblon, Anetz, La rouxière, etc. protestèrent devant les districts d’Ancenis et même de Nantes, sans avoir été écoutées.
A La Rouxiere, comme aucun prêtre constitutionnel n’ avait accepté la cure, le recteur BARBIER resta sur place en attendant que cela se passe. Il avait le soutient de tous ses paroissiens. Il était très aimé car il n’hésitait pas, l’été, à venir aux champs aider les plus malheureux et s’occupait bien de tout le monde.
En mars 1792, le directoire du département ordonna à tous les prêtres réfractaires de se rendre à Nantes. Ce décret déclencha la rébellion ouverte de nombreux ‘quhurës’. Dans nôtre région, seuls les recteurs HERBAULT, de Saint-Herblon, et THOBYE, de Pouillé, se plièrent à l’obligation. Mal leur en a pris, le premier fut exilé en Espagne, le second, lui, refusant la déportation en Guyane, fut emprisonné à la maison des Capucins à Nantes pour être, en 1793, conduit sur le navire ‘La Gloire’ rempli de monde dont 90 prêtres réfractaires. Le vaisseau fut coulé bas dans la Loire à coups de canons...
Les autres ‘quhurës’ de la région, les abbés BAUDINIER et PLOUSIN, de Saint-Herblon, les abbés BOUVIER et SOUFRANT, de Maumusson, et bien d’autres encore, quittèrent l’habit pour aller se réfugier chez des fidèles dans des ‘villages’ isolés tout en continuant clandestinement leur sacerdoce. Notre recteur, l’abbé BARBIER, lui, fut nommé dans une autre cure au fin fond de l’Anjou.
Mon mariage avec Marie-Perrine
1792 fut aussi l’année de notre mariage à Marie-Perrine et moi. Depuis un an nous nous étions rapprochés l’un de l’autre, surtout lors des ‘filouas’ où nous nous étions toujours mis ensemble pour ‘filouasser’. C’est moi qui l’aidait à tourner la quenouille tout en écoutant les contes et légendes racontées par les anciens. Parfois ces réunions se terminaient avec des danses et tout naturellement nous nous retrouvions côte à côte. C’était une jolie fille blonde aux yeux bleus, au port altier et au regard expressif. Elle m’avait ému dès les premiers jours de son arrivée à la ’Roberderie’. C’est l’abbé BAUDINIER qui, clandestinement, fit la messe de mariage à la chapelle Saint-Michel du bois. Ma ‘mére’ et mon ‘frére’ Jean étaient présents ainsi que la ‘mére’ et ‘seu’ de Marie-Perrine. Il y avait aussi Jean et renée LEGENDRE, nos patrons. Pour cette occasion nous avions tous mis nos ‘hardes’ du dimanche.
Après le mariage, nous sommes restés à la ‘Roberderie’ où Jean nous avait installé une pièce. Nous avons continué, tous les deux, à ‘travâiller’ pour nos patrons.
Cette année 1792, vit aussi, malheureusement, trois mois après le mariage, le décès de mon ‘frére’ Jean. Il a été victime d’un accident en réparant les chaumes d’ une écurie. Il chuta du toit et se fracassa sur le sol. On ne put rien pour lui.
Ma ‘mére’ se retrouva toute seule à la ‘Ragotière’. François ROLLAND, son voisin, qui avait pris mon ‘frére’ comme ouvrier, la prit comme domestique. Elle s’occupa en plus des lopins de terre qu’elle louait au sieur LANIEL, un bourgeois du bourg qui avait racheté une partie des terres du sieur d’ACHON, lequel avait émigré. Avec Marie-Perrine nous allions la voir régulièrement.
La guerre civile en pays d’Ancenis
Vint l’année 1793, année terrible qui fut la première d’une période qui vit notre région dévastée par une véritable guerre civile.
Cela commença avec la levée en masse de 300 000 hommes pour défendre la ’Patrie en danger’ contre les autrichiens. Le district d’Ancenis devait faire établir dans chaque commune des ‘listes viriles’ [17], le dimanche 10 mars de cette même année.
C’est l’établissement de cette ‘liste virile’ qui mit le feu aux poudres. Naturellement la majorité des gens concernés étaient contre. Mais les autres profitèrent de cet évènement pour extérioriser leur colère. C’était le cas des soutiens des prêtres réfractaires, dieu sait qu’ils étaient nombreux, le cas aussi de ceux qui s’estimaient lésés pour le rachat des biens nationaux et de ceux qui se plaignaient des impôts et de la vie chère. En un mot, tous les mécontents...
Ce 10 mars à la ‘Roberderie’, Jean aussi était mécontent de la tournure que les choses prenaient. Mais quand il apprit qu’il se formait un attroupement à la ‘chambre commune’ [18] de La Rouxière, n’étant pas concerné par la liste, il hésita à y participer car il appréhendait que cela tourne mal. J’étais tout à fait de son avis et nous n’y sommes pas allés.
Nous avons passé ce dimanche à ‘La Roberderie’ sans aller à la messe et aux vêpres puisque le recteur BARBIER n’était pas encore remplacé. En fin d’après-midi nous entendîmes les cloches de l’église de Saint-Herblon qui battirent le tocsin, suivies par d’autres des paroisses alentour. Intrigué, je suis allé à la ‘Ragotière’ pour voir ce qu’il se passait.
Arrivé chez ma ‘mére’, elle me raconta ce que les voisins lui avaient raconté. Le matin il y eut un attroupement devant la ‘chambre commune’ pour protester contre cette levée. L’ambiance était tendue, certains jeunes gens étaient armés de bâtons. Sous la menace, les employés municipaux renoncèrent à faire cette fameuse liste.
Mais cela ne suffisait pas pour calmer leur colère. Entre-temps, le groupe n’arrêtait pas de se renforcer. De nombreux paysans, jeunes ou moins jeunes, plus ou moins armés, affluaient de tous les ‘villages’ de la commune.
L’excitation s’accrut d’heure en heure, si bien que les ‘insurgés’ se précipitèrent à la cure. Là, ils obligèrent le curé DUPONT (le prêtre assermenté qui remplaçait le recteur HERBAULT) à leur donner son fusil et les clefs de l’église, de la sacristie et de la chapelle Saint Michel du Bois, fermée parce qu’elle était, soi-disant, le lieu d’attroupements jugés séditieux. Le ‘truton’ (l’intrus) dut s’enfuir avec sa domestique et son jardinier.
Puis ils firent battre le tocsin, signal qui provoqua la réponse des autres paroisses alentour comme à Anetz, Saint-Mars-la-Jailles, Maumusson, La rouxière, etc...
Le lendemain, la place du bourg vit le rassemblement de, parait-il, cinq à six cents hommes venus d’Anetz et de Maumusson. La troupe, avec ceux de Saint Herblon, prit la direction de Varades. Troupe hétéroclite, armée de quelques fusils, de bâtons, de fourches, de brocs et de faux, qui s’étoffa le long du chemin. Varades fut prise sans coup férir. Au retour, les insurgés défilèrent dans Saint- Herblon et pillèrent le presbytère.
Le 12 mars, un nouveau rassemblement dans le bourg vit la formation d’une troupe de 2 000 personnes, d’après certains, qui se dirigea vers Mésangé, resté fidèle à la république, en investit le bourg et le pilla. BLONDIN D’ESIGNY, le châtelain de Varenne, officier à la retraite, prit la troupe en main, la rassembla sur ses terres et l’organisa tant soit peu.
S’ensuivit, les jours suivants, l’assaut d’Ancenis qui rassembla, disait-on, 4 à 5 000 hommes. Ce fut un échec qui se termina en déroute. Le retour dans les paroisses ne fut pas glorieux. A Saint Herblon, les fuyards furent invectivés. Ils s’éparpillèrent dans la campagne où D’ESIGNY les réorganisa en installant un camp près de Juigné, au nord-est de Saint Herblon.
Pendant ce temps, la répression s’organisait. Toutes les communes de la région furent investies par les ’bleus’ (les républicains) qui sillonnèrent les campagnes et procédèrent à de nombreuses arrestations.
A la ‘Roberderie’ on a eu quelques passages de soldats pour voir si on avait des armes. Ils fouillaient partout. Nous n’en n’avions pas, nous avions rendu nos fusils de chasse l’année d’avant quand on nous l’avait demandé. En repartant ils nous regardaient toujours d’un air méfiant et méprisant.
Cette situation ne changea pas jusqu’au mois d’octobre quand l’armé vendéenne en retraite passa la Loire à Saint Florent le Vieil, situé sur la rive gauche de la Loire, en face de Varades. Jeanne, la sœur de marie-Perrine qui habitait toujours à Varades avec sa mère, nous raconta plus tard le passage de cette armée qui se dirigeait vers le nord.
C’était une troupe hétérogène, comprenant au moins 80 000 personnes, avait-elle entendu dire, composée de combattants avec leur matériel de guerre, mais aussi de femmes, d’enfants, de vieillards et de blessés. Cette multitude s’étendait, disait-elle, sur 15 à 20 kilomètres et avait mis plus de cinq heures pour passer le bourg.
Elle avait entendu dire qu’ils voulaient traverser la Haute Bretagne pour investir Granville, en Basse Normandie, afin de pouvoir y faire débarquer les anglais. Une bonne partie des rescapés de la déroute d’Ancenis se joignit à la troupe qui entama ce que l’on a appelé ’La virée de Galerne’. ’Virée de Galerne’ qui se solda par un échec à Granville. L’armée vendéenne fut écrasée à Savenay lors de son retour pour rejoindre la Loire, le 23 décembre 1793.
Les survivants de Savenay s’éparpillèrent dans les campagnes et allèrent rejoindre les rebelles qui avaient pris le maquis.
En 1794, l’hiver fut très rude, surtout en janvier et en février où la température a parfois frôlé les
- 20°. C’est à cette époque que ma ‘mére’ a rendu l’âme. Elle n’a pu résister au froid, elle avait près de 60 ans. Aussi, depuis le décès de mon ‘frére’ Jean, elle avait perdu son entrain habituel.
Après son décès j’ai repris le bail de la maison et des quelques lopins de terre qu’elle avait avec le sieur LANIEL. Avec Marie-Perrine nous nous installâmes donc à la ‘Ragotière’. Cela m’a fait quelque chose de revenir dans la maison de mon enfance. Le lieu n’avait guère changé.
Nous avons donc quitté la ‘Roberderie’, non sans avoir un petit pincement au cœur car nous nous entendions bien avec nos patrons. Comme mon ‘frére’ Jean, je m’occupais des lopins de terre de l’amodiation et je le remplaçais chez François ROLLAND comme laboureur à bras.
François fut content de me revoir car il se souvenait bien de moi quand j’étais gamin et courrais dans le ‘village’ avec les autres enfants dont son neveu Jean qu’il hébergeait à l’époque. Lors de mon premier jour d’‘ouvraije’ chez lui, il me présenta aux autres domestiques dont une jeune femme enceinte, Marie, qu’il me disait être la fille de son cousin, métayer à Pouillé.
Cette jeune femme qui aidait la maîtresse de maison et ne la quittait pas d’une semelle, avait un abord sympathique, mais elle avait un je ne sais quoi qui me titillait, probablement sa prestance qui contrastait par rapport à nous les domestiques. Ma foi, je passais outre assez rapidement.
Un mois après mon embauche chez François nous vîmes arriver un homme d’une quarantaine d’années, Louis, que l’on nous présenta comme étant son mari, ce qu’il était d’ailleurs.
Louis nous aidait au travail mais on voyait bien que ce n’était pas un vrai paysan. Le 14 mars 1794, je me rappelle bien de la date, nous vîmes surgir à la ferme une section de ‘bleus’ menée par un lieutenant qui demanda à voir tous les manouvriers et domestiques. Nous nous sommes rassemblés dans la cour. Nous n’étions pas nombreux, que trois hommes et deux femmes. Ils ne mirent pas longtemps à appréhender Louis et Marie, les arrêtèrent et les emmenèrent avec eux.
Nous étions tous stupéfaits, sauf les patrons, bien sûr. Ces derniers nous expliquèrent que Marie s’appelait en réalité Marie-Madeleine BINET DE JASSON. C’était une noble, femme d’un officier de l’armée de Vendée, qui était venue se réfugier à la’Ragotière’ sur les conseils de la famille d’ACHON, les anciens seigneurs de la ‘Ragotière’. Famille qui faisait partie de ses relations. Louis, lui, s’appelait Louis-Henry de LA ROCHE SAINT-ANDRÉ, c’était un officier de marine devenu chef vendéen. Il était arrivé à rejoindre sa femme après la défaite de Savenay en allant clandestinement de maquis en maquis pour arriver à celui de la forêt de Maumusson.
C’était Guillaume PLOUZIN, natif de Béligné, qui était le chef de ce maquis chouan. Il avait installé son quartier général dans son village natal. Ses hommes investirent la forêt de Maumusson,on en comptait, disait-on, plus de 2 000. Ces chouans s’attaquaient aussi bien aux ‘bleus’ qu’aux civils qui n’étaient pas de leur bord. Après leurs coups de mains, ils se volatilisaient dans la nature. La situation devint, petit à petit, intenable pour l’administration et l’armée.
Nous avons appris plus tard que Louis avait été fusillé le 20 mars 1794. Marie, elle, avait accouché le 18 mars de la même année d’une petite Marie, décédée le 28 avril suivant. La pauvre femme fut guillotinée le lendemain du décès de sa fille.
A l’annonce de cette nouvelle, à la ‘Ragotière’, comme moi, toutes les familles furent scandalisées par l’exécution de Marie. Que Louis soit fusillé, cela entrait dans l’ordre des choses. C’était un militaire qui avait combattu les ‘bleus’. Mais Marie, elle, n’avait qu’un seul défaut, c’était d’être née noble. Après cet évènement, mon ressentiment contre les ‘bleus’ , qui existait déjà lors de la persécution des ‘quhurës’ réfractaires, ne put que s’accentuer.
Aussi, quand les chouans de la forêt de Maumusson venaient à la ‘Ragotière’ pour chercher de la nourriture, comme moi, toutes les familles du ‘village’ leur donnaient le maximum qu’elles pouvaient car nous aussi nous étions au bord de la famine à cause des difficultés d’approvisionnement et les réquisitions ‘sauvages’ des ‘bleus’. Ceci malgré toutes les atrocités qu’ils pouvaient commettre contre les ‘bleus’ et leurs partisans.
A la fin de 1794, la tactique des ‘bleus’ changea du tout au tout [19].
Ils se déplaçaient par petits groupes de 10 à 15 ou pas plus de 50. Ils évitaient les chemins creux, contournaient les haies, questionnaient les paysans en prenant soin d’être courtois avec eux. Quand ils en rencontraient qui gardaient un troupeau, ils les empêchaient de crier sur les bêtes car ils savaient que cela pouvait être un signal d’alerte si il y avait des chouans à proximité. Ils tendaient de nombreuses embuscades sur les chemins susceptibles d’être empruntés par les chouans, en utilisant les taillis et les ravins. Ils multipliaient aussi les marches et les reconnaissances nocturnes.
Les convois de ‘bleë’ ou de ‘fllour’ (farine) étaient moins attaqués car les escortes étaient plus conséquentes et mieux disposées autour des ‘chârtes’ (charrettes). Quand ils faisaient halte dans un ‘village’ pour reposer les bêtes, un cordon de garde les entourait et le reste de la troupe était disposé aux extrémités du hameau afin de prévenir toute attaque. Les ‘villages’ ou repaires suspects étaient discrètement encerclés et investis de façon que les chouans ne puissent en réchapper. C’est aussi à cette époque que la chapelle Saint-Michel des bois fut détruite par les ‘bleus’ qui la considéraient comme un repaire des chouans.
Toutes ces dispositions firent de nombreux ravages dans les rangs des chouans. C’est à cette époque que deux de nos ‘quhurës’ réfractaires furent assassinés, l’abbé BOUVIER, le recteur de Maumusson et le vicaire de Saint-Herblon, l’abbé PLOUZIN.
En ce qui concerne l’abbé BOUVIER on a raconté qu’il était mort en martyr. Caché chez son beau ‘frére’, il aurait été appréhendé par le voisin de ce dernier qui, avec quelques comparses, lui auraient infligé toutes sortes de sévices et d’humiliations. Ensuite le vieillard de 76 ans aurait été emmené vers la Rouxière où, en chemin, il aurait été de nouveau torturé en lui tranchant le poignet. Arrivés à la cure de la Rouxière, il aurait été tué par un coup de fusil en pleine tête dans le jardin de la cure. Il a été enterré le lendemain par l’abbé SOUFFRANT sur le lieu même de son exécution. Ces atrocités auraient été commises par une bande d’ivrognes soit disant partisans de la République.
Une année plus tard, le corps du pauvre abbé fut exhumé et transporté en l’église de Maumusson le 18 mai 1795, à peu près un mois après la signature du traité de Mabilais [20] qui fut signé entre les ‘bleus’ et les chouans. Le cercueil fut escorté par 150 chouans ayant à leur tête le sieur Jacques MARAYS, Commandant divisionnaire, les sieurs Jacques PINEAU et Pierre ROUGÉ Capitaines de Maumusson.
Le lendemain, le pauvre recteur a été inhumé dans son église. A la ‘ragotière’ nous avons tous été émus par ce crime atroce, aussi tout le ‘village’ s’est rendu à la cérémonie. L’église était comble, plus de 500 personnes selon certains. Le cercueil fut placé sous une dalle vis-à-vis et proche de l’entrée du Sanctuaire. La célébration a été faite par l’abbé PLOUZIN.
C’est ce même abbé PLOUZIN qui, deux mois après l’inhumation du recteur BOUVIER et un mois après la rupture du traité de Mabilais, fut à son tour assassiné. On disait qu’il avait été surpris à exercer son saint-ministère aux mines de Montrelais. Il voulut fuir, arrivé au ‘village’ de la ‘Silardière’, ses ennemis, désespérant de l’atteindre, firent feu et le blessèrent. Arrêté dans sa course par sa blessure, l’abbé tomba entre les mains des ‘bleus’ qui le poursuivaient. Ils s’acharnèrent sur lui, en furieux, et lui fendirent la tête d’un coup de sabre. Il avait 38 ans. On l’enterra d’abord dans un champ, puis à peu près un mois après, son collègue, l’abbé SOUFFRANT, le fit enterrer au cimetière de Maumusson en présence de l’ abbé BAUDINIER, celui qui nous a mariés Perrine et moi, de l’abbé LAMBERT et du curé de Lignière en Anjou.
Lorsque le traité de Mabilais est entré en vigueur en avril 1795, à la ‘ragotière’ tout le monde était heureux. Enfin, on avait retrouvé la paix. Les chouans rentraient chez eux en toute liberté et les ‘quhurës’ réfractaires pouvaient remplir leur sacerdoce au grand jour.
Pourtant, au fil des semaines on voyait des anciens chouans, parfois avec leur cocarde blanche et noire au chapeau, parcourir la campagne pour faire adhérer les jeunes à leurs idées. On disait même qu’ils se réarmaient. De l’autre côté, des partisans des républicains qui n’avaient pas digéré le traité de Mabilais, étant persuadés que les chouans étaient de mauvaise foi, se préparaient à se défendre d’une prochaine insurrection. Si bien que mi-juin, à peu près deux mois après la signature du traité, les hostilités reprirent.
Les chouans reprirent le maquis dans la forêt de Maumusson et recommencèrent leurs exactions sur les routes ou en s’en prenant aux officiers municipaux, aux administrateurs du district et à certains commerçants. Les ‘quhurës’ réfractaires reprirent eux aussi le maquis.
Mi-juillet, tous les chouans de la région attaquèrent simultanément les villes d’Ancenis, Oudon , Varades et Ingrandes. Ces offensives devaient, disait-on, constituer une diversion en faveur des émigrés qui tentaient de débarquer à Quiberon au même moment. Ce plan échoua, comme le débarquement des émigrés, d’ailleurs. Ils ne purent maîtriser les communications de la vallée de la Loire qui restèrent au pouvoir des ‘bleus’. Ces derniers renforcèrent leurs positions en installant des postes militaires à Ingrandes, Varades et Saint-Herblon.
La suite logique de ces offensives fut la répression des républicains qui investirent les points forts tenus par les chouans. D’où l’attaque des mines de Montrelais où fut tué l’abbé PLOUZIN. Cette répression dura jusqu’à mi-1796.
Le poste de Saint-Herblon fut attaqué en mars, les chouans subirent de fortes pertes alors que les ‘bleus’ ne comptèrent qu’un mort et deux blessés.
En mai, les chefs de l’armée républicaine proposèrent la vie sauve et la liberté aux chouans qui rendraient les armes et aux prêtres réfractaires qui prêteraient serment à la nation.
C’est à cette époque que l’abbé BAUDINIER fut arrêté et conduit au poste de Saint-Herblon, il ne voulut pas prêter serment, il fut donc conduit à Nantes où il fut condamné à la déportation en Guyanne. Par contre, l’abbé FÉRRÉ, un autre prêtre réfractaire, arrêté avec l’ex-vicaire de Saint- Herblon, ayant accepté de faire serment, fut libéré sur le champ.
De nombreux prêtres réfractaires, probablement lassés par la cruauté et la barbarie commises par les deux camps, se soumirent. Cela incita de nombreux jeunes chouans, à rendre les armes. Ils purent ainsi rentrer chez eux. C’est ainsi que plusieurs jeunes de Saint-Herblon rentrèrent à la maison, comme René et Mathurin GUICHARD, Mathurin PAUNET, François HERVÉ, Mathurin LAURENT et Pierre CHENAY, jeunes gens que je connaissais bien car ils étaient des amis de mon ‘frére’ Jean.
Le calme revint petit à petit dans la région, seuls restaient quelques bandits se disant chouans qui continuaient à se livrer à des exactions pour leur propre compte. A la ‘Ragotière’ nous jouissions de ce calme relatif retrouvé. Nous reprîmes tous nos occupations avec un esprit plus serein. Nous avions moins cette appréhension de voir surgir dans notre ‘village’ des bandes armées qu’elles soient républicaines ou royalistes.
C’est dans cette période de calme relatif que Marie-Perrine accoucha d’une petite fille que nous nommâmes Marie, le 3 germinal An V (23 mars 1797). Je ne pus déclarer la naissance que le 18 fructidor An V ( 4 septembre 1797) car les officiers publiques manquaient d’enthousiasme ou subissaient des pressions pour ne pas remplir leur office. Le 26 germinal de l’An VII (1er mai 1799) Marie-Perrine accoucha, cette fois-ci, d’un petit garçon auquel nous avons donné mon prénom, Julien.
En 1799 de nouvelles levées de troupes et la loi contre le brigandage poussèrent certains chefs chouans à se soulever une nouvelle fois. Pendant tout l’été nous vîmes apparaître des bandes errantes, abattant les arbres de la liberté et rançonnant les diligences. Quatre chefs chouans furent arrêtés au ‘village’ des ‘3 chênes’, à une petite lieue de la ‘Ragotière’, et furent fusillés sur place. Guillaume PLOUZIN, le chef du maquis de la forêt de Maumusson, reprit les armes en octobre, seulement pour quelques semaines car BONAPARTE prit le pouvoir le 18 Brumaire et le 12 Nivose An VIII (3 janvier 1800) accorda l’amnistie aux chouans puis rétablit la liberté religieuse, tout en offrant son pardon, par le concordat de 1801 [21].
La paix civile enfin retrouvée
A la ‘Ragotière’, comme dans toute la région, la joie était immense. Enfin la paix était revenue, et cette fois de façon définitive, nous en étions convaincus. Tout le monde louait ce premier consul, BONAPARTE. Cette joie fut à son paroxysme quand nos deux ‘quhrës’ revinrent dans la paroisse.
C’est l’abbé BAUDINIER qui revint le premier dès 1801. Il raconta qu’en 1796 il fut emprisonné à la prison du Bouffay à Nantes. Puis fut conduit à Lorient à la citadelle de Port-Louis. De là, il fut transféré à l’île de Ré. Il resta dans cette île jusqu’au 1er août 1798. Le 2 août, il fut embarqué, avec vingt-quatre autres ecclésiastiques, sur la corvette la ‘Vaillante’, et dirigé sur Cayenne.
Les conditions étaient épouvantables, disait-il, les 25 ‘quhrës’ étaient serrés les uns contre les autres à ne pouvoir bouger. Au large des côtes anglaises, la ‘Vaillante’ fut attaquée par une frégate anglaise. Après un bref combat, la corvette française dû se rendre. Les prisonniers furent libérés, débarqués à Plymouth puis conduits à Londres où l’abbé resta un certain temps avant de rentrer en France. Il disait à qui voulait l’entendre qu’il louait constamment le Seigneur pour avoir pu échapper à la déportation à Cayenne d’où beaucoup n’étaient pas revenus.
Pour le recteur HERBAULT son exil se passa d’une façon plus calme. Il fut embarqué pour Cadix à bord du navire le ‘Diligent’, en septembre 1792. Arrivé dans cette ville, il y fut bien accueilli et pu même exercer son ministère. Il y resta jusqu’en 1803 avant de rentrer en France.
Le 19 fructidor An IX (6 septembre 1801), deux jours avant la signature du Concordat par BONAPARTE, Marie-Perrine accoucha d’une petite fille que nous nommâmes Jeanne-Julienne. Elle fut baptisée par l’abbé BAUDINIER, rentré depuis peu et juste avant qu’il soit nommé vicaire à la ‘grande egllize’ (cathédrale) de Nantes, le parrain fut Julien HUET et la marraine Jeanne DASIO, deux bons amis de notre famille.
Le 18 mai 1804, le premier consul, BONAPARTE, fut proclamé Empereur des Français. Le 2 décembre, il fut sacré par le pape PIE VII. Ce jour là, ce fut la fête dans la commune. Nous fûmes tous conviés, nous les paroissiens, à une grand-messe dite par le recteur HERBAULT. Tout le monde était présent ainsi que le maire et le conseil municipal au complet. Le recteur fit une longue homélie sur l’ Empereur qu’il n’arrêtait pas de louer pour avoir ramené la paix et la religion dans la région. Après la cérémonie le maire nous invita tous à une petite fête en la maison commune.
A partir de ce jour là, tous les 15 août, date anniversaire de NAPOLEON, il a été dit que le desservant (curé) dise un Te Deum en l’honneur de l’Empereur et du rétablissement de la religion en France. Maire, conseil municipal et tous les habitants de la commune seront invités à y assister. A la sortie de la messe, le maire présidera à une distribution gratuite de pains aux indigents de la commune.
1804 est aussi l’année où j’ai touché l’héritage de Guillaume ORHON, un descendant du deuxième mari de ma ‘grand-mére paternelle’. Il s’agissait d’une pièce de vigne située à la ‘Gibière’ à Maumusson et de deux lopins de terre, l’un en pré et l’autre en terre labour situés au ‘village’ de la’Roche’ . Ces deux derniers étant assez éloignés de la’Ragotière’, j’ai préféré les vendre afin d’avoir une certaine somme d’argent qui, à l’époque m’était bien utile pour subvenir à nos besoins. Je les ai vendus pour la somme de 100 francs à Sébastien CORABOEUF et Julien GILLET.
Le 22 mars 1806, Marie-Perrine accoucha d’un petit garçon que l’on nomma Jean. Le baptême eu lieu, le même jour, toujours à ST Hermelan, c’est le curé HERBAULT qui administra le sacrement. Les parrain et marraine furent Julien HARDY et sa femme, Anne BODINIER, deux voisins de la ‘Ragotière’.
En juillet 1808, le recteur HERBAULT démissionna de son poste pour aller se retirer à Saumur, sa ville natale, il fut remplacer par le recteur OGER. C’est l’abbé URIEN, grand ‘viqhére’ et ‘quhurë’ d’Ancenis qui procéda à son installation.
Naturellement, avec Marie-Perrine et les enfants nous y sommes allés. Tous les habitants de la paroisse étaient présents, maire et conseil municipal compris. Le grand vicaire commença par l’aspersion de l’intérieur de l’église puis monta en chaire pour nous exhorter en nous déclarant qu’il allait installer le nouveau desservant de cette église, Allexie OGER.
Le maire, le sieur AUFFRAY, deux adjoints et le marguillier en charge, prirent croix et bannières et se dirigèrent, en procession, vers le presbytère, suivis du grand vicaire et de deux autres Prêtres, pour inviter l’abbé OGER à s’installer dans son église.
De retour avec l’abbé, à l’entrée de l’église, le grand vicaire présenta l’eau bénite à ce dernier, lui passa l’étole et lui donna l’accolade de la religion. Après cela il alla à l’autel et entama l’hymne du ‘veni creator spiritus’ que tout le monde chanta avec lui. Ce fut un instant magnifique.
Ensuite l’abbé commença la grand-messe, il fit son prône en nous rappelant au devoir de la religion et au respect et à la soumission à l’empereur, à la famille impériale et à toutes les autorités constituées. On l’écoutait tous avec dévotion.
Un autre évènement qui est bien resté dans ma mémoire, c’est le passage de l’Empereur à Saint- Herblon en 1808, à peine un mois après l’installation du recteur OGER. On disait qu’il revenait de Bayonne, où il aurait signé un traité avec la junte espagnole, instaurant son frère Joseph, roi d’Espagne. Pour son retour à Paris, il passa par Nantes où il séjourna deux jours.
Pour rentrer sur la capitale il prit la route qui suit la Loire et qui passe par Anetz et Varades. Le préfet avait suggéré à notre maire de faire une ovation à l’Empereur sur son passage à hauteur de Saint-Herblon. Monsieur AUFFRAY désigna donc comme emplacement pour l’acclamation de l’Empereur, le pont de Grée.
A partir de 6 heure du matin nous devions, nous les habitants de la commune, nous réunir à proximité du pont sur le grand ‘patis’. Nous arrivâmes à 8 heures, Marie-Perrine, les enfants et moi, avec les voisins de la ‘Ragotière’, les ROLLAND, les HARDY et les GOUBAUD , dans la ‘chârte’ de François ROLLAND tirée par son ‘cheva’. Cinq métayers de différents ‘villages’ étaient déjà là avec chacun deux bœufs, leur charrue et une ‘chârte’ de gerbes de ‘fourment’. Étaient aussi venus quatre vignerons avec leurs outils aratoires et une branche de vigne avec des raisins. Ceci, disait le maire, pour faire connaître à sa Majesté la soumission des agriculteurs.
Il y avait un attroupement à proximité du pont. De nombreux habitants s’affairaient à confectionner un arc de triomphe et un énorme bûcher. Avec mes trois voisins nous sommes allés les aider.
En milieu de matinée, arrivèrent 12 jeunes filles en bergères, habillées de blanc, ayant chacune leur agneau avec elles. Elles étaient accompagnées par deux sœurs de la charité tenant chacune à la
main une petite fille qui tenait une poignée d’épis de ‘fourment’ et une ‘faocille’ pour représenter Cérès, la déesse des moissons et de la fertilité.
Les suivirent, le maire, bien sûr, le recteur OGER avec l’abbé FÉROT, son ‘viqhére’, et tout le conseil municipal au complet. Avec les habitants de la commune qui n’arrêtaient pas d’arriver, il commençait à avoir foule sur le ‘patis’, en bordure de la route. Vers midi tout le monde se restaura avec ce qu’ il avait emmené pour manger.
Ce ne fut qu’à 4 heures du soir que nous aperçûmes au loin le cortège dans un nuage de poussières. Aussitôt, tout le monde se mit bien en rangs au bord de la route, le maire fit allumer le bûcher en guise de ‘fouée de feu’ (feu de joie) et une jeune fille vêtue de blanc représentant la Vertu fut élevée sur l’arc de triomphe, une couronne de laurier à la main.
Arrivé à notre niveau, le cortège se mit au pas, l’Empereur se mit à la fenêtre de sa voiture et nous salua avec une amitié toute paternelle. A cet instant, le maire jeta son chapeau en l’air. C’était le signal pour que nous criions tous, à pleins poumons « Vive l’Empereur, vive l’ Impératrice ».
Lorsque la calèche passa sous l’arc de triomphe, la jeune fille lança sur son toit sa couronne de laurier. Puis le cortège reprit son allure normale vers Varades. Alors tout le monde commença à rentrer chez soi. Nous, avec nos voisins, nous nous dirigeâmes vers la ‘Ragotière’, toujours dans la même ‘charte’ qu’à l’aller.
En chemin, nous faisions tous des commentaires sur cette journée passée. François (ROLLAND), trouvait, lui, que le maire en avait fait un peut trop pour les cinq minutes de passage de l’Empereur. Julien (HARDY), qui était conseiller municipal, n’était pas de son avis. Il trouvait que le maire avait bien organisé cette journée et, d’après lui, à très peu de frais. Les femmes, elles, avaient trouvé l’Impératrice charmante et bienveillante.
Le 18 juillet 1810, Marie-Perrine accoucha d’une troisième petite fille que nous avons nommée Anne-Jeanne. Les parrain et marraine ont été, comme pour Jean, Julien HARDY et sa femme, Anne BODINIER .
En juin 1811, l’abbé OGER organisa une cérémonie toute solennelle en l’honneur du baptême du roi de Rome, le fils de Napoléon. Tous les habitants y furent conviés. Naturellement, avec Marie Perrine et les enfants, nous y sommes aussi allés. L’église était encore bondée, tous les notables étaient là. Le maire et son adjoint arboraient fièrement leur récente décoration, la légion d’honneur pour l’édile. L’abbé fit sa messe comme à l’ordinaire. Au prône il prononça un discours sur l’auguste cérémonie du baptême qu’a reçu le roi de Rome qui faisait de lui un enfant de Dieu qui devait assurer à perpétuité la protection de l’église catholique, la tranquillité et le bonheur des générations futures. Il termina sa messe en chantant un Te Deum, les prières et les oraisons en action de grâce.
L’après midi, après les vêpres, il se rendit à la mairie avec les dames hospitalières et celles du bureau de bienfaisance pour une distribution de pains pour les indigents de la commune organisée par le maire.
Marie Perrine accoucha de notre dernier enfant, un petit garçon que nous avons nommé pierre, le 1er octobre 1812. Son parrain fut Jean LÉVEQUE, le secrétaire de la mairie, la marraine, sa femme. Malheureusement le petit pierre décéda huit jours plus tard.
Après la première abdication de NAPOLEON, c’est LOUIS XVIII qui prit le pouvoir en mai 1814 [22]. A l’annonce de cette nouvelle, à Saint-Herblon ce fut une explosion de joie. Enfin la royauté était revenue. Bien que nous étions reconnaissants envers NAPOLEON d’avoir restaurer la religion, nous préférions le Roi qui, lui, nous ramenait la paix.
En effet, le 24 août 1814, pour la Saint Louis, la mairie organisa une grande ‘fouée de feu’. Monsieur AUFFRAY, le Bonapartiste, qui, visiblement avait retourné sa veste, invita tous les notables de la commune dont monsieur FLEURIOT DE LA FREULIERE, chevalier de SAINT- LOUIS. Il invita aussi le capitaine commandant le 24e régiment de Dragons en garnison au bourg à cette époque, et bien sûr l’abbé OGER, avec son vicaire, et tous les habitants qui le voulaient bien.
Julien (HARDY), notre voisin à la ‘Ragotière’, qui était conseiller municipal, nous proposa, à Marie-Perrine et à moi, de les accompagner, lui et sa femme. Quand nous sommes arrivés à l’endroit où était dressé le bûcher, monsieur le maire, le flambeau à la main, commençait à allumer la ‘fouée de feu’. Puis le brandon passa de mains en mains en commençant par l’abbé OGER, quelques notables et, pour finir, le capitaine des Dragons. A chaque fois la personne criait haut et fort, « Vive le Roi, vive la paix ».
Une fois le ‘fouée de feu’ allumé, le maire invita tout le monde ; les messieurs, les dames et les officiers et sous officiers des Dragons, à venir boire à la santé du Roi. Nous nous pressâmes tous vers la barrique de vin qui venait d’être mise en perce. De nombreux toasts ont été portés à la santé du Roi et de la famille royale.
Ensuite, le maire ayant fait venir un violon, ouvrit le bal, suivit par une bonne partie de l’assistance. Suivirent contredanses et valses, avec Julien nous ne restâmes pas longtemps et rentrâmes à la’Ragotière’. Il paraît que le bal s’était terminé à 6 heures du matin.
Après les ‘Cent jours’ [23], notre département fut occupé par la 23e brigade du 6e corps prussien. 6 bataillons de la brigade prussienne furent installés à Nantes. Dans le canton d’Ancenis, il y avait 1 bataillon d’infanterie dans cette ville et un détachement de cavalerie à Varades.
A Saint-Herblon, bien que nous n’avions pas de troupes dans la commune, nous n’étions pas tranquilles, car des rumeurs d’exactions dans les régions voisines nous parvenaient et nous inquiétaient. Heureusement cette occupation n’aura duré que trois mois.
En 1816, dans tout le canton, les impôts furent augmentés de 20%pour tout le monde. Ceci pour rembourser les dépenses occasionnées par la présence prussienne. Cela n’arrangea pas nos affaires à la maison. Car bien que notre fils Julien et nos deux filles, Marie et Jeanne, aient été placés comme domestiques de ferme, nous avions encore à charge Anne qui n’avait que 6 ans et Jean, âgé de 9 ans. Nos revenus n’étaient pas très conséquents malgré mon travail chez François (ROLLAND) etle revenu de notre petite vigne de la ‘Gibière’. Heureusement Marie-Perrine nous apportait, avec le lait et le beurre de notre vache, nos volailles et son beau potager qu’elle entretenait bien, un bon complément de revenu qui nous permettait de mieux subvenir à nos besoins.
Le 19 septembre 1819, nous avons marié notre fille aînée, Marie, avec René GOUBAUD, un laboureur âgé de 23 ans qui demeurait au village de ’la Billière’ toujours dans la commune. Un homme très bien que nous connaissions bien. C’est l’abbé THIBEAUDEAU, le successeur de l’abbé OGER, qui fit la messe de mariage. La mariée était ravissante. Malheureusement cette union ne dura pas longtemps car Marie décéda à peine deux ans plus tard en laissant un petit René, âgé de 13 mois.
Ce décès nous a beaucoup affectés. La vie a continué à la ‘Ragotière’ avec nos quatre autres enfants ; Julien, 20ans, Jeanne, de deux ans sa cadette, Jean, 13 ans et Anne, la petite dernière, âgée de 9 ans.
1824 fut l’année du décès de Louis XVIII. Son frère, Charles X, fut sacré en 1825. A Saint-Herblon, bien que monsieur FLEURIOT DE LA FREULIERE, royaliste invétéré, ait remplacé à la mairie monsieur AUFFRAY, la commune n’organisa aucune cérémonie. C’est le conseil de ‘fabrique’ [24] qui s’en chargea. Bien sûr l’abbé COUE, curé de l’époque, lui, fit une grand-messe avec Te Deum et actions de grâce.
Le 9 mars 1828, c’est Anne, notre dernière fille qui passa de vie à trépas, elle avait à peine 18 ans. Elle fut terrassée par une épidémie de petite vérole [25]. La pauvre petite rendit l’âme après d’affreuses souffrances. D’avoir vécu son agonie nous a tous profondément bouleversés. »
Le récit de Julien s’arrête là, au décès de sa fille Anne, pour cause, il décéda presque cinq mois plus tard, probablement, lui aussi, atteint la petite vérole qui, malgré un début de vaccination, faisait encore de gros ravages au début du 19e siècle.
Julien LEGENDRE décéda donc le 1er août 1828.C’est son fils aîné, Julien, et un ami de la famille, julien HUET qui déclarèrent son décès à la mairie de Saint-Herblon.
Ce que l’on peut retenir de ce récit
Ce récit nous montre bien les épreuves que devaient affronter les petits paysans, laboureurs à bras, manouvriers du pays d’Ancenis, à la fin du 18e siècle. Ils devaient subir les caprices de la météorologie qui provoquaient famines et disettes, les épidémies qui décimaient des familles entières et les impôts seigneuriaux qui ne cessaient d’augmenter. En plus, contrairement aux autres petits paysans du reste du Royaume, ils durent, dans la dernière décade du 18e siècle, endurer une véritable calamité, la guerre civile.
Guerre civile qui vit l’affrontement de la République et des royalistes. Comment ces petits paysans, majoritairement pauvres, qui s’insurgeaient sous l’ancien régime contre le poids excessif des impôts seigneuriaux, ont pu, à un certain moment, se rallier à leurs anciens oppresseurs ?
Nous y voyons, peut-être, une première explication ; leur langue ancestrale, le Gallo. Pour eux, semble-t-il, cette langue d’oïl était l’essence même du territoire de leurs ancêtres auquel ils étaient très attachés et leur donnait un sentiment d’autonomie par rapport au reste du pays. Pour la République le ‘Gallo’ n’était qu’un vulgaire patois. Aussi peut-on penser qu’ils se sentaient plus Haut-bretons que français dont ils ne connaissaient pas ou peu la langue. Peut-être aussi, qu’au bout d’un moment, ont-ils ressenti l’administration républicaine pour laquelle, en 1789, ils avaient porté tous leurs espoirs, comme étant trop pressente et autoritaire, aussi pouvaient-ils la considérer comme une administration de ‘colonisation’.
Deuxième explication possible, c’est le rapport qu’avaient les bretons en général, avec la religion. La foi religieuse était très ancrée chez les petits paysans. Cette foi était assez particulière, il y avait un certain mélange entre les règles orthodoxes de la réforme du 17e siècle et la persistance de certains rites païens comme, entre autres, l’adoration des saints guérisseurs et les jeux pratiqués lors des fêtes religieuses. Les ‘pardons’ en étaient un parfait exemple.
En plus, ils vénéraient leurs curés qui, pour la très grande majorité, étaient du pays, d’origine modeste, et avaient grandi dans ce microcosme régional. Ils comprenaient mieux les difficultés des petits laboureurs qui composaient à l’époque la grande majorité de la société rurale de cette région. Ils n’hésitaient pas à participer aux travaux des champs et à partager quelques moments privilégiés avec leurs fidèles.
C’est peut-être cette autre particularité qui, en plus de la langue ancestrale, va nous aider à mieux comprendre pourquoi des petit paysans, non propriétaires, laboureurs à bras et manouvriers qui, dans d’autres provinces auraient été qualifiés de ‘mendians’ [26], ont pu à un certain moment être favorables à ceux qui les accablaient d’impôts aussi lourds qu’injustes et les dédaignaient. Je parle là des seigneurs ou petits nobles comme, dans le cas de Julien, madame de CORNULIER, marquise de CHATEAUFROMONT.
En pays d’Ancenis, c’est probablement, en fin 1793, les déportations et les noyades des prêtres réfractaires perpétrées par J B CARRIER, représentant du comité de Salut Public à Nantes, qui contribuèrent à faire pencher la majorité de ces petits paysans du côté des insurgés. Paysans qui, jusque là, ne se sentaient pas très concernés par l’insurrection de mars 1793. Tous n’ont pas pris le maquis, mais la plupart devinrent sympathisants de la chouannerie.
Malgré le concordat de 1801, le retour de la monarchie qui réhabilita les chouans survivants, cette guerre fratricide est restée pendant longtemps une blessure longue à cicatriser.
« Il y a eu des souffrances énormes, incalculables. C’était il y a très longtemps, mais la blessure est toujours là. »
Ce sont les paroles de Pierre PÉAN, journaliste et essayiste, parlant de son livre « Une blessure française », paru en 2008.
Documentation.
Documents d’archives :
Archives départementales de Loire Atlantique :
- Registres paroissiaux et d’état civil de Saint Herblon (1760-1830). 3E163/4-3E163/25.
- Registres de délibérations du conseil municipal de Saint Herblon (1810-1830). 1D1.
- Registres de recensement de la population de Saint Herblon ( An II, An IV).
- Registres d’enregistrement des décès et mutations du bureau d’Ancenis (1820-1830). 1Z93.
- Cahier de doléances de Saint Herblon (1788). C575.
- Départ de l’abbé BARBIER de La Rouxière. L752.
Archives nationales :
- Arrestation de l’abbé BODINIER. AN F19/1011.
Documents bibliographiques :
- Guerre des vendéens et des chouans. BAUDOUIN. Paris. 1824.
- Une blessure française. PÉAN. Fayard. 2008.
- Nantes et le pays nantais. Armel de Wismes. France Empire.1978.
- Nantes ancien et le pays nantais. DUGAST-MATIFEU. Nantes 1896.
- Les classes rurales en Bretagne du XVIe siècle à la révolution. V GIARD, E BRIERE. Paris.1906.
- Les sports et jeux d’exercices dans l’ancienne France. J.J JUSSERAND. Paris.1901.
- Saint Herblon et le district d’Ancenis dans l’insurrection. M CARTIER, J CHAUVAT, ALEPINE. A R R A 1993.
- Ancenis en guerre contre l’armée vendéenne et les chouans à partir de 1793. Loïc MENNETEAU, Joseph THIEVIN. 1989.
- La justice révolutionnaire à Nantes et en Loire inférieure. Alfred LALLIÉ. Nantes.1896.
- Bretagne et Vendée. PITRE-CHEVALIER. Paris. 1847.
- Annexes de la République. 1796.
- Instruction du général HOCHE pour les troupes employées à combattre les chouans. 1795.
- Le jour où la République assassina 90 prêtres à Nantes. Bretagne-actuelle.com. 2021
- Les curés de Saint-Herblon. La maraîchine normande. Juillet 2016.
- Barthélémy THOBYE, curé de pouillé-les-coteaux. La maraîchine normande. Juillet 2016.
- Histoire du district d’Ancenis (1780-1800). Paul PERRIER. 1911.
- Croyance aux fontaines en Bretagne. Sylvette DENÉFLE. EDISUD. 1994.
- Au pays des pardons. Anatole LEBRAZ. Collection XIX.
- Louis-Henry de la ROCHE-SAINT-ANDRÉ. . Dictionnaire des contemporains de la guerre de Vendée. Jean RIGAUDEAU.
- Marie, Madeleine, Élisabeth BINET de JASSON. Dictionnaire des contemporains de la guerre de Vendée. Jean RIGAUDEAU.
- Sur les chemins des pardons et pèlerinage en Bretagne. Bernard RIO. Le Passeur. 2015.
- Bretagne, pardons et chapelles. Yves GUILLERM.
- Les pardons et troménies en Bretagne. Julie LÉONARD. Association Bretagne Culture Diversité.2020.
- Georges Provost, La fête et le sacré. Pardons et pèlerinages en Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles. Histoire religieuse de France. 1998.