« Mais où sont passées les funérailles d’antan… »
Cette question posée en 1960 par Georges Brassens était fort pertinente car le crottin des chevaux de nos corbillards avait bel et bien disparu.
Ce n’était pas là chose anodine car c’était la preuve tangible d’une transformation majeure survenue dans notre société : la mort avait manifestement changé de visage !
Il est vrai que le bon peuple avait eu une trop grande indigestion de cadavres avec la grande boucherie de 14-18 puis l’intense folie de 39-45. Toutes deux ont grandement contribué à l’occultation de la mort par le subconscient du commun des mortels ; mais elles n’étaient pourtant pas la cause principale de ce rejet de la camarde.
En fait, la mort avait été presque évincée du début de la vie par la généralisation de l’accouchement hospitalier et l’espérance de vie à la naissance avait explosé grâce aux antibiotiques et aux autres progrès de la médecine et de la chirurgie :
Les registres de l’état-civil ne sont pas que le fil d’Ariane de nos recherches généalogiques…
Ces registres, nous en faisons essentiellement un usage individualiste et intimiste : chacun fait sa généalogie et les utilise pour tisser les liens entre ses ancêtres et collatéraux de génération en génération ; mais ils peuvent aussi nous aider à comprendre leurs conditions de vie en abordant les actes d’un point de vue collectif et en traitant statistiquement les données.
Dans un précédent article [1] nous avons abordé ainsi le problème de l’illettrisme chez nos aïeux, mais ce n’est pas le seul qui puisse être étudié par l’analyse de nos archives et je vous invite aujourd’hui à une seconde immersion par cette méthode sur le thème de l’omniprésence de la mort dans la vie quotidienne de ce même village d’Huttenheim à cette même époque (1831-1856).
Quelques repères pour suivre notre démarche :
- Remarque : le taux de fécondité à l’époque était évidemment bien supérieur à 1663 / 621 car beaucoup des parturientes de notre étude avaient commencé leur carrière avant 1831 et beaucoup d’autres la termineront après 1856.
Munis de ce viatique, nous pouvons maintenant suivre et déplorer l’effroyable moisson de la grande faucheuse.
1 - Naitre ou ne pas naitre ?
Cet insolite dilemme quasi shakespearien s’est imposé dès le début de notre déambulation en compagnie de la grande faucheuse puisque les registres des décès affichent l’impressionnant bilan de 68 mort-nés (25 filles et 43 garçons - sex-ratio F/G = 0,58) : la mort avait devancé la vie avant la naissance dans un accouchement sur vingt cinq !!! [2] [3].
Cette pléthore de mort-nés m’a tellement stupéfié que j’ai tenu à en vérifier la réalité.
Une première confirmation me fut donnée en prolongeant le décompte pour Huttenheim sur la décennie qui suivait : j’y dénombrais 30 nouveaux mort-nés sur 578 décès entre 1857 et 1866 (= 5,2%).
La seconde me fut fournie par les registres de Friesenheim (le village mitoyen et berceau de ma famille) qui comportait pour la même période (1831-1856) l’impressionnant total de 42 mort-nés pour 479 décès.
2 - « …la vie s’en va, la vie s’en va, la vie nous file entre les doigts … » - (Joël Holmés)
Interloqué par ce premier résultat effarant, j’ai poursuivi mon enquête sur la mortalité dans la petite enfance : en plus des 68 mort-nés, j’ai colligé 366 enfants (= 195 garçons et 171 filles) qui n’avaient pas franchi le cap de la première année ; 30 % des nouveau-nés étaient décédés !!!
Ces résultats me laissèrent quelque peu perplexe et j’en vins à me demander si le fait d’avoir aborder le problème par les décès (c’est à dire la sortie de la vie) n’avait pas introduit un biais dans l’analyse du phénomène ; pour lever ce doute, il me fallait ré-aborder le sujet en partant des naissances, c’est à dire de vérifier la durée de vie des nouveau-nés d’Huttenheim des années 1831 à 1856.
Je me suis lancé le challenge de reconstituer le cursus vitae de ces 1663 nouveau-nés à l’aide des actes de décès, de mariage et des recensements, ainsi qu’avec les arbres publiés sur Généanet ; je suis parvenu au score positif de 1272 : il reste donc 391 individus dont je n’ai retrouvé que l’acte de naissance à l’exclusion de toute autre trace [4].
Nonobstant cette ignorance, les pourcentages exprimés ci-dessous sont le rapport du nombre de décès connus aux 1663 naissances ; ils minimisent donc forcément la réalité.
Les résultats via les naissances sont stupéfiants et confirment ceux obtenus via les décès.
Pour nombre des nouveau-nés vivants, ce succès dans le premier combat de l’existence était bien éphémère car ils décrochaient dès les premiers jours :
- Une fille sur dix-sept et un garçon sur douze renoncèrent à vivre dès le premier mois…
- Les mort-nés inclus, un accouchement sur neuf s’était donc terminé par un enfant
mort avant l’âge d’un mois !
D’autres s’épuisaient en quelques mois :
- Près d’une fille sur huit et un garçon sur sept décèdent dans le premier trimestre…
- Une fille sur sept et un garçon sur cinq meurent dans le premier semestre …
- Plus d’un nouveau-né sur cinq n’a pas eu de premier anniversaire.
Au-delà de cette première année, l’hécatombe continue, mais à un rythme moins soutenu, ce qui est logique puisque les plus faibles avaient déjà été éliminés :
Un nouveau-né sur trois n’a pas eu de dixième anniversaire…
Ces pourcentages sont impressionnants, mais pourtant ils minimisent la voracité de la camarde car ceux-ci ne tiennent compte que des 578 enfants nés et décédés à Huttenheim avant l’âge de quinze ans : les registres nous ont livré en supplément 32 autres enfants âgés de 3 semaines à 15 ans qui y sont décédés, mais sans en être natifs.
Il est probable aussi que d’autres enfants natifs d’Huttenheim ont terminé leur trop courte vie dans les villages d’alentour.
Quand la faucheuse s’est faite serial killer :
Catherine [5] … plus de 5 ans de gestation pour n’être mère que pendant 184 jours de 7 enfants tous décédés avant l’âge de 2 mois !!!
En ce temps-là, la perte d’un enfant était la trop fréquente malédiction de bien des femmes ; pourtant il est étonnant de constater qu’aucun mot de la langue française ne désigne cet état douloureux : perdre ses parents rend la femme orpheline, perdre son mari la rend veuve, mais perdre un enfant est innommable !
3 - « Femme grosse a un pied dans la fosse » - (proverbe normand)
Mais la camarde ne se contentait pas de la chair tendre des nourrissons et de celles des enfants car les mères lui payaient aussi un lourd tribut : 40 des 525 génitrices d’Huttenheim (= 7,4%) sont décédées à Huttenheim en couche ou dans l’année qui suit l’accouchement [6].
La mort de leur mère avait donc pour conséquence une effroyable mortalité chez leurs nouveau-nés survivants [7] (53 % de décès durant les 7 premiers mois versus 20 % de décès pour l’ensemble des nouveau-nés durant les 9 premiers mois).
« Le lait de vache est fait pour les veaux, pas pour les bébés humains… »
Cet aphorisme seriné aux carabins par leur professeur de pédiatrie fournit l’explication de cette énorme différence : les nouveau-nés devenus orphelins étaient privés des précieux seins nourriciers de leur mère. En conséquence, il ne restait que deux options à l’entourage :
• La plus adaptée était l’appel à la solidarité d’une voisine allaitant déjà son propre rejeton ; ce qui faisait de notre orphelin le frère de lait de l’enfant de sa nourrice. (Ce statut était socialement reconnu à cette époque).
• Ou se résoudre au pis [8]-aller du recours à un substitut du lait maternel, recette « bricolée » sur place à base de lait de vache mélangé à divers autres ingrédients faute de produit commercialisé. Or le lait de vache est très agressif pour le tube digestif des nourrissons ; il en résulte diarrhée, malnutrition, déshydratation et …
Justus Von LIEBIG, l’inventeur génial du « lait maternisé » :
L’éminent chimiste allemand Justus Von Liebig (1803-1873) s’est trouvé confronté au problème posé par l’impossibilité de l’allaitement maternel pour deux de ses petits-enfants.
Le terme allaitement induit inconsciemment la référence au lait et cela avait fourvoyé les tentatives précédentes vers l’utilisation des laits de divers mammifères.
Liebig aborda le problème à l’envers : ne pas modifier le matériau disponible (lait de vache…), mais partir de la composition chimique du lait de femme pour en élaborer un substitut le plus proche possible ; ce qu’il réalisa à partir de farine de blé, d’extraits de malt et de bicarbonate de potassium.
Cela donnait une poudre, ce qui avait le triple avantage de permettre un bon conditionnement, une bonne conservation et d’être utilisable en temps voulu par simple délayage dans de l’eau et du lait de vache écrémé.
C’était en 1865 et, bien sûr, notre chimiste n’avait pas le génie de la finance : il fut doublé par la commercialisation en 1867 d’une farine lactée sur le même principe par Henri Nestlé.
Le lait maternisé est donc à l’origine du groupe mondial d’industrie agroalimentaire qui porte le nom de ce dernier ; cela démontre a posteriori l’importance de l’alimentation de substitution des nourrissons et donc, a fortiori, du problème de la mortalité infantile à cette époque.
En examinant la courbe d’espérance de vie (située en début d’article), on observe une nette augmentation de la pente après 1870 ; ce n’est évidemment pas la conséquence de la guerre du même nom, mais celle de l’invention géniale de Justus Von Liebig, bienfaiteur méconnu de l’humanité [9].
4 - Les grossesses interrompues : mourir sans être parvenue à donner la vie ou pour ne pas l’avoir voulu donner…
La mortalité des filles nées entre 1831 et 1856 s’est donc très fortement atténuée dans la tranche d’âge 5-15 ans puisque le cumul passe seulement (sic) de 30 à 33,4 %.
Après, les filles ne sont plus des enfants et commencent leur vie sentimentale, puis sexuelle.
Mais l’accouchement n’était que la partie émergée de l’iceberg de la carrière gestationnelle des femmes car nombre de grossesses n’étaient pas menées à leur terme.
Le mot pregnante qualifiant la femme est un synonyme désuet de « enceinte » ; l’autre définition de ce terme est « qui s’impose avec une grande force ». Il n’est plus utilisé que par les médecins depuis que la pilule contraceptive inventée par le docteur Pincus (1957) et la loi Neuwirth (1967) ont libéré la femme de la malédiction des grossesses multiples itératives et trop rapprochées.
Mes incursions dans les arbres de Généanet à la recherche du cursus vitae des enfants nés à Huttenheim m’ont livré pléthore de ces fratries prolifiques où souvent un écart insolite détone dans des séries bien régulières : plutôt qu’une subite et incongrue maitrise du contrôle des naissances, il est probable que cela traduit un raté dans la production.
Une déroutante surmortalité féminine…
Reprenons l’examen des 1266 décès de la période 1831-1856 et comparons les mortalités selon le sexe par tranches d’âge.
Il faut d’abord remarquer que le nombre de décès est rapidement et régulièrement décroissant jusqu’à la tranche 11-15 ans :
Il faut aussi constater que la surmortalité masculine des mort-nés et des nourrissons disparaît ensuite dès l’âge de 3 ans : les garçons, plus fragiles, sont donc morts plus tôt, mais pas en plus grand nombre que les filles.
À compter du cinquième anniversaire, il y a parité et celle-ci restera respectée au cours de la décennie de 6 à 15 ans avec 45 filles décédées versus 43 garçons.
Ensuite les taux de mortalité divergent très significativement pendant la période de pleine fertilité féminine si on exclut la forte mortalité des hommes au cours du service militaire (voir plus loin ) :
La décennie suivante voit le retour à la quasi égalité entre les sexes :
Cette surmortalité féminine mérite une explication :
À l’évidence, il existe un lien étroit entre la surmortalité féminine constatée et l’état de grossesse ; mais les complications per ou post obstétricales des gestations menées à terme n’expliquent qu’en partie le regain de décès constaté puisque nous n’avons retrouvé que (sic) 36 femmes [10] qui en furent victimes sur les 94 décédées âgées de 16 à 40 ans.
Les interruptions de grossesse spontanées ou provoquées présentent les mêmes risques de complications infectieuses ou hémorragiques que l’accouchement et ces avortements sont donc évidemment propices aux exactions de la faucheuse ; ils sont l’autre cause majeure de la mortalité des femmes en âge de procréer.
De facto, les décès au cours ou au décours de grossesses interrompues ne sont pas détectables puisque leur cause n’est pas mentionnée dans les registres d’état-civil et puisque que l’exeat du fœtus ne laisse aucune trace, faute pour celui-ci d’avoir un statut juridique.
Pourtant nos archives contiennent des arguments pertinents désignant les avortements comme cause d’importance dans la surmortalité féminine : les actes de naissance apportent des données essentielles sur l’âge des parturientes qu’il suffit d‘analyser pour s’en convaincre.
Une partie de l’explication de ce phénomène peut être trouvée dans l’analyse des actes de mariage qui nous livre une donnée tout à fait insolite : les mariages à cette époque étaient célébrés à un âge déjà avancé !
Le très fort niveau de la mortalité infantile, conjugué avec les constats que l’insertion des adultes dans la vie active se faisait plus tôt et que leur longévité était plus courte que de nos jours, avait induit dans mon esprit l’idée préconçue que les mariages étaient précoces.
Or il n’en était rien puisque, lors des primo-mariage, la moyenne d’âge des épouses était de 26,3 ans et celle des époux de 30 ans !
Amours, prégnance et nuptialité…
Ces mariages tardifs décalent certes les naissances, mais cette explication est trop insuffisante pour justifier la si faible fécondité des mères juvéniles car les amours n’ont pas vocation à rester trop longtemps platoniques … Pour nous en convaincre, il suffit de mesurer l’écart entre la date du mariage et la date du premier accouchement pour les femmes de 21 à 25 ans [11] : à l’évidence, plus d’un tiers avaient « fêter Pâques avant les rameaux » …
La confirmation de l’imputabilité partielle de cette faible fécondité apparente des mères juvéniles aux interruptions de grossesse se trouve dans l’examen de ce que les obstétriciens désignent sous l’appellation « grossesses précoces », c’est à dire la gestation dont le terme ne dépasse pas les 20 ans révolus.
Les grossesses précoces :
Dans notre étude, les 1663 actes de naissances n’ont livré que 26 accouchements de femmes de moins de 21 ans : les 3 plus jeunes avaient déjà 18 ans ; 6 avaient 19 ans et 17 étaient âgées de 20 ans.
Il n’y eu donc que 1,6 % des grossesses qualifiables de précoces parmi celles menées à terme à Huttenheim au court de ce quart de siècle où n’existaient pourtant ni la contraception orale ni l’IVG médicalisée…
Or, en 1973, soit 16 ans après les débuts de la contraception orale (1957), le taux de grossesses précoces en France atteignait 7% ; en 2018, plus de 50 ans après la loi Neuwirth sur l’IVG (1967), le taux d’accouchement de grossesses précoces était encore de 2% ...
Les 7% de 1957 étaient constitués des grossesses déclarées à la Sécurité Sociale (il s’agissait donc des accouchements et grossesses spontanément interrompues), ainsi que des avortements provoqués suivis d’hospitalisation pour complications.
Les 2% restants de 2018 ont la même origine, mais les IVG n’y sont pas incluses et les interruptions spontanées ont chuté de manière drastique du fait de la multiplication des consultations de suivi et des progrès de l’obstétrique (échographie et pharmacopée).
Il appert donc que nombre d’interruptions spontanées ou volontaires ont bien eu lieu chez les toutes jeunes femmes d’Huttenheim et, comme il est évident que ces alea n’étaient pas réservés aux seules femmes juvéniles, mais étaient aussi le lot des femmes plus matures, on peut en conclure qu’ils ont largement contribué à la surmortalité féminine.
Accouchements clandestins et tour d’abandon…
Enfin il reste une autre cause de létalité maternelle que je ne peux qu’évoquer faute de pouvoir l’analyser : celle des accouchements clandestins conduisant à l’abandon du nourrisson ; c’était là une circonstance très propice aux méfaits de la camarde.
De nos jours cette occurrence nous paraît surréaliste ; Pierrick Chuto nous a souvent conté dans la Gazette des récits qui montrent, qu’à cette époque, elle existait bel et bien comme dernier recours de nombreuses femmes désespérées : le pourcentage d’enfants trouvés en ce deuxième quart du 19e siècle est estimé à 2% des naissances.
À l’évidence, Huttenheim est un trop petit village pour avoir eu un tour d’abandon [12] et son état-civil [13] ne porte donc pas la trace de ces vicissitudes…
Et pourtant trois actes de naissance nous permettent de les débusquer :
• Le premier déclare rétroactivement, et par décision du tribunal, la naissance d’une petite fille :
- « accouchement dans les champs… »
- « … mère idiote et indigente… »
… à l’évidence, la sage-femme a qui a été confiée l’enfant (qui était donc vivante) n’a pas pratiqué l’accouchement puisque qu’elle n’était pas la déclarante ; il s’agit donc bien d’une enfant trouvée dont la génitrice a été identifiée ultérieurement et a été exonérée de poursuites du fait de sa débilité.
• Les deux autres actes mentionnent que les mères, célibataires et âgées de 20 ans, sont étrangères au village : l’une est domiciliée à Stolzheim, village distant de 11km d’Huttenheim
et l’autre dans … le grand-duché de Bade [14] !
L’éloignement vers Huttenheim ou, a contrario, de ce bourg vers une autre commune était donc utilisé comme solution discrète pour sauvegarder l’ « honneur » familial et était le prélude au placement ou à l’abandon.
5 - « Partir pour mourir un peu, à la guerre, à la guerre … » - Francis Lemarque
Les derniers actes des registres de décès sont souvent réservés aux transcriptions des décès survenus extra muros et en particulier à ceux des militaires.
Huttenheim a payé un lourd tribu lors des années de la conquête de l’Algérie qui débuta en 1830 et lors de la guerre de Crimée (1853-1856) puisque 26 de ses enfants y succombèrent :
- 22 étaient âgés de 22 à 27 ans et 2 de 33 et 34 ans.
- pour 19 d’entre eux, l’acte transcrit comporte un diagnostic : quinze sont décédés suite de troubles digestifs majeurs (dysenterie, choléra, diarrhée chronique - gastro entérite - fièvre thyphoïde) ; un d’otorrhée purulente ; deux de problèmes pulmonaires et un seul mort suite à un éclat d’obus. Il faut donc remarquer que ce sont les conditions de vie des soldats plutôt que les faits de guerre qui sont la cause de leur trépas.
La guerre de Crimée expédia donc ad patres plus de 10 % des garçons nés entre 1829 et 1833 ! [15] En ne tenant compte que des survivants des décès jusqu’à l’âge de 15 ans, la guerre de Crimée a donc privé les demoiselles d’Huttenheim de 15 à 20 % de soupirants potentiels.
Interloqué par ce résultat, j’ai tenu à vérifier ce qu’il en fut pour Friesenheim (656 habitants en 1856) ; j’ai trouvé 7 décès entre 1854 et 1856 en Turquie et Crimée de choléra, typhoïde, scorbut ou abcès purulent.
6 - Quid de la mortalité des adultes matures ?
Pour aborder cette question, nous disposons de deux ressources : le statut des parents des mariés (registres des mariages) et l’âge des décédés de plus de 30 ans (registres des décès).
À l’évidence la camarde n’a pas négligé les adultes…
- Près de deux adultes sur 5 avaient déjà tiré leur révérence quand leurs enfants âgés de moins de 31 ans convolaient ; ils n’auront donc pas connu leurs petits-enfants !
Un adulte sur 7 meurt avant l’âge de 40 ans … … 6 adultes sur 10 ne dépassent pas les 50 ans !
7 - Et treize ans plus tard…
L’effroyable moisson de la grande faucheuse a-t-elle perduré bien au-delà de notre étude ?
Cette question m’a semblée tout à fait pertinente, mais j’ai renâclé à remonter le temps jusqu’à l’orée du 20e siècle car la guerre de 1870 en sonnant le glas de l’Alsace française pour un demi-siècle avait modifié les règles administratives et surtout introduit la redoutable cursive gothique dans l’état-civil d’Huttenheim.
Néanmoins, treize ans après la période notre étude, la survivance de l’appétit insatiable de la camarde est attestée de manière caricaturale dans le registre des décès d’Huttenheim de 1869 :
ÉPILOGUE
La mort s’est dramatiquement rappelée à notre souvenir en ces temps de coronavirus…
Mais, il y a encore quelques semaines, elle était perçue comme exotique et anecdotique au point qu’un accident de car au fin fond de l’Inde faisait partie des nouvelles au journal télévisé.
Parler de la mort était devenu indécent et presque obscène : même le décès de 13 de nos commandos d’élite au Mali au cours d’un accident d’hélicoptère a été vécu comme choquant et illégitime au point de faire l’objet d’une cérémonie nationale pour nos « héros » tandis que, pour les 24 conscrits d’Huttenheim victimes de la conquête de l’Algérie et de la guerre de Crimée, l’émotion était restée localisée au village et aux cités mitoyennes…
Nos ancêtres vivaient avec la mort au quotidien : chaque semaine le tocsin rappelait à chacun que son existence était bien provisoire.
Les réjouissances du mariage masquaient l’arrière-pensée que la moitié des parents des époux n’étaient plus là pour la fête ; les épouses s’efforçaient d’occulter le fait que leurs grossesses seraient à haut risque et leurs nourrissons seraient en grand nombre ô combien éphémères ; le couple se refusait à entrevoir que, trop souvent, l’un ou l’autre des mariés serait veuf après seulement quelques années au cours desquelles s’accumuleront les décès d’enfants …
Les femmes, épouses le plus souvent d’hommes nettement plus âgés et mères souvent tardives, auraient donc à assumer seules les orphelins…
« Mourir, cela n’est rien. Mourir, la belle affaire ! Mais vieillir, oh vieillir… » Jacques Brel
Les recensements précisent trop souvent que ces veuves sont dans la misère et secourues :
- « … indigente, secourue par la charité… »
La camarde rendait la vie de nos aïeules ô combien difficile ; ces femmes ont supporté l’insupportable et c’est par elles que s’est construite notre société : la savoureuse langue créole de la Martinique les proclame à juste titre « poto mitan de la famille » [16].
Pourtant il n’existe aucun Panthéon portant sur son frontispice la mention « - Aux femmes du petit peuple, la patrie reconnaissante - » et nul n’a songé à adjoindre la moindre petite flamme à ranimer sous l’Arc de triomphe à la mémoire de la mère et de l’épouse du soldat inconnu ».
Post-scriptum
Brassens a introduit notre périple mortuaire ; qu’il me soit permis de le pasticher pour terminer :
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