Jules Ferry…
L’école, dans notre subconscient, c’est Charlemagne et Jules Ferry…
Nos instituteurs des années de l’après-guerre, les derniers hussards noirs de la République, nos merveilleux « maîtres à béret », portaient une admiration sans borne à ce Jules Ferry dont la loi votée le 28 mars 1882 rendait enfin l’éducation obligatoire, gratuite et laïque…
Pour nous motiver à nous investir dans l’étude, ils nous rappelaient souvent la chance que nous avions et dont avaient été privés nos ancêtres ; ils nous en ont tant seriné les mérites de cette loi que nous en étions presque convaincus qu’avant Jules Ferry seule une petite « élite » de la société savait lire et écrire et que l’immense majorité de la population était parfaitement ignare.
Depuis nous avons quelque peu corrigé cette vision simpliste, mais il n’empêche que notre subconscient en garde une trace bien tenace.
Quand le hasard nous conduit jusqu’à l’analphabétisme…
Le hasard est un merveilleux comparse du généalogiste qui débloque bien des impasses et le mène parfois dans des sentiers fort inattendus.
C’est ainsi que la découverte d’un éphémère petit Jean Baumgarth [1] aux origines occultes m’a conduit à le rattacher dans notre parentèle à son grand-père Xavier Baumgarth et fortuitement à découvrir que la signature de celui-ci avait subi une bien étrange mutation [2].
Pour tenter de résoudre l’énigme de cette étonnante métamorphose (mais, hélas, finalement échouer), il m’a fallu réunir de manière exhaustive la collection des 37 signatures apposées par Xavier dans les actes d’état-civil.
Pour cela, j’ai dû examiner les registres de 1831 à 1856 d’Huttenheim [3], le village où vécu sa famille durant cette période ; cela représente 3266 actes signés de plus de 11600 paraphes (nonobstant évidemment ceux du maire ou de son adjoint).
Plus de 11600 signatures des citoyens du village… mon subconscient, tout imprégné de la référence au souvenir de Jules Ferry, me promettait donc une pléthore d’actes se terminant par la mention consacrée « … à l’exception de … qui a déclaré ne pas savoir signer » .
À mon grand étonnement, il n’y en avait que 201 confirmés par la croix substitutive apposée parmi les griffes.
Le hasard m’avait mené jusqu’à l’analphabétisme au sein d’un petit village alsacien, mais, fort étonnamment, je n’y avais trouvé que seulement 1,6 % d’illettrés avérés !!!
Voilà de quoi mettre en surchauffe mon insatiable curiosité : l’histoire de Jules Ferry que nous ont seriné nos vieux maîtres ne serait-elle qu’un mythe ?… Il me fallait donc aller y voir de plus près…
Constituer des groupes représentatifs de la population et les analyser…
Mais comment constituer des groupes représentatifs de la population d’Huttenheim à cette époque ?
Les registres d’état-civil nous offrent de bonnes occurrences car, à cette époque, le mariage et le « devenir parent » sont deux étapes essentielles de l’existence et concernent donc la très grande majorité de la population.
Les 337 mariages : la signature (ou la croix substitutive) étant obligatoire sur les actes, le registre des mariages nous offre des données pertinentes sur 4 fractions de la population adulte :
- les 337 mariés sur la jeune génération des hommes,
- leurs 337 épouses sur celle des femmes,
- les 338 pères présents sur la génération précédente des hommes [4] et les 411 mères présentes sur celle des femmes [5].
Par contre, les 1348 témoins ne constituent pas une cohorte pertinente parce que leur présence ne repose pas sur un critère rationnel puisqu’ils sont issus du choix des époux et surtout parce qu’il est probable que, parmi les pressentis par les mariés, ceux qui étaient analphabètes renâclaient fort à accepter ce statut de témoin qui officialiserait de facto leur déficience.
Les 1666 naissances : les actes nous livrent une cohorte cohérente de 1582 pères déclarants. Mais, là aussi, les témoins ne sont pas représentatifs pour les mêmes raisons.
Les 1266 décès : les actes nous livrent 2532 déclarants, mais qui sont eux aussi impropres à former un groupe cohérent puisqu’ils sont issus de critères non rationnels (usages, circonstances).
« À l’exception de … qui déclare ne pas savoir signer… »
Registres des mariages d’Huttenheim de 1831 à 1856 :
• 12 époux / 337 (= 3,6 %).
• 15 épouses / 337 (= 4,6 %).
• 15 pères de l’un des époux / 338 (= 4,4 %)
• 73 mères de l’un des époux/ 411 (= 17,7 %) [6]..
Registres des naissances d’Huttenheim de 1831 à 1856 :
• 59 pères déclarants sur 1582 (= 3,7 %).
Ensemble des registres N-M-D d’Huttenheim de 1831 à 1856 :
• seulement 2 témoins / 3332 pour les naissances.
• seulement 2 témoins / 1348 pour les mariages.
• et 34 déclarants / 2532 pour les décès [7].
Mon interprétation :
1- Mon impression initiale est donc bien confirmée : notre étude portant sur la période 1831 à 1856, il semble donc que la population d’Huttenheim n’a pas attendu 1882 et l’application de la loi Jules Ferry pour savoir lire et écrire [8].
2- Il n’y a pas de différence significative entre les sexes pour la génération la plus jeune : 3,6% des époux (confirmé par 3,7 % des nouveaux-pères) versus 4,6 % pour les épouses.
3- Ce très bon niveau d’alphabétisation des hommes n’est pas récent puisque les pères des époux font un score de 4,4 % bien proche des 3,6% de celui de leurs fils ou gendres.
4- Il n’en est pas de même chez les femmes : plus d’une mère sur 6 (17,7%) est analphabète quand, à la génération suivante, il n’en reste plus que 4,6 %, taux voisin de celui des hommes.
Certes, en toute rigueur, il s’agit là des analphabètes avérés et le fait être capable d’apposer une signature n’est pas un gage indiscutable d’une maitrise satisfaisante de l’écriture, mais, dans le contexte de l’époque où l’illettrisme n’était pas le handicap majeur que connaissent nos contemporains, il paraîtrait très peu crédible que certains se soient efforcer de masquer cette déficience en se concoctant une pseudo signature pour un usage très épisodique : ils ne seraient parvenus qu’à griffonner un gribouillage informe, approximatif, laborieux et donc bien vite repérable. Nous n’avons trouvé que très peu de telles traces suspectes au cours de notre recherche.
Faute de mieux, j’ai choisi le taux d’absence des signatures dans les actes d’état-civil comme marqueur de l’illettrisme ; à l’évidence, ce n’est là qu’une approximation qui minore quelque peu la réalité ; mais le résultat m’a laissé fort perplexe : je n’avais pas envisagé qu’il pût être aussi bas…
Est-ce là une étonnante particularité du petit village d’Huttenheim, ou bien peut-on étendre notre conclusion aux autres villages alsaciens et même au-delà ?
Pour tenter de répondre à cette question, j’ai effectué une recherche Internet sur l’alphabétisation des alsaciens au 19e siècle ; j’y ai déniché ce titre d’un article de l’historien Jean-Pierre Kintz et il était bien prometteur :
« Recherches sur l’instruction populaire en Alsace à l’aube du 19e siècle »
Mais son analyse reposait essentiellement sur une enquête diligentée par le préfet du Bas-Rhin en 1807. Certes, notre étude était notablement postérieure puisqu’elle s’étale sur de 1831 à 1856, mais le contenu était fort intéressant ; en voici quelques éléments :
• 623 communes dont 16 étaient dépourvues d’école.
• 791 écoles primaires (communales ou privées catholiques ou protestantes).
• 56929 écoliers (29804 garçons et 27165 filles) sur environ 59000 [9].
• 242807 habitants sur 514096 estampillés « sachant lire et écrire » = 47,2% [10].
L’atlas de Grand-père Adrien…
Ma recherche sur Internet avait été infructueuse puisque je n’avais rien trouvé sur la période de notre étude ; toutefois un pourcentage d’illettrés alsaciens estimé à 42% (= 100% - 58 % sachant lire et écrire) en 1807 est plus conforme à ce que notre subconscient nous promettait que les très faibles moins de 5% trouvés chez nos mariés d’Huttenheim de 1831 à 1856.
Mon désarroi fut bref car une nouvelle ressource me vint à l’esprit : entre autres objets extraordinaires que mon grand-père Adrien Baumgarth m’avait légués figure un vénérable atlas édité en 1872 et je suis allé le quérir dans le hangar qui abrite ma collection de vieux outils et autres vestiges séculaires des temps d’antan.
C’était l’édition de 1872 ; mais patriotisme viscéral aidant, l’auteur y avait maintenu l’Alsace et la Lorraine dans le giron français en dépit de leur annexion teutonique.
Le Bas-Rhin, comme chaque département, occupait deux pages : en face de la carte, les données administratives et statistiques étaient détaillées et la rubrique « instruction publique » tant espérée figurait parmi elles …
Et là, c’était écrit noir sur blanc : en 1872, 98% de la population [11] du Bas-Rhin savaient lire et écrire !!!
Dans l’ouvrage, nonobstant le fait qu’elles sont réputées provenir des documents officiels, il n’est fait aucune mention des sources utilisées et a fortiori du mode de recueil des données.
Par ailleurs, il faut se replacer dans le contexte de l’époque et ne pas juger à l’aune de l’informatique : collecter les données statistiques, les analyser et les publier prenaient beaucoup de temps et il en était de même pour la conception de l’atlas. En conséquence, l’année décrite dans notre atlas n’était pas 1872, date de parution du livre, mais lui était même antérieure de quelques années.
98 % ! … La quasi-totalité des Bas-Rhinois savaient lire et écrire quelques années avant 1872 !!! Voilà qui vient singulièrement conforter les résultats de 3,6 et 4,6 % d’illettrés relevés chez mariés 1831-1856 de notre étude.
L’existence de ce très faible reliquat d’échecs de l’alphabétisation précède de plus d’une décennie le vote [12] de la loi de 1882 ; ce constat vient semer le doute sur le bien-fondé de la vénération que nos vieux maîtres portaient à Jules Ferry …
Quelques années avant 1872, la population du Bas-Rhin avait donc atteint un niveau d’alphabétisation quasi optimum ; mais que racontait notre vénérable atlas de la situation dans les autres départements ?
Une surprise de taille…
Dès la lecture des données des trois premiers, le verdict était clair :
Ain = 55% ! , Aisne = 70 % , Allier = 40 % !… À l’évidence, l’illettrisme était encore florissant en France, même s’il semblait éradiqué en Alsace (Bas-Rhin 98 % et Haut-Rhin 92 %).
Analyse des données de l’ensemble des départements :
• 57% de la population française [13] sait lire et écrire.
• 50 départements sur 86 sont en dessous de ce seuil d’alphabétisation de 57%.
• 34 départements sur 86 sont en dessous du seuil de 50 %.
• 20 n’atteignent pas le seuil de 40%.
• 4 n’atteignent pas le seuil de 30% (Cher, Dordogne, Côtes du Nord et Nièvre).
• 24 seulement dépassent le seuil de 75 %.
• 4 dépasse les 90% (Haut-Rhin =92 %, Jura = 96%, Vosges et Bas-Rhin = 98%).
• Le seuil pour le département de la Seine (2,15 millions d’habitants) est de 84%.
Au début de l’ouvrage, une courte présentation donnait la situation globale pour la France :
Pour les 38 millions d’habitants (38.007.094 ha) et plus de 37 000 communes que comptait la France, il n’y avait que 56 000 écoles élémentaires dont les 2/3 étaient communales [14].
J’ai estimé plus haut la fraction de la population en âge d’être scolarisée pour Huttenheim à 11,5% ; pour la France entière cette valeur ne doit guère être sensiblement différente ; cela donnerait donc de l’ordre 4,2 millions d’élèves potentiels ; mais l’atlas ne donne que 3 millions scolarisés en hiver et la moitié en été…
Bien sûr, cela ne signifie pas que 35 % des enfants fréquentent assidument l’école toute l’année (et le double en hiver) ; mais plutôt que bon nombre y font des séjours épisodiques largement entrecoupés d’absences, ce qui explique la non-acquisition de la lecture et de l’écriture, donc l’illettrisme.
Au vu des données de l’atlas, la conclusion s’impose : le niveau d’alphabétisation en France était catastrophique ; la loi de 1882 était nécessaire et Jules Ferry, qui en fut l’artisan, méritait l’estime profonde ressentie et affichée par nos vieux maîtres.
Mais un point non résolu m’interpelle : d’après les données de l’atlas la moyenne nationale calculée de ceux qui savent lire et écrire est à 57%, mais les taux d’alphabétisation vont de l’échec patent (21% dans le Cher) à la quasi-plénitude (98% dans le Bas-Rhin et les Vosges) ; quelle(s) explication(s) peut-on donner à une aussi grande amplitude de variation ?
Cette recherche nécessiterait des compétences d’historien ; elle n’est donc pas dans mes cordes ; mais peut-être que dans l’avenir Thierry Sabot nous gratifiera d’un numéro de Théma sur le thème l’analphabétisme/illettrisme chez nos ancêtres et nous apportera la lumière.
Il m’a semblé que les données de l’atlas concernant chaque département pouvaient intéresser les lecteurs ; je les ai donc regroupées dans ce tableau :