En faisant des recherches pour mon livre « Le maître de Guengat », j’ai été effaré de constater l’emprise de l’alcool sur mes ancêtres bretons et leurs contemporains au XIXe siècle.
Nicolas-Michel Chutaux, originaire de Billé, fils de journaliers misérables, est devenu boulanger. A la suite de circonstances racontées dans le livre, il arrive en 1794 à Quimper « où l’inactivité le pousse à fréquenter assidûment les nombreux cabarets et autres débits de boisson. »
Après un mariage, quelques métiers, quelques errances et de nombreux enfants nés à Brest, le couple revient s’installer à Quimper dans la petite rue Sainte-Catherine. L’évêque chassé de son palais par la Révolution, y occupe un modeste logis. Lorsque Nicolas-Michel livre du pain à son illustre client et à d’autres, « il fait un détour par la rue Neuve dans le cabaret de Jean Le Duigou. Il y joue aux cartes et aux dominos sur une table grossière de bois qui fut blanc, mal assis sur une chaise estropiée. Mais qu’importe le décor pour cet homme qui a toujours soif ! Lorsque la chopine est vide, il faut la remplir et vite. Les jours de marché ou de foire, l’ambiance est surchauffée dans les débits de boisson. Les cultivateurs des bourgs environnants y dilapident une bonne partie de l’argent qu’ils viennent de gagner en vendant leurs produits et leurs bêtes ».
Sa femme, Marie-Noëlle, se désespère. Quimper compte à cette époque (1808) quatre cent trente petits cabarets pour 6000 habitants environ. Le maire estime que ces lieux présentent des inconvénients graves. Les moyens de subsistance journalière d’un quart de la population s’y dissipent.
Après neuf garçons, Marie-Noëlle met au monde une fille prénommée Marie-Noëlle.
« Jean Le Berre, le parrain, et Marie-Michèle Le Roux, la marraine, tiennent le nouveau-né prénommé Marie-Noëlle sur les fonts baptismaux. Avec les parents, voisins, et amis, on boit jusqu’à plus soif dans une des tavernes accolées à la cathédrale Saint-Corentin. Les convives font tant de bruit qu’un autre buveur s’en prend au parrain. Le père parvient à arrêter la bagarre générale en offrant à boire à tous, et plus personne ne prête attention au nourrisson.
Instruite de ces comportements, l’Église réprouve en vain ces beuveries. Il arrive parfois que l’enfant soit oublié par la marraine ou qu’on le laisse choir. Nicolas-Michel et quelques compères continuent la fête jusqu’au petit matin chez Pierre Menereul, limonadier. Les clients se passeront de pain demain ».
Plus tard, en 1834, lors du premier mariage d’Auguste Chuto, fils du boulanger, le notaire a stipulé dans une des nombreuses clauses du contrat que la future mariée devrait apporter son armoire au domicile conjugal.
« Vincent Garrec, menuisier réputé au bourg, a fabriqué l’armoire de la mariée. En chêne noble, à deux battants, orné de somptueux panneaux aux décors religieux, l’année 1834 inscrite en clous dorés sur le fronton, c’est assurément le plus beau meuble de tout le canton. Les porteurs, à la force décuplée par le "Gwin-Ruz" , se démènent pour le hisser sur la charrette. Comme le vin coule abondamment dans les gosiers des déménageurs pendant le trajet, la descente du meuble est périlleuse et la porte de Kérandéréat est tout juste assez large. De nombreux invités envahissent le logis et déposent, suivant leurs moyens, des cadeaux, du beurre, du lait, de la viande, des crêpes. Le maire et son adjoint apportent un mouton. Le festin dit "de l’armoire" achève ceux qui sont déjà ivres. C’est une belle répétition pour le grand jour ».
- L’entrée de l’armoire. Dessin d’Olivier Perrin. « Breiz Izel ou la vie des Bretons de l’Armorique (1844) ».
À Guengat, comme dans les autres bourgs, tout est prétexte à libations. Le cultivateur et ses domestiques boivent surtout de l’eau en semaine. Le cidre produit dans de nombreuses fermes est vendu quasiment en totalité.
Lors des marchés, des foires, des pardons, des baptêmes ou des mariages, tout est prétexte à boire plus que de raison, et il est fréquent qu’hommes, femmes et même enfants, regagnent leurs foyers dans une ivresse complète.
Le clergé fait preuve d’une grande clémence envers l’alcoolisme, alors qu’il considère que « la danse est le chemin de l’enfer et le biniou la voie du démon ».
Lorsqu’un exhibitionniste « dans un état complet d’ivresse a mis sa verge à nu devant de petites filles », la condamnation prononcée par le tribunal de Quimper est assortie de circonstance atténuantes.
Les grandes fêtes agricoles, organisées par le comice de Plogonnec, sont aussi un prétexte à de fortes libations. « A la fin de la manifestation, le comice se met en branle pour regagner le bourg. Les cavaliers vainqueurs se placent en tête du cortège, suivis par les charrues gagnantes et les bestiaux primés. La foule suit, ou peine à suivre, car beaucoup marchent d’un pas mal assuré. Le recteur Kéranguéven rabroue Pierre Chuto et ses amis. Dans quel état se sont-ils mis ? »
L’écrivain Emile Souvestre a écrit dans « Les derniers Bretons » : « Le paysan breton boit en signe de réjouissance aux jours d’abondance. Il boit pour se consoler aux jours de disette. Il a deux consolations : l’église et le cabaret, Dieu et l’eau de vie ».
Les cabaretiers sont souvent condamnés par le juge de paix du canton de Douarnenez pour avoir servi des clients assoiffés pendant l’office divin, ou pour n’avoir pas respecté l’horaire de fermeture. Pendant ce temps, la femme attend au logis. Le divorce est interdit, l’épouse est dépendante financièrement du mari et elle doit se taire. Mais parfois, bravant le qu’en-dira-t-on, elle se rebelle. Ainsi, Anne Le Friant, à Plonéis :
« L’irréparable survient le jeudi 3 février. Jean (Thomas), accompagné de trois compagnons de beuverie, rentre et beugle de lui apporter une bouteille.
Excédée par l’attitude de cet homme qui la rebute, la petite femme (Anne Le Friant) trouve en elle des forces cachées, se rue sur le gaillard aviné, le fait trébucher et lui donne des « coups de pieds chaussés de sabots », alors qu’il est à terre. Qui sait jusqu’où elle serait allée si les trois témoins ne s’étaient interposés ?
Ils couchent Jean, mal en point, et, dès le lendemain, tout le bourg ne parle que de l’accès de démence de « la Thomas ». Peu la plaignent, car une femme ne doit pas se rebeller et porter la main sur son mari. La fautive est conduite à la maison de justice, située dans une partie ancienne de l’enclos des Ursulines à Quimper. Avant son procès, elle s’y morfond en compagnie de condamnés qui attendent de partir vers le bagne ou une autre prison.
Dès le 24 février, elle comparaît devant la chambre correctionnelle du tribunal de première instance de Quimper. Son conseil, maître Moallic, réclame sans succès l’indulgence des juges.
« ( Elle est coupable) d’avoir volontairement porté des coups et fait des blessures à son mari à différentes reprises depuis moins de trois ans et particulièrement le 3 février courant par suite desquelles il a été obligé de garder le lit pendant plusieurs jours ».
Elle est condamnée à quatre mois d’emprisonnement.
En 1859, le baron Richard, préfet du Finistère, considérant que « l’ivresse publique est une offense pour la morale et une menace pour la sécurité publique », prend un arrêté contre l’ivrognerie et le fait afficher dans toutes les communes.
- Archives départementales du Finistère. 4M68
Plusieurs instituteurs boivent bien trop. Le sieur Le Guillou est nommé à Guengat pour le sanctionner de son intempérance. L’homme, dès son arrivée, « court les cabarets, s’y enivre, y cause beaucoup, et fort mal de ses supérieurs ».
Il est révoqué et l’école reste fermée jusqu’à l’arrivée d’un successeur. Vingt-et-un instituteurs se succèdent dans la maison d’école entre 1855 et 1882, avant que ne soit enfin construit un établissement mixte. Je les évoque tous dans le livre et l’attitude de certains est un piètre exemple pour les jeunes élèves.
En mars 1878, Jean-François Colcanap, le nouvel instituteur, sort d’un cabaret pendant la procession du Rosaire. Auparavant, il a perturbé les vêpres avec ses grognements d’homme ivre. Il agresse le recteur qui se plaint à l’inspecteur d’académie :
« Il s’avance directement vers moi jusqu’à me toucher, gesticulant comme quelqu’un qui n’a pas sa raison et me demandant ce que j’avais à lui reprocher ».
Dans le livre, je narre les multiples démêlés de ce maître d’école ainsi que le « crime » de Jean Gourmelon, pris de boisson, qui ose se précipiter la tête couverte au devant du recteur et fait mine de le pousser.
Dans « Le maitre de Guengat. Emprise d’un maire en Basse-Bretagne au XIXe siècle », j’évoque aussi de nombreuses autres histoires vraies que je vous laisse découvrir. Ainsi l’histoire de ce recteur, bon vivant, qui était le meilleur client de l’octroi à Guengat !
Pour de plus amples renseignements, je vous conseille de lire « Le maître de Guengat » ou l’emprise d’un maire en Basse-Bretagne au XIXe siècle.
- Pour en savoir plus le site de l’auteur