Chapitre I
At deum qui laetificat juven tutem mea [1] » .
Cette phrase en latin je l’avais lue et relue maintes fois, dans le missel offert par ma Grand-Mère, aux fins d’assister chaque dimanche à la messe de onze heures, dans cette petite chapelle saint Joseph de la rue Jules Ferry à Sartrouville (Seine & Oise).
Mais voilà, ayant fait ma première communion à 11 ans, comme le commun des mortels de l’époque, j’avais été choisi par l’abbé pour servir la messe de ce dimanche de 1935. Vêtu d’une chasuble rouge ornée d’un surplis de dentelles blanches, j’avais dû m’exécuter.
Le Latin n’étant pas mon fort, je n’avais jamais eu la curiosité de faire traduire cette courte phrase qui, je l’avoue, m’intriguait. De plus, il faut dire, la religion ne m’avait jamais attiré et encore moins convaincu, je respectais ceux qui croyaient, cela s’arrêtait là. Mes Parents n’étaient pas pratiquants mais, comme la Grand-Mère insistait...
Cette année 1935 et la suivante allaient avoir une large influence sur mon éducation et me faire prendre conscience de certains aspects de la vie qui, malgré mon jeune âge me faisaient me poser bien des questions.
Fils de cheminot, petit-fils de cheminot, tant du côté maternel que paternel, j’étais le cadet d’une famille de trois enfants : mon frère Roger, plus jeune de deux années et ma soeur aînée de quatre et prénommée Christiane.
Belle petite famille lorsque l’on saura que la Grand-Mère demeurait sous le même toit de cette petite maison de la banlieue Parisienne, d’environ 55 m2 habitables, acquise par mes Parents grâce à la loi “Loucheur”.
Sartrouville à cette époque ne comptait guère plus de 18 000 habitants, coupée nettement et socialement en deux par la ligne de chemins de fer Paris-Le Havre.
Au nord, « le Vieux Pays », essentiellement habité d’une population rurale, agricole et artisanale ; au sud, les quartiers pavillonnaires composés de petites constructions acquises par des fonctionnaires dont beaucoup de cheminots, et sillonnés de rues de terre battue recouvertes de mâchefer.
Donc une ville de banlieue très modeste, desservie par une halte qui deviendra vite une gare SNCF, ainsi qu’un réseau de tramways reliant le pont de Neuilly à Maisons-Laffitte par un pont routier construit dans l’axe perspective du château.
L’école Jules Ferry, que je fréquentais, se trouvait à quelques cent mètres de chez mes Parents. J’allais y acquérir le « certificat d’études ».
L’ambiance de l’école et surtout de ma classe aura certainement une influence déterminante sur le comportement antiraciste qui m’habitera toute ma vie. En effet, mes camarades Fornara, Bonatti, fils d’émigrés italiens ayant fui le fascisme de Mussolini, Yacouma, et Pandazopoulos, enfants grecs déracinés, Podulsky le Polonais furent rejoints par de jeunes espagnols chassés de chez eux par Franco. Une entente parfaite régnait entre nous malgré de notre part l’usage d’adjectifs courants : Polaks, Espingouins, ou Ritals.
La défense de la laïcité de l’école avait pris une place prépondérante dans le comportement de nos maîtres et professeurs. Très dévoués à cette cause, bon nombre d’entre eux sacrifiaient leurs Jeudis (jour de congé scolaire à l’époque) pour militer bénévolement au patronage laïque que je fréquentais dès l’âge de 12 ans. Des cours de perfectionnement y étaient dispensés, surtout auprès des plus retardataires, et l’instruction civique y prenait une large place.
J’entrais dans la chorale du patronage et revenais plusieurs fois le soir en sifflant gaillardement des airs qui fleuraient bon la révolte :
« Ami entends-tu dans la ville, siffler les fabriques et les trains... Prenez garde... Prenez garde... »
« Le Père », entre nous, nous ne disions jamais Papa, le Père donc, observait du coin de l’oeil les réactions de la Grand-Mère et semblait se satisfaire de cette métamorphose.
Mon père était un solide homme trapu, une tête de Breton et je l’admirais. J’admirais son courage à l’ouvrage, son honnêteté qui ne lui fera jamais défaut, sa clairvoyance de jugement et enfin sa force physique qui en faisait pour nous un solide protecteur.
J’aimais mon père, mais sans le lui faire savoir.
On ne s’attendrit pas devant un tel homme, on l’aime en silence, on le respecte, c’est tout.
C’est donc dans cette ambiance que j’allais assister en spectateur aux premières manifestations du racisme et du fascisme.
Ce samedi soir de 1936 nous avions entendu dire que les partisans cagoulards des régimes de Hitler et Mussolini organisaient une réunion publique sur les bords de la Seine, au café du « Canoë ».
Dès le lendemain matin, dimanche, circulaient en ville les menaces d’une action de ces groupes fascisants.
Les vendeurs des journaux de gauche : « Le Populaire » et « L’Humanité », qui, sous le pont du chemin de fer, se tenaient d’habitude chacun sur son trottoir, s’étaient regroupés et diffusaient ensemble leur presse, à distance respectable. Des groupes de travailleurs semblaient les protéger, en surplomb, le long de la ligne de chemin de fer, des G.M.R. [2], l’arme au pied.
Il était dix heures trente et je sortais de ma leçon de violon, chez Madame Bossuat, ma professeur aveugle, de la rue Victor Hugo abordant le marché, lorsque survinrent les bandes de jeunes fachos des grands quartiers ; hurlant leurs slogans agressifs :
« Blum au poteau ! À bas le Front Populaire ! À bas la Gueuse ! »
Léon Blum venait de former le premier gouvernement de gauche.
La réponse fut vive et un solide affrontement se déroula sous le pont même, alors que les vendeurs de journaux étaient les premiers agressés.
En ce jour de marché, la population très dense à cette heure s’éparpilla dans toutes les directions.
Les fascistes armés de cannes, de matraques et de troncs de régimes de bananes, hâtivement ramassés sur les étals des commerçants, prenaient l’avantage momentanément avant d’être refoulés vers le hall de la gare.
Les G.M.R. intervinrent alors pour leur venir en aide en mitraillant les ouvriers avec les cailloux du ballast de la ligne de chemin de fer.
S’abritant sous le couloir desservant les entrées et sorties de voies, les assaillants commencèrent à frapper sauvagement les voyageurs descendant d’un train venant de Paris, sans distinction, laissant sur le dallage le corps inerte d’un homme noir.
Le pauvre devait décéder lors de son transfert à l’hôpital (cet homme de couleur était le frère de mon professeur scolaire de musique, Monsieur Henry, lui aussi noir de peau, d’origine indienne).
Débordés par la masse, les fascistes refluèrent en désordre vers leurs véhicules et s’enfuirent sous les huées.
Malgré mon jeune âge, ces événements devaient rester gravés dans ma mémoire. Naturellement, toute notre sympathie se tourna vers notre professeur dont le frère n’avait eu que le tort de ne pas être blanc (Monsieur Henry sera durement frappé par le fascisme et le nazisme, il perdra en 1944 sont épouse et sa fille, brûlées dans l’église d’Oradour-sur-Glane).
Le déroulement de ces événements précéda la vague déferlante des victoires de 1936, qui vit Sartrouville se doter d’une municipalité de gauche, socialistes, communistes et radicaux, unis.
On assista alors dans nos écoles à un affrontement pacifique, dont l’expression se traduisait par des duels sportifs à l’heure des récréations. Naturellement, toute expression politique était interdite, mais nous avions trouvé la parade à ce règlement très strict.
Sartrouville abritait deux organisations sportives : l’ESS [3], dont le sigle s’ornait d’une étoile rouge, d’obédience municipale, et l’USS [4], dont l’écusson était barré de bleu et de blanc, ayant pour encadrement le curé et les abbés du pays.
Courses, concours de sauts et d’endurance permettaient de départager les antagonistes et surtout de bien se démarquer et afficher ses sympathies.
Nos parents nous envoyaient chaque année passer nos vacances scolaires en Bretagne sous la garde de la Grand-Mère, tout d’abord à l’île de Batz (qui sera avec l’île de Sein l’une des deux plateformes de départ des volontaires pour la « France Libre ») et ensuite à Beg-Leguer, faubourg de Lannion.
C’est là que la déclaration de guerre nous frappa ce 2 septembre 1939.
Ma mère et ma sœur étaient toutes deux employées d’une compagnie d’assurances « réfugiée » dans le Loir et Cher ; c’est donc là, à Mer, que nous les retrouvions alors que le Père, affecté spécial S.N.C.F., était bloqué dans la région Parisienne en tant que gérant de l’économat d’Achères.
Nous allions vivre cette drôle de guerre dans cette petite ville provinciale à 15 kilomètres de Blois, où la débâcle nous surprit fin mai début juin 1940.
Nous vîmes alors descendre vers le sud du pays, par la route nationale qui traversait la ville les premières familles chassées par les envahisseurs. Les Hollandais tout d’abord, puis les Belges, suivis des gens du Nord et en dernier les Parisiens.
Je ne décrirai pas là ce que fut cette débâcle, d’autres l’ont bien mieux retracée que moi, mais simplement quelques événements marquants de notre périple.
Le Père était venu nous retrouver dans l’un des derniers trains, ayant mis son vélo en bagage.
Malgré mes seize ans, je fus réquisitionné par la gendarmerie pour régler la circulation des véhicules au coeur de la ville, détournant les civils en direction du franchissement de la Loire, à Muides, alors que les militaires descendaient sur Blois. Les bruits les plus fantaisistes couraient sur la position des Allemands et leur avance.
Le Maire reçut un avis à diffuser parmi la population appelant les hommes de 16 à 60 ans à se rassembler sur la place de l’église, à 6 heures le lendemain matin, afin que des véhicules militaires les prennent en charge pour les soustraire à l’avancée de l’ennemi.
Mon père n’y crut pas et il fit bien, car le lendemain matin, la place était arrosée à la mitrailleuse par des avions boches, rasant les toits et faisant plusieurs victimes.
Cette agression décida mon père à nous faire prendre la route le lendemain.
Munis du plus précieux de nos biens, chargés comme des bourricots et à pied, vélo à la main, nous nous engageâmes vers Chambord avec l’intention de traverser la Loire à Muides, il était 4 heures le matin du départ.
Avec le recul du temps, quand je pense que la Grand-Mère parcourut comme nous, les 55 kilomètres à pied de notre première étape, à 75 ans (la Grand-Mère décédera dans sa 103e année, elle était née en 1865), et ceci en 16 heures de route ! Essuyant en plein midi un mitraillage aérien en pleine ville de Bracieux.
- "L’ado" Bernard Morinais en 1939 avec "Mémème" sa Grand-Mère
En trois jours, nous atteignions les faubourgs de le Blanc, dans l’Indre, après avoir passé la première nuit dans une tonnellerie à Châtillon-sur-Indre, et la seconde enroulés dans les tapis de l’église de Pouligny-Saint-Pierre. De bien braves paysans allaient nous prêter une grange, en bordure de la Creuse et nous allions y passer quelques nuits, pensions nous.
Dès le lendemain matin, mon père décide de se rendre au Blanc afin de signaler sa présence à la gare SNCF, lorsque sur la place de la ville, nous sommes stoppés par un militaire, barrant la route de son side-car et devançant un convoi de camions chargés d’hommes : je découvrais pour la première fois la troupe nazie victorieuse.
Ces envahisseurs venaient de Châteauroux où ils avaient dévalisé le stock de tabac et cigarettes de la SEITA et distribuaient « gratuitement » leur larcin à la population.
Je n’avais jamais vu mon père pleurer ; ce jour-là, il ne put se contenir.
D’un geste rageur il me prit le bras, alors que j’allais ramasser un paquet de « gris » dans la poussière de la route :
- « Pas de cadeau des « boches » ! » me dit-il.
La France venait d’être coupée en deux par l’occupant et nous étions en « zone non occupée [5] », d’où pas mal de complications pour se munir des autorisations nécessaires, pour remonter sur Paris.
- Cette carte permet de se rendre compte de la rigueur des conditions qu’avait imposées l’armistice.
Des 90 départements de l’époque, 36 seulement se trouvent en totalité situés hors de la zone occupée. Le gouvernement de Vichy exerce ses pouvoirs sur un peu plus du tiers du territoire seulement, et ce tiers ne comprend ni la région du Nord, ni la Lorraine, ni Paris, ni la Touraine, ni même le Bordelais, à l’exception de Lyon, les plus riches régions de France échappent à son action.
D’ailleurs les grandes villes de la zone soit disant « libre » ont dû accepter le contrôle de la police allemande. On signale à Toulouse et dans plusieurs autres centres importants la présence de plusieurs centaines d’agents de la Gestapo.
Après escale à Mer, afin de régler nos affaires, nous réintégrions Sartrouville et notre maison de la rue Faidherbe.
L’armée d’occupation avait pris position dans les deux seules usines de la ville : la SNCAN [6], qui fabriquait des hydravions en bordure de Seine et, à quelques centaines de mètres, les chantiers Jouet dont la vocation était la réparation de bateaux, également sur la Seine.
Les Feldgraus avaient installé une batterie de Flak DCA [7] en limite de Montesson, et occupaient le café-hôtel-restaurant « chez Gallot ». Bien des propriétés avaient été réquisitionnées pour loger la troupe. L’hôtel Royal à Maisons-Laffitte abritait la Kommandantur et la Gestapo.
Tout était désorganisé et les perspectives de rentrée scolaire posaient bien des problèmes. En attendant, mon frère et moi passions nos journées dans la rue, par ce bel été chaud.
Et c’est au hasard des allées et venues que nous allions former une petite bande de copains : Bernard Contremoulins dit Boby, le plus âgé d’entre nous, rouquin goyeur et batailleur ; Robert Levêque, dit Bébert son cadet d’un an, fils de cheminot également ; Claude Hanus dit « Claudy », ou « Nuscraff », petit rouquin également, rusé et habile.
Un dénominateur commun nous unissait : la haine de l’occupant, ce qui nous amena tout naturellement à notre première action, sans compter le lacérage systématique des affiches nazies. À quatre, nous formions un écran, pendant que le cinquième nettoyait le mur, action qui, avec le recul du temps, me semble maintenant avoir été extrêmement dangereuse pour ce qu’elle a pu rapporter, hormis la satisfaction d’ avoir exprimé notre aversion de l’occupant.
Les Nazis avaient réquisitionné, je l’ai dit, les chantiers Jouet et l’officier supérieur de la Kriegsmarine qui les commandait avait requis la plus belle demeure qui se trouvait à proximité, à l’angle du quai de Seine et de la ruelle du Pont.
- La magnifique propriété réquisitionnée par l’officier de la Kriegsmarine et qui reçut notre visite en septembre 40
Un de nos camarades d’école était employé comme apprenti menuisier sur le chantier et par lui, nous venions d’apprendre que l’officier était parti en permission en Allemagne, après ce qu’ils avaient appelé « la campagne de France ».
Nous décidons donc d’aller faire une visite des lieux.
Sur les portes d’accès,avaient été apposées des plaques représentant une tête de mort et tibias entrecroisés, ornées de ces mots : EINGANG VERBOTEN ! : ENTREE INTERDITE !
Un après-midi, vers 14 heures, nous postons les deux plus jeunes d’entre nous de garde à chaque entrée de la petite ruelle du Pont quasiment jamais fréquentée, avec consigne de siffler « auprès de ma blonde » en cas d’alerte. Puis, à trois, nous escaladons le mur, fracturons la porte d’entrée et nous voici dans les lieux.
Au premier étage, le bureau de l’officier est reconnaissable au portrait de Hitler en pied, au dessus de la cheminée. Nous fouillons tous les tiroirs et virons tous les documents. Dans l’un d’entre eux nous allions découvrir un pistolet Walter P 38 [8]ainsi
que plusieurs boîtes de munitions et, oh !surprise, une dizaine de boîtes de cigarillos. Nous sommes satisfaits de notre prise et décidons de « lever le pied ».
- « Attendez !, nous dit “Boby”, Une minute ! J’ai une grosse envie de chi... »
Ce faisant, il décroche le tableau du mur, le couche sur le bureau, le portrait du Führer en l’air, puis, baissant son pantalon, dans un gros rire, il fit son besoin.
La visite est terminée et nous rentrons chez Bébert. Ce dernier habitait avec ses parents un pavillon dans les combles duquel était aménagée une pièce de jeux où nous nous retrouvions chaque jour ; c’est là que nous examinons notre prise.
Le pistolet sera baptisé « Adolphe ». Il est décidé que le mécano que je désire devenir aura pour tâche de le démonter, le graisser, pour le planquer sous les tuiles de la pièce, roulé dans un chiffon.
Mais avant, il faut apprendre à s’en servir. C’est donc dans la cave du camarade de la rue Pierre Belloc que nous allons faire nos premiers cartons, sur des gamelles. Essais terminés, l’arme rejoindra sa cache, elle n’en ressortira que pour la Libération. Quant aux cigares, ils firent nos délices pendant quelques semaines.
Quelques jours plus tard, en date du 21 octobre, le Préfet vichyste de Seine & Oise, Marc Chevalier faisait apposer de grandes affiches ou l’on pouvait lire entre autre : « Des actes de sabotage continuent à s’ exercer contre le matériel des armées d’occupation. Je ne saurais assez blâmer ces tentatives aussi lâches que stupides parce que leurs conséquences ne sont préjudiciables qu’à vous-mêmes. Celui qui se livre à ces gestes criminels est un mauvais citoyen justement exposé aux sanctions les plus sévères. Vous ne serviriez utilement votre pays, tout en gagnant l’estime des autorités d’occupation avec lesquelles je collabore en toute loyauté pour la défense de vos intérêts, que par votre attitude correcte, disciplinée, digne de la réputation et des traditions françaises ».
Nous fréquentions les cinémas, le Palace de la rue Hoche en particulier, où nous avions délimité « nos places », que personne d’autre ne devait occuper.
La projection des actualités, sous contrôle des nazis, donc entièrement censurées et présentant ces derniers comme des « protecteurs et des libérateurs » face à la « collusion Judéo-Marxiste », provoquait chez nous des réactions se traduisant par des sifflets et des huées, qui rapidement entraînaient la majeure partie des spectateurs. Une telle pratique, d’ailleurs suivie dans bien des salles, obligea les occupants à faire appliquer la consigne qui consista à projeter les dites actualités toutes lumières allumées.
Les bals étaient interdits par les autorités, et nous fréquentions les guinguettes clandestines. C’est ainsi qu’un dimanche de printemps 1941, ma sœur et son futur mari nous emmenèrent danser dans une de ces salles, au premier étage d’un bistrot isolé, sur les bords de la Seine à Poissy à l’enseigne « les Charmilles ». Un accordéon et une batterie y faisaient valser la jeunesse insouciante, pendant que quelques uns d’entre nous montaient la garde à la porte au haut de l’escalier d’accès.
- « Arrêtez tout ! hurla l’un d’entre eux, voilà un « boche » ! »
En effet, montant en titubant, il avait déjà bien consommé, se présentait un feldgrau, le calot de travers. Trop tard pour camoufler l’ambiance qui régnait dans la salle.
Alors vint au plus hardi d’entre-nous l’idée qui fût rapidement exécutée : le « chleuh » fût copieusement abreuvé d’alcool, de Calvados, je crois me souvenir, et une fois complètement éteint, redescendu par l’escalier porté par quatre jeunes gars, il fût déposé dans une barque à fond plat, la corde qui la retenait à la rive de la Seine fût détachée, et l’embarcation prit la direction de Rouen, entraînée par le courant...
Nous descendions de temps en temps, le dimanche, à Paris par le train qui, venant de Maisons-Laffitte avait chargé son contingent de « verts de gris ».
Boby s’était acquis un culot monstre. À travers quelques mots échangés avec un « boche » et après avoir constaté à ses réponses qu’il ne parlait pas un mot de français, il se plantait devant lui, après avoir parié de la réussite de son exploit, et de sa haute stature, l’apostrophait, un sourire aux lèvres :
« Alors, t’es toujours aussi con ?
Ya ! ya ! répondait le chleuh, sans avoir compris, croyant, en l’expression d’une marque de sympathie.
Alors continues, mon brave, continues... »
Il alla même jusqu’à faire le pari, et le réussir, de glisser un mégot allumé dans la poche de capote de l’un d’eux.
Je dois avouer que Boby nous faisait peur avec les risques non mesurés qu’il prenait [9].
Puis vint la mode « Zazou », dont on a beaucoup dit et écrit.
Dans la jeunesse, l’image zazou avait pris l’expression d’une révolte : vénération de la musique de jazz d’origine américaine, d’ailleurs rapidement bannie des radios de Vichy. La coiffure en banane, cheveux lissés sur les côtés, le col droit et haut, orné d’une cravate au noeud le plus petit possible, veste longue et croisée et pantalon « tuyau de poêle », très court sur des socquettes blanches. On peut dire sans se tromper, que l’expression de ce style permettait un certain rapprochement de la jeunesse révoltée.
On assista même, au début 1943 (à la création de la milice), à l’agressivité de ses nervis, allant jusqu’à des échauffourées dans le quartier latin. Le champion de France de boxe Louis Thierry, néanmoins « zazou », en corrigea plusieurs, boulevard Saint-Germain.
Désirant devenir à tout prix mécanicien automobile, mes Parents m’avaient inscrit à l’école professionnelle de Maisons-Laffitte et je traversais chaque jour la Seine par le bac, le pont routier ayant été détruit par les troupes françaises dans leur retraite.
Décidé à réussir, j’allais y faire deux bonnes années, conscient des sacrifices que représentait pour mes parents le fait de prolonger mes études jusqu’à l’âge de 17 ans, ce qui n’était pas courant dans les familles ouvrières.
Le dessin, les mathématiques, l’ajustage, le tournage, avaient auprès de moi plus de succès que l’histoire de France ou même la géographie.
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