Suicide ou meurtre
Pendant ce temps, le juge de paix procède aux premières investigations dans la masure. Accrochée à un pieu pour bête à cornes, la corde qui n’a pas de nœud coulant est si peu tendue que l’on peut facilement y passer la main. De plus, son empreinte ne correspond pas aux marques sur le cou de la malheureuse. Sa chemise ne présente aucun pli et ses sabots sont sagement rangés à ses côtés. Leur présence étonne car, si Anne avait voulu se suicider, c’est nu-pieds qu’elle aurait quitté la maison pour éviter de faire du bruit et réveiller ses enfants.
Ayant dû préparer un moribond à quitter cette terre, je ne peux me rendre à Trébrévan qu’en début d’après-midi, en même temps que ces messieurs endimanchés de Quimper, mécontents après le juge de paix qui a ordonné de transporter le corps dans la maison principale. Auparavant, il a fait déshabiller la morte et pris comme pièces à conviction la chemise et la corde. On m’a raconté que le veuf s’est proposé pour mettre une autre chemise à sa femme. Quel diable d’homme ! Je suis indigné à l’idée qu’il a fait chercher son épouse par les domestiques, alors que Anne était en chemise, tenue ô combien indécente !
Pour avoir plus de luminosité, M. Duc, médecin, fait transporter le corps au-dehors, remis par le maire et son adjoint dans la position exacte où il a été trouvé. Je suis pourtant habitué à côtoyer la mort, mais la vue de cette malheureuse est insoutenable et je m’en vais. L’homme de l’art fait écarter les nombreux badauds et procède à l’autopsie. Ses conclusions rejoignent l’avis général. Il n’y a pas eu suicide, mais meurtre provoqué par une forte pression sur le pylore et les intestins, suivie par une strangulation causée par une corde ou par deux mains. Tout le reste n’est qu’une mise en scène grossière.
Comment trouver le sommeil après une telle journée ? Sous une chapelle ardente édifiée au moyen d’un grand linge brodé , repose le corps supplicié d’Anne, recouvert d’un drap. Les proches se relaient toute la nuit pour la veiller et chanter des cantiques. Personne n’a le cœur à boire et manger, comme c’est souvent l’usage. Le veuf s’éclipse rapidement et se rend aux champs dès l’aube venue. C’est là que le trouvent les gendarmes de Pont-Croix qui viennent l’arrêter. Se rendant compte que tout l’accuse, il dit au brigadier Gourmelon : J’aimerais mieux subir la peine de mort que dix ans aux galères.
Réunis dans l’église de Landudec, le 14 mai, c’est sans doute ce que lui souhaitent les fidèles qui, la gorge serrée, assistent aux obsèques d’Anne Le Coroller. Le choix des quatre femmes qui tiennent les coins du drap mortuaire a été difficile, les volontaires étant si nombreuses. Le prône de M. Kerjean, mon honorable confrère de Landudec, n’en finit pas, en raison de la lecture des offrandes et des prières à dire pour le repos de l’âme de la défunte. Désormais inhumée près de ses ancêtres, elle se repose enfin, même si pour certains de mes paroissiens, elle va quitter dans la nuit sa fosse pour se rendre dans les endroits où elle a vécu et partager la nourriture des vivants. J’ignore si, suivant la coutume, ceux de Trébrévan ont placé des crêpes sur la table. J’ose espérer qu’ils n’ont pas laissé une écuelle de soupe au lait qui rappellerait de fâcheux souvenirs à la défunte.
Dans sa prison quimpéroise, Yves Le Goaër est au pain sec et à l’eau. Interrogé par le juge d’instruction, il nie toute responsabilité dans la mort de sa femme et, avec un aplomb imperturbable, il trouve réponse à tout. Si sa mère a quitté Trébrévan, ce n’est pas en réaction contre la présence de la fille Autret. Non, la raison est bien plus simple : D’un caractère mobile, elle n’aime pas rester longtemps dans le même endroit. Il affirme aussi n’avoir jamais eu à se plaindre de sa femme. Si elle était prompte à se fâcher, elle se défâchait aussi vite. Il reconnaît qu’il y a pu avoir quelques moments de froideur entre eux, mais cela arrive toujours quand on vit long-temps ensemble.
Pas de mobile
Le juge interroge des témoins qui adressent tous des louanges à la défunte, une sainte femme, mais n’osent parler ouvertement alors qu’ils connaissent le coupable, un homme dont ils ont peur. Certains affirment même n’avoir jamais été témoins de disputes entre les époux Le Goaër. Les proches, côté paternel et maternel, qui pourraient en raconter beaucoup, se réunissent en conseil de famille pour désigner Michel Coroller , frère de la défunte, meunier à Pluguffan, comme subrogé-tuteur des cinq enfants mineurs. Le tuteur est toujours le père qui, emprisonné, ne peut s’occuper de sa progéniture.
Après quatre mois d’instruction, le juge estime qu’il n’est pas suffisamment établi qu’Yves Le Goaër ait volontairement donné la mort à Anne Le Coroller, sa femme. Certes, celle-ci s’est plainte des mauvais traitements qu’elle subissait, mais tout semblait être rentré dans l’ordre, depuis que la fille Autret était partie. La bonne entente régnait de nouveau dans le couple. Alors, pourquoi le Goaër serait-il devenu un assassin ? Sans mobile, pas de crime ! En conséquence, le procureur du roi requiert qu’il plaise à la Chambre du Conseil déclarer qu’en l’état, il n’y a pas lieu à suivre contre Yves Le Goaër. Celui-ci est remis en liberté, suite à l’ordonnance de non-lieu du 23 septembre 1841.
Perdue de réputation
J’imagine l’accueil glacial que sa famille lui fait à son retour à Trébrévan. Accueil sans doute mêlé de crainte, sinon d’effroi ! Furieuse, sa mère, revenue s’occuper en son absence des enfants, quitte sur le champ la ferme. En prison, a-t-il au moins décidé de rompre avec sa maîtresse ? Tout homme raisonnable aurait tenté de mener désormais une vie exemplaire, mais Le Goaër ne l’est pas et, dès le lendemain, il court, que dis-je, il vole vers Marie-Jeanne. Je n’ose penser aux retrouvailles des deux amants. Sans travail, vivant difficilement au village de Merros (Plozévet) chez un père qui ne l’aime pas, celle-ci accueille avec joie Le Goaër qui lui donne de l’argent pour acheter à la foire une robe au petit Yves. Quinze jours plus tard, il lui promet de l’épouser, puisqu’elle est malheureuse et qu’il l’a perdue de réputation. Il fait part de son intention à Jacques Le Guellec, adjoint au maire, qui cherche à l’en dissuader, les soupçons de meurtre, prévient-il, allant renaître à son égard. Mais Le Goaër ne veut rien entendre, car jamais il ne sera aussi heureux avec une autre femme qu’elle.
Anne assistait aux offices avec ses enfants et je n’ai pas souvent vu son mari dans la nef. Pris soudain d’un désir de se rapprocher de Dieu, il vient chaque dimanche à la messe et se rend au presbytère m’entretenir de son projet de mariage. Il m’annonce qu’il n’y avait pas pensé avant que mon vicaire, Guillaume Le Breton, ne le lui suggère pour réparer le tort occasionné à Marie-Jeanne. Il ajoute qu’il s’est confessé sept fois et qu’il a reçu deux fois l’absolution. Je tente de lui faire bonne figure, le Seigneur n’a-t-il pas dit que l’Église devait accueillir tous les pécheurs, mais comment tolérer une telle bravade ? Un assassin veut mener sa complice à l’autel et il faudrait, moi Guillaume Le Louet, que je bénisse l’union de ces deux dépravés. J’avoue que, m’emportant violemment, je lui ai répondu que le vicaire était dans l’erreur et que je ne célébrerais jamais une telle union. Entêté, il raconte notre entrevue houleuse au maire et à son adjoint qui, selon ses dires, auraient pris son parti et lui auraient conseillé d’aller se plaindre à l’évêque. Malgré la possibilité qu’il a d’interdire cette union en se référant au code de droit canon, Monseigneur me demande d’obtempérer. La mort dans l’âme, je dois en informer Le Goaër. Après tout, puisque la justice des hommes n’a pas retenu la culpabilité de cet individu, je suis convaincu que la justice de Dieu y pourvoira ! Peu après, j’apprends que le futur marié a été faire son jubilé à l’église de Pont-Croix. J’ai peine à croire que ce pénitent peu ordinaire a vraiment jeûné, prié et fait l’aumône, afin d’obtenir la rémission de ses péchés.
À son retour, sûr de lui, il fait publier les bans les 16 et 23 janvier 1842, pour un mariage prévu le 2 février. Mais le maire trouve le moyen de retarder l’échéance. Il demande à Le Goaër l’acte de décès d’Anne Le Coroller, sachant pertinemment qu’en raison du trouble causé à l’époque par le prétendu suicide, l’acte n’a pas été transcrit sur le registre de la commune. Sans production du dit papier, le Goaër, ne pouvant prouver qu’il est veuf, ne peut se remarier. De plus, la période de carême arrive et l’usage veut que l’on ne se marie pas pendant ces quarante jours de jeûne et d’abstinence. Cela n’empêche pas Marie-Jeanne de venir habiter à Trébrévan et de partager la couche de son amant. C’en est trop pour Magdeleine, la fille aînée du couple Le Goaër, qui s’écrie : Avez-vous déjà vu un homme coucher avec une femme avant le mariage ? Désignant la fille Autret : Eh bien ! cette salope couche tous les soirs avec mon père en présence de ses enfants. La salope est de nouveau enceinte et le futur père en semble contrarié. En août, lui demande-t-il de partir ou quitte-t-elle Trébrévan de son plein gré, parce que les enfants lui mènent une vie impossible ?
Comme un beau diable
Magdeleine, bientôt dix-sept ans, aimerait sans doute aussi s’enfuir de cette maison et de ce père haï. Elle a pourtant besoin de lui pour que, le 11 octobre, il consente à son union avec Alain Le Tymen . Alors que je célèbre la messe de mariage, je ne peux m’empêcher d’observer Le Goaër qui joue si bien le rôle du père aimant et respectable. Il n’a toujours qu’une idée en tête : épouser Marie-Jeanne, et il se démène comme un beau diable, afin d’obtenir l’acte de décès de sa femme. Mais la justice se presse lentement, surtout quand un maire le lui demande. Enfin, un jugement du tribunal civil, daté du 15 novembre 1842, ordonne l’inscription du décès d’Anne Le Coroller. Après la publication de deux nouveaux bans, le mariage est fixé au mercredi 21 décembre. Ce jour-là, je serai évidemment absent et c’est mon vicaire qui unira les deux tourtereaux. Mais le 17 du même mois, le procureur décide soudain de rouvrir le dossier. Le projet imminent du second mariage de Le Goaër est une charge nouvelle qui montre que la première épouse était le seul obstacle à cette union.
Un mandat d’amener étant établi au nom d’Yves Le Goaër, les gendarmes se présentent au matin du 19 décembre à Trébrévan. Il leur faut attendre le prévenu, parti à l’affût du renard. Appréhendé, il oppose quelque résistance, demande à parler à Marie-Jeanne et accuse sa mère de l’avoir dénoncé, au sujet d’une prétendue somme d’argent qu’il lui devrait. Il ajoute : Ne c’hallo den lavar ar pezh am eus graet pe n’am eus ket graet, rak den n’en deus gwellet ac’hanon. (Personne ne pourra dire ce que j’ai fait ou pas fait, car personne ne m’a vu)
Quarante-trois témoins
C’est vite dit et, cette fois, l’accusé étant de nouveau sous les verrous, de nombreux témoins n’hésitent plus à aider la justice. Peu à peu, le juge en arrive à la conclusion que le concours de plusieurs personnes paraît avoir été nécessaire pour commettre ce crime. "Plusieurs" se résume évidemment à Marie-Jeanne, arrêtée le 6 janvier 1843. Les deux accusés sont enfermés à la maison de justice de Quimper où ils attendent leur procès. C’est là que, le 3 février, Marie-Jeanne met au monde le petit François, confié aux dames du Saint-Esprit à l’hospice de Creac’h-Euzen.
- Hospice de Creac’h-Euzen
Les 8, 9 et 10 mai, ses parents comparaissent devant la cour d’assises du Finistère qui siège à Quimper. Faisant partie des quarante-trois témoins convoqués, j’ai la chance de passer dans les premiers, si bien que je peux ensuite assister au procès. Les traits de Le Goaër dénotent de l’intelligence et beaucoup d’énergie. Mais plus je raconte à la barre ce que je sais de l’affaire, plus je le sens abattu. En face d’autres témoins, il reprend son aplomb et combat pied à pied, faisant ressortir les moindres contradictions.
Lorsque le président lui rappelle les paroles compromettantes qu’il a pu échanger avec certains, il répond, fixant longuement les jurés : Vous avez pu juger de mon intelligence, suis-je assez insensé pour tenir des propos qui seraient un aveu de culpabilité ? À ses côtés, Marie-Jeanne Autret fait piètre figure et le reporter du journal "Le Droit" a raison d’écrire que son visage exprime la sottise unie à la dépravation. Si elle avoue sans rougir des relations avec son co-inculpé, elle nie toute participation au meurtre. Elle affirme qu’elle n’était pas présente à Trébrévan le soir du meurtre. Mais comment croire une femme dont le sourire stupide excite l’indignation et le dégoût, poursuit le journal ?
La majorité des témoins s’exprimant en breton, les débats traînent en longueur et, le deuxième jour, le président Robinot-Saint-Cyr ne suspend la séance qu’à dix heures du soir. Auparavant, les bouleversantes dépositions d’un frère de la défunte et de sa propre mère accablent tant l’accusé qu’on le sent perdu.
Le procureur Bernhard n’est pas plus tendre et son terrible réquisitoire bouleverse l’assistance. Comment un homme qui fut bon fils, bon époux et bon père jusqu’à sa relation avec une domestique, a-t-il pu devenir ce monstre jugé aujourd’hui ? Comment cette servante réputée travailleuse a-t-elle pu se transformer en une créature immorale, se prostituant jusque dans le lit qu’elle partageait avec la propre fille de son diabolique amant ? Après ces accusations qui ont fait frémir les auditeurs, Me Rivet, avocat des deux accusés, ne sait comment faire oublier le chemin de croix enduré par Anne Le Coroller. Il s’efforce cependant de combattre les charges accablantes qui pèsent principalement sur Le Goaër et plaide non coupables.
Je suis innocent
Les jurés ne sont guère convaincus car, après quarante-deux minutes de délibération, ils répondent oui à la majorité pour toutes les questions qui concernent Yves Le Goaër. Quant à sa comparse, elle a sans doute aidé à transporter le corps dans la masure, puis à maquiller le meurtre en suicide mais, faute de preuves, la préméditation n’étant pas retenue, elle bénéficie des circonstances atténuantes. Pour avoir battu sa mère, voulu étrangler sa femme, puis commis contre elle un homicide volontaire avec préméditation, Yves Le Goaër est condamné à la peine de mort. À l’énoncé du verdict, il s’écrie d’une voix mal assurée : Je suis innocent. Il m’arrive ce qui est arrivé au fils de Dieu. Quelle honte ! Comment ce criminel ose-t-il se comparer à Jésus ? Condamnée à une peine de vingt ans de travaux forcés, Marie-Jeanne Autret dit faiblement : C’est injuste, tous les juges iront en enfer. L’interprète ne prend évidemment pas la peine de traduire en français de tels propos et, d’un pas mal assuré, les deux prisonniers quittent la salle sous bonne escorte.
- Palais de justice de Quimper
Après ces trois longues et pénibles journées dans une salle surchauffée, je suis très heureux de me retrouver au-dehors. Dans la cour du palais de justice, les commentaires de satisfaction sont sur toutes les lèvres, et les habitants de Plozévet disent leur joie d’être délivrés d’un tel couple. En face, sur le quai de l’Odet, un sablier déverse sa cargaison, tandis que des enfants fouillent déjà les monticules encore humides à la recherche de coquillages. Ils sont bien loin de se douter que, de l’autre côté de la rue, un homme vient d’être condamné à avoir la tête tranchée. Quel terrible châtiment ! Malgré l’horreur de son crime, j’ai espéré que la vie ne luit serait pas enlevée, mais, un mois plus tard, le maire m’apprend que le pourvoi en cassation déposé par les deux condamnés a été rejeté. J’ignore la réaction des deux amants qui, enfermés séparément à la maison de justice de Quimper, supportent difficilement leur séparation. C’est en vain qu’à trois reprises, Le Goaër demande au concierge à voir en particulier la fille Autret pour, dit-il, se confier avec elle relativement à leur enfant et autre chose qu’il ne peut dire qu’à elle seule.
Évasion
Dans son édition du 20 juin, "Le Quimpérois" relate un fait qui fait grand bruit : alors que j’ai officié, il y a quelques jours, pour les funérailles de son fils légitime Yves , Le Goaër s’est évadé en compagnie de quatre autres détenus, dans la nuit du 18 au 19 courant. Après avoir scié deux barreaux de leur chambre, ils sont descendus, à l’aide d’une serpillière, dans la cour de la prison. Là, ayant pris la corde du puits et enlevé les perches d’un petit jardin, ils s’en sont servis pour escalader le mur de clôture, pourtant haut de plus de six mètres, qu’ils ont descendu de l’autre côté avec la serpillière. Un sixième larron n’a pu les suivre et s’est grièvement blessé en retombant lourdement dans la cour.
- Barreau d’une fenêtre de la maison d’arrêt de Quimper
La nouvelle de l’évasion du condamné à mort cause une grande terreur à Plozévet et à Landudec. En effet, à plusieurs reprises, Le Goaër a fait part de son intention de se venger de sa mère, de son beau-frère, de sa belle-mère et des voisins qui l’ont accablé dans leurs témoignages. N’ayant plus rien à perdre, le fuyard est déterminé à vendre chèrement sa vie. Partis à sa recherche, les gendarmes de Pont-Croix doivent aussi calmer les habitants. Certains veulent quitter leur maison et fuir loin, très loin. Revenus à la raison, ils s’arment et participent aux battues, en compagnie des voltigeurs d’un détachement du 4e léger.
Le 20 au soir, alors que le fugitif rôde autour du village de Trébrévan, un chien aboie et les gendarmes, en embuscade, aperçoivent un individu coiffé de blanc (tenue des prisonniers) qui s’enfuit. Le lendemain matin, traqué et affamé, il est vu dans un champ de blé près du village de Kerlosquet en Landudec. Alors qu’il détale, deux soldats et un paysan tirent sur lui sans l’atteindre. C’est heureux, car nul ne peut attenter à la vie de son semblable, même s’il s’agit d’une crapule, condamnée à mort. C’est ce que j’ai prêché le dimanche suivant au prône, mais je pense que je n’ai pas été compris.
À bout de forces, Le Goaër est rattrapé et menotté. Pendant qu’on le met sans ménagement dans une charrette, il dit que si, dans sa fuite, il avait pu manger, il aurait eu assez de forces pour aller se venger de certains. Ces derniers sont soulagés quand ils apprennent qu’il a réintégré sa cellule vers dix heures du soir. "La Gazette des tribunaux" précise qu’une foule de curieux l’attendaient devant la prison.
Comme cette affaire intéresse les journaux nationaux, c’est "Le Globe" qui annonce en juillet que le nommé Le Goaër a voulu se détruire en s’ouvrant deux veines au bras droit au moyen d’un cercle en fer blanc qu’un autre prisonnier a enlevé de son sabot pour le lui remettre . Lors de sa visite, le gardien l’a trouvé baignant dans son sang, mais le chirurgien a pu le sauver. Depuis, tous les jours, au prix d’efforts surhumains, il se hisse au niveau de la croisée de la fenêtre et crie pour faire savoir à Marie-Jeanne qu’il est là. Celle-ci jette alors quelque chose dans la cour pour lui montrer qu’elle l’entend. Ce sont des jeux bien puérils entre deux amants qui se savent, à tout jamais, privés d’étreintes passionnées. Dans ces conditions, à quoi bon vivre ?
Cependant, Me Rivet dépose un recours en grâce auprès du roi Louis-Philippe. Interrogés, les magistrats dressent le portrait d’un homme profondément immoral qui a fait subir à sa malheureuse femme une cruelle agonie. De plus, en raison des sentiments de haine et de vengeance qui l’animent depuis sa condamnation, il pourrait s’évader une nouvelle fois et semer encore la terreur. Écoutant tous ceux qui réclament que la justice suive son terrible cours, le souverain refuse de commuer la peine capitale en travaux forcés à perpétuité, et l’exécuteur des hautes œuvres est convoqué pour le samedi 22 juillet.
Avec convenance
C’est jour de marché à Quimper et celui, où se vendent et s’achètent les bestiaux, est voisin de la guillotine, installée sur une estrade devant le collège de la ville. La foule des grands jours est présente, mais "Le Quimpérois" note qu’il n’y a presque pas d’habitants de Quimper et de dames en toilettes, généralement friands de ces lugubres spectacles. Cette fois, l’élite de la population des deux sexes est remplacée par les cultivateurs des environs. Alors qu’à midi, il va être extrait de la prison, Le Goaër demande à faire une déclaration. Il dit au juge désigné pour la recevoir que Marie-Jeanne Autret, absente ce soir-là, est innocente du crime qui lui est imputé. C’est lui et lui seul qui est coupable de la mort de sa femme, mais c’est un accident. Pressé de questions, il raconte : Ma femme s’était rendue dans la petite maison vers dix heures du soir, tout le monde était couché et je commençais à dormir, fatigué par les travaux de la journée. Elle était venue pour chercher ce qu’elle avait droit d’exiger de moi, et réclamait le devoir conjugal. J’adhérais à son désir et m’amusais avec. Pendant nos ébats, elle me dit qu’elle se sentait faible, qu’elle était oppressée et qu’elle allait mourir. Je lui répondis qu’elle avait tort d’avoir une telle idée. Mais elle mourut en effet peu de temps après. Je ne puis attribuer cette mort qu’à mon étreinte et à la forte pression que je lui ai fait éprouver sous moi dans mon lit.
Il faudrait donc attribuer ce décès à une malheureuse fatalité. Certes, Le Goaër est un homme de forte corpulence et Anne était bien fluette, mais le juge doute de la sincérité des dernières paroles de celui qui va paraître devant Dieu. Pense-t-il qu’il doit réparation à celle qu’il a séduite, en abusant de l’ascendant du maître sur sa domestique ? Veut-il redonner une mère à Yves, enfant adultérin et abandonné ? Toujours très calme, il ajoute qu’il donne à Marie-Jeanne le peu d’argent qu’il a sur lui et ses vêtements. À une heure, au pied de l’échafaud, celui qui, à mon avis, ne croit en rien, accepte de se confesser au prêtre qui l’accompagne, puis reçoit l’absolution. L’exécuteur du Finistère, assisté de ses confrères d’Ille-et-Vilaine et du Morbihan, accomplit sa sinistre besogne devant un public qui s’est conduit avec convenance, écrit l’avocat général au ministre.
Exposée le jour du marché
Le criminel exécuté, la justice doit maintenant examiner le cas de celle qui a été condamnée comme complice. Les déclarations ultimes du supplicié peuvent-elles l’innocenter ou, du moins, commuer sa peine ? Non, écrit l’avocat général, Le Goaër, un scélérat hypocrite, n’a paru sincère, ni au juge, ni au procureur, et la fille Autret doit être châtiée comme elle le mérite. Avant de partir purger sa peine dans une maison centrale, il lui faut subir la peine infamante de l’exposition. Cette fois encore, le samedi, jour de marché à Quimper, est choisi à dessein et, le 21 octobre 1843, la jeune femme est exposée aux yeux du public devant l’hôtel de ville. Désertant le marché aux poteries qui se tient près de la cathédrale, de nombreux badauds viennent contempler de onze heures à midi le triste spectacle.
- Marché aux poteries,
- place Saint-Corentin à Quimper.
Placé au-dessus de la tête de la malheureuse, un écriteau indique en caractères gros et lisibles son nom, sa profession, son domicile, sa peine et la cause de sa condamnation. Ceux qui ne savent pas lire se renseignent auprès d’autres plus instruits, et je préfère passer sous silence les commentaires obscènes qui m’ont été rapportés par un spectateur.
Non loin de là, pour agrémenter sans doute le tableau, un chanteur égrène une gwerz , qui raconte en six couplets et en breton la complainte pitoyable sur Anne Coroller de Trébrévan en Plozévet, assassinée par Yves Le Goaër, son époux, le 11 mai 1841 . On s’arrache les feuilles volantes, éditées par l’imprimeur Lion, dès la fin du procès. En voici un extrait :
Yves Le Goaër, venez voir / Votre épouse est dans l’étable, pendue / Si elle est pendue, on l’enterrera, et ensuite je me fiancerai / Je me fiancerai avec ma douce Jeannette, / Et d’ici un mois, nous serons mariés. / Ce n’est pas Jeanne que vous épouserez, / Mais l’Ankou , je ne dis pas. / Demandez pardon à Dieu ; / Son jugement est plus sévère que celui du roi.
Épilogue
L’auteur de la gwerz, un barde de Nizon (Finistère), s’inquiète aussi du sort des enfants Le Goaër : Ce n’est pas sur le sort de Le Goaër que nous pleurerons / Mais sur celui de ses enfants. / Pauvres petits orphelins ! / Leur mère pendue, leur père décapité !
Au village de Trébrévan Izella, Magdeleine s’efforce de faire oublier à Pierre-René, Anne et Louis, les terribles moments qu’ils ont vécus. Son époux, Alain Le Tymen, désigné comme tuteur après l’exécution de son beau-père, l’aide dans cette lourde tâche. Le travail ne manque pas à la ferme, et les voisins prêtent volontiers leur concours à l’occasion des grandes journées. Mais, avant de trépasser, Yves Le Goaër a-t-il jeté un mauvais sort à cette famille ? Le 18 mars 1843, j’administre les derniers sacrements à Magdeleine, vingt ans, qui va rejoindre au paradis une mère qu’elle a tant aimée . Désemparé, son mari demande la désignation d’un nouveau tuteur. Il va devoir quitter Trébrévan et ne pourra plus s’occuper des enfants. Charles Le Pape , beau-frère du meurtrier, accepte la mission et contracte un emprunt au nom des enfants pour payer, entre autres, les frais du procès d’assises s’élevant à neuf cent quatre-vingt-huit francs. Il faut rentabiliser la guillotine !
Le 13 mai 1845, c’est la fête à Trébrévan où, après l’avoir célébrée, je suis invité à la noce d’Anne, sœur cadette de Magdeleine, et d’Alain Le Tymen, son beau-frère . Avec ce beau mariage, je suis heureux de mettre un point final à une douloureuse affaire qui fera date dans l’histoire du crime en Pays bigouden. Il me reste cependant à vous dire que, le 8 mai 1849, Marie-Jeanne Autret, trente-trois ans, est morte à la maison centrale de Vannes. Celle par qui le malheur est arrivé, celle pour qui un homme, fou d’amour, a commis un péché mortel était, paraît-il, devenue une détenue tranquille et réservée.
Quelques jours plus tard, le 14 mai, toujours à Plozévet, j’ai inhumé une autre Marie-Jeanne, morte en martyre sous les coups de son époux . Encore un drame épouvantable, mais cette fois, ni amants, ni assassinat, mais un meurtre tristement banal, commis par une brute dans un climat de grande misère. Il est maintenant temps de vous quitter, car mon vicaire m’attend pour me conduire à la cure de Plougastel-Daoulas, bien loin de cette paroisse si remuante que j’ai tant aimée. Adieu !
- Signature de l’abbé Le Louet,
- desservant (recteur) de la paroisse de Plozévet.
L’abbé Le Louet n’a pu connaître l’histoire d’une victime collatérale de cette triste affaire : Yves Autret, fruit des amours interdits de Marie-Jeanne et d’Yves Le Goaër. Né le 22 janvier 1841 à Plozévet, on le retrouve à douze ans, sans profession ni domicile, dans la sacristie de l’église de Pouldreuzic, où il vole cinquante centimes. Pour ce chapardage, le tribunal l’acquitte, mais place l’orphelin en maison de correction jusqu’à ses vingt ans accomplis.
En 1863, alors qu’il est terrassier, il est condamné à quinze mois de prison pour le vol d’une génisse, puis à dix ans de travaux forcés pour différents larcins dans des auberges de Rosporden, Kernével et Saint-Yvi, profitant de ce que les tenanciers se livraient au sommeil. Le jeune homme, qui se fait appeler Théodore Coray et raconte volontiers que sa mère a subi une condamnation aux travaux forcés, est arrêté, porteur d’un pistolet à deux coups, par les gendarmes à Pouldreuzic. En juillet 1866, il s’évade du bagne de Saint-Laurent du Maroni (Guyane française), et il semble qu’il n’a pas été retrouvé.
Sources
Archives départementales du Finistère : 4 U 2 78 / 4 U 2 175 / 4 E 158 36 / 2 M 85 / 3 M 40 /
3 M 54 / 3 M 133 / 3 P 216 4 / 16 U 7 37 / 16 U 8 1 / 45 U 5 52 / 45 U 5 55 / 173 V dépôt / 2 Y 250 / 2 Y 279
Archives nationales : BB 24 2014
Archives nationales d’Outre-mer (ANOM).
Journaux : Le Commerce, Le Droit, La Gazette des tribunaux, Le Globe, Le Quimpérois.
Gilles Goyat : Chansons traditionnelles du Pays bigouden.
A.D.F Q 8 EE 83.
Annick Le Douget : Les amants maudits de Plozévet, Le Lien, N° 124
Site : http://www.chuto.fr/