Premier épisode : de l’Ancien Régime à la Révolution
Un marchand venu de Picardie
Les premiers Quilan connus n’étaient pas normands. Oh ! Ils ne venaient pas de très loin, juste de l’autre côté de la Bresle, en territoire picard. C’est là qu’est né dans le petit village de Neuville-sur-Saint- Germain, devenu Neuville-Coppegueule (le coupe-gorge, car entouré de forêts peu sûres.), Alexis-Guillaume Quilan, fils de Jean Quilan et de Marie Léger, le douze novembre 1718, sous la Régence, quelques années après la mort de Louis XIV.
Neuville-Coppegueule est situé dans le département de la Somme sur un plateau entre les vallées de la Bresle et du Liger, à quelques kilomètres de Vieux-Rouen sur Bresle et à 11 kilomètres d’Aumale, deux localités actuellement en Seine-Maritime. Au dix-neuvième siècle le village sera connu pour ses fabrications de chaise paillée alors que les activités textiles traditionnelles déclineront.
Mais Alexis ne va pas rester auprès de ses père et mère à Neuville. Le voici devenu marchand. Marchand de blé, marchand de bétail, marchand de tissus - le pays est-il plein de tisserands ? nous ne pouvons le préciser. Fait-il partie de ses pieds poudreux qui parcourent la campagne ? Toujours est-il que nous le retrouvons dans la région de Dieppe, à l’âge de 43 ans, s’apprêtant à contracter mariage dans le petit bourg de Manneville-le-Thil, le 12 Janvier 1761, ainsi que le rapporte le registre paroissial. Les bancs ayant été publiés par trois fois comme il se doit aux messes paroissiales et les fiançailles célébrées le dimanche précédent, les futurs époux se sont approchés des sacrements et le prêtre et vicaire du lieu a reçu leur mutuel consentement de mariage et leur a donné la bénédiction nuptiale avec les cérémonies prescrites « par notre mère la Sainte Église ». La future épouse, originaire du Thil est âgée de trente et un ans. Ni l’un ni l’autre ne savent signer.
Nouveaux métiers, premières signatures
Une nouvelle vie commence. Un an après le 10 Mai 1762 naît un premier fils, Jean-Baptiste Alexis. S’il reçoit le prénom de son parrain Jean-Baptiste, on l’appellera couramment Alexis comme son père. Pour éviter toute confusion, il suffira de préciser Alexis père et Alexis fils. Un an après,c’est un second garçon Jean-Jacques. Entre-temps, le père est devenu domestique meunier. Première apparition certaine des métiers du grain dans la famille. Puis viendront deux filles : Marie Marguerite et Marguerite Thérèse Rosalie qu’on appellera pour la distinguer de son aînée tout simplement Rosalie. A cette dernière naissance, le père est redevenu marchand. Et on le verra plus tard laboureur. Qu’est-ce à dire ? Que les habitants des campagnes pouvaient cumuler les activités, avoir un lopin de terre, se louer à certains moments et faire en même temps un peu de commerce. Ce qui est important à noter, c’est que les garçons ont pu bénéficier d’un minimum d’instruction, car lors de leur mariage, l’un et l’autre sont en mesure de signer fort lisiblement. Peut-être avaient-ils fréquenté une de ses petites écoles tenues bien souvent par le curé ou le vicaire dans les paroisses rurales où l’on apprenait à lire, à écrire et à réciter son catéchisme. Justement sur les actes du Thil apparaît périodiquement le nom et la signature de Claude-Mathurin Hellier, clerc de la paroisse. Était-il en même temps le maître d’école des garçons ? Nous ne saurions l’affirmer : ils pouvaient aussi bien avoir reçu les premiers rudiments dans le bourg voisin d’Offranville qui possédait depuis fort longtemps une école et même un collège dû à la générosité de l’Abbé Jehan Véron. Les filles n’auront pas cette chance.
Quand l’aîné des fils Quilan Alexis se marie en 1786, au Thil, il est domestique et a vingt-quatre ans. A cet âge, il lui a fallu obtenir le consentement de son père pour se marier. Notons que l’acte précise que sa paroisse de droit est le Thil et sa paroisse de fait Saint-Aubin sur scie. C’est en Normandie que l’on opère cette distinction : la paroisse de droit est le dernier domicile des parents pour un enfant mineur, celle de fait est la paroisse où vit effectivement le fils ou la fille qui se marie, notamment en raison de son travail. Quant à Catherine, la mariée, malgré son jeune âge, vingt-cinq ans, elle est déjà veuve d’un dénommé Jean Legrand. Le premier enfant du couple, Alexis Lambert, naît un an après, le 20 Juillet 1787, à Saint Aubin sur Scie. Alexis est alors garde-moulin dans cette vallée où ils sont en nombre : moulin à grains bien sûr mais aussi moulin à huile.
Le petit Alexis Lambert n’a que quelques jours quand son oncle Jacques se marie à son tour, le 24 Juillet, à 23 ans et demi. Jacques, comme son frère travaille dans le secteur de la meunerie mais lui est alors chasse-moutte, un métier bien oublié qui consistait à transporter pour le compte du meunier sacs de grains et sacs de farine à travers la campagne. Quant à son épouse Rose Boudet, c’est une orpheline de dix-neuf ans et demi dont le père était couvreur de chaume. En conséquence, il revient à son oncle et tuteur de donner son consentement au mariage. Lui aussi exerce une profession qui suscite notre curiosité : celle de badestamier. Disons plus simplement qu’il fabrique des bas en grosse laine ou estame, les bas de soie étant réservés aux plus riches. La profession est alors très répandue dans les campagnes et jusque dans la ville de Rouen. La mariée ne sait toujours pas signer.
Un an plus tard, Jacques a un fils : Pierre Alexis, le premier garçon d’une famille nombreuse, né à Offranville, une commune plus importante que le Thil (380 feux contre 195) où Jacques s’installe d’abord avant de se fixer comme cultivateur à Longueil. La marraine du petit Pierre est sa tante Marguerite Quilan, encore célibataire, restée auprès de ses parents au Thil, où elle exerce le métier de fileuse. Contrairement à ses frères, elle ne sait pas signer. Le père n’a pu être présent au baptême étant sans doute par monts et par vaux en raison de son métier de chasse-moutte.
Des cahiers de doléances au pain de l’Egalité
En 1789, le village bruit de la nouvelle : le roi Louis XVI va réunir les états généraux. Il faut, dans toutes les paroisses du Royaume, tenir des assemblées réunissant tous les hommes de plus de 25 ans, imposables, et domiciliés dans la paroisse et puis désigner les « comparants » qui rédigeront les cahiers de doléances et éliront les députés du Tiers-État aux États Généraux. Jacques Quilan ne fait pas partie de ces rédacteurs, ce sont des fermiers importants, des gros cultivateurs qui s’attellent à cette tâche. Offranville compte à l’époque 13 grosses fermes appartenant à des bourgeois de Dieppe ou des nobles comme les Chauvin de la Rivière des Marettes.
Des laboureurs exploitent leurs terres. A la veille de la révolution, la vie est dure dans le village, l’hiver a été très froid, les vivres sont chères, le blé manque, alors que le pain constitue l’aliment principal, autour de 650 grammes par jour et par personne, des bandes parcourent la campagne volant sacs de blé ou même le coupant sur pied et les impôts accroissent la misère. C’est ce dont témoignent les cahiers de doléances d’Offranville, comme bien d’autres. Écoutons-les : il faut faire revivre le commerce, bannir la mendicité. Que chaque commune s’occupe de ses pauvres ! On est accablé de charges : des taxes pour l’entretien du chemin de Dieppe à Rouen et puis la taille (dont sont exemptés la noblesse et le clergé !) et cet impôt sur le sel insupportable, la gabelle. Il faudrait encore fermer les colombiers, au moins à l’époque des moissons et lutter contre les lapins qui dévastent tout. On voudrait une vie un peu plus facile mais on n’est pas des révolutionnaires. Jugez-en d’après la conclusion du cahier : « Nous espérons avec la plus ferme confiance, de la bonté de notre digne monarque que nos justes demandes seront favorablement reçues ; aussi serons-nous toujours de S.M. les plus reconnaissants et respectueux fidèles sujets. »
Cependant les choses ne vont pas en rester là, de grands changements se préparent. Ce qui n’empêche pas la famille de s’agrandir : Anne-Rose naît le 26 Avril 1790, l’année de la création des départements et de la libre circulation des grains, à Offranville dans le foyer de Jacques et Marie Rose tandis que chez son frère Alexis, dans cette même commune, c’est un petit Guillaume-Alexis qui voit le jour et a été baptisé l’an de grâce mil sept cent quatre vingt onze le dimanche cinquième jour de Juin. Notez la formule : " l’an de grâce ", elle va bientôt disparaître.
La révolution est là. Tout change. Le décret de l’Assemblée nationale du 20 septembre 1792 définit de nouvelles règles pour constater l’état civil des citoyens, désormais les registres d’état-civil sont tenus par les municipalités qui s’en acquittent avec un grand sérieux. Bouleversant plus encore les habitudes, la royauté abolie, un nouveau calendrier entre en vigueur, les noms de mois changent, la semaine est remplacée par une période de 10 jours, le jour de repos (dixième, vingtième et trentième jour) est le décadi et on compte les années à partir de la naissance de la République. Les choses se font progressivement. Quand décède la mère d’Alexis et Jacques Quilan au Thil, dans le tout nouveau département de la Seine Inférieure, le 5 Avril 1793, on est dans une période de transition, ce qui nous donne la formule suivante : « Aujourd’hui vendredi cinquième jour du mois d’Avril mil sept cent quatre-vingt-treize l’an deuxième de la République française... ». Notons encore que Mathurin Hellier, dont nous avons déjà rencontré la signature, devenu membre élu du conseil général de la commune, a remplacé le curé pour dresser l’acte, cette fois dans la maison commune. Autre changement : Alexis Quilan fils qui a accompagné son père pour déclarer le décès est maintenant boulanger (selon les actes, sa profession se modifiera encore : il sera même un temps marchand mercier). Peut-être a-t-il profité de l’abolition des corporations en 1791 pour le devenir. Car c’est à cette époque que naissent les premières boulangeries rurales. Sans doute s’apprête-t-il à fabriquer ce « pain de l’égalité » ,qui a remplacé les différents pains de l’Ancien régime : le pain blanc le plus fin, le pain bourgeois et le pain bis, deux fois moins cher que le pain blanc. Et attention on ne plaisante pas : le décret de la Convention du 26 Brumaire an II (15 Novembre 1793) stipule : « La richesse et la pauvreté devant également disparaître du régime de l’égalité, il ne sera plus composé un pain de fleur de farine pour le riche et un pain de son pour le pauvre. Tous les boulangers seront tenus, sous peine d’incarcération, de faire une seule sorte de pain : Le Pain Égalité. Le pain de l’égalité sera composé des trois-quarts de froment et d’un quart de seigle ou d’un quart d’orge dans les lieux où on ne trouvera pas une quantité suffisante de seigle ».
Sans doute mange-t-on encore de ce pain quand Marie-Marguerite Quilan, la sœur de Jacques et d’Alexis, se marie un an plus tard, au Thil Manneville avec un taupier, Jean-Baptiste Jacqueline. La date inscrite sur le registre est toute imprégnée de la poésie des temps nouveaux. En effet Marguerite se marie au début du printemps dans un mois plein de promesses, le 12 Germinal de l’An II de la République. Elle ne sait toujours pas signer. Le nouveau couple restera au Thil-Manneville. Quant à la deuxième sœur, Rosalie, elle ne se mariera pas et s’installera auprès de son frère à Offranville où le travail ne manque pas.