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Des Touamotous aux Marquises (suite)

Onzième partie de la croisière du Rigault de Genouilly dans le Pacifique.

Le vendredi 24 février 2023, par Michel Carcenac

Des Touamotou aux Marquises, suite de la dixième partie du périple du Commandant Moron sur le Rigault de Genouilly. Dans l’archipel des Marquises, le plus éloigné du monde, il marche sur les traces de Gauguin et aurait pu rencontrer Thor Heyerdhal. Comme dans la plupart des îles, les missionnaires catholiques et protestants s’en disputaient la possession, pour leur congrégation et leur gouvernement. La lutte de Gauguin pour la défense des marquisiens contre les missionnaires et l’administration était continuelle comme celle de Stevenson aux Samoas.

Tahuata Baie de Vaitahu : arrivée le 3 Septembre Départ le 4 Septembre

Fatu Hiva Baie des Vierges.

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Livre des Ports et rades. Arrivée le 4 Septembre 1937. Départ le 5 Septembre.
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Baie des Vierges. Fatu Hiva. Wikipedia Commons.

Le premier voyage de Thor Heyerdhal

Thor Heyerdahl, tout jeune, pensait à explorer la nature sauvage avec tous ses habitants, surtout les insectes. Ses professeurs lui donnèrent des conseils pratiques sans le décourager. Il a convaincu son amie Liv et tous deux se sont lancés dans la géographie du Pacifique Sud. Chacune des nombreuses îles fut étudiée, à la recherche de la plus sauvage. Les parents ne se sont pas opposés à cette folle idée.

Thor avait 25 ans, son amie Liv 20 ans. Le futur beau-père exigea le mariage avant le départ.

Les voici partis pour l’endroit le plus sauvage, l’île de Fatu Hiva dans l’archipel des Marquises. Ils savaient qu’il y avait eu un exode important, que l’administrateur, le gendarme et la mairie étaient partis. Beaucoup d’enfants avaient émigré pour aller à l’école, suivis souvent par les parents. C’était donc l’endroit rêvé pour trouver une nature sauvage, s’y intégrer et étudier ses habitants, ses animaux, ses plantes.

Lune de miel en paquebot et fête tous les soirs, Madame dans une somptueuse robe de mariée et Monsieur en smoking. Départ très original pour des explorateurs.

Sans trop de soucis ils arrivent à Tahiti où ils font une pause de deux mois en attendant le passage d’un bateau. Le patron d’une goélette les prend à bord et leur propose d’autres îles bien plus agréables que Fatu Hiva, Ils n’en veulent pas.

Thor et son épouse, arrivés depuis trois jours à Fatu Hiva, sont installés en haut de la vallée d’Omoa, sur un méplat, loué aux habitants. Dans la montagne, bien au-dessus du village, à l’orée de la jungle, la petite tente est leur seul abri. Les marquisiens s’amusent follement avec la fermeture éclair. Pour se nourrir, il suffit aux explorateurs de tendre la main pour ramasser des fruits en quantité.

“Des Indiens !“ s’exclame Liv un matin. Une troupe de cavaliers descend de la montagne, droit sur eux. Ils s’arrêtent sur un éperon rocheux. Bien alignés, les cavaliers se détachent sur le ciel, comme les Comanches du cinéma. Effrayants, ils foncent sur eux, les encerclent, puis mettent pied à terre. Tout se sait vite dans ce pays perdu, l’arrivée d’un couple de Blancs est un événement, ils sont curieux de les voir et de vérifier qu’il n’y a pas un coup fourré. Thor montre les tubes de verre remplis de papillons, de libellules, de sauterelles et d’autres insectes. Rassurés, les “Indiens“ enfourchent leurs montures.

La vie sauvage commence bien pour les apprentis explorateurs. Ils ont ce qu’ils espéraient.
Les Norvégiens ont su recevoir, et les Marquisiens repartent avec de grands gestes amicaux.
Le surlendemain, nouvelle apparition de cavaliers à la mine patibulaire. Ils ne venaient pas du village, c’était encore des curieux sortis de leur montagne. Même technique de foncer au galop sur l’ennemi et de l’encercler. Ils ne scalpent personne, pas même Liv à la belle chevelure.

Plus que des hommes, les Norvégiens ont peur des animaux sauvages. Ceux-ci pullulent la nuit autour de la cabane en bambou construite par les hommes et les femmes du village. Tout en travaillant ils font l’inventaire des grosses valises et se servent. Tout s’évapore, la robe de mariée fait sensation et chacune veut l’essayer. Les villageois avaient tout de suite sympathisé avec les arrivants. Le pasteur protestant est ravi d’avoir des amis protestants. Tioti le sacristain, devient le guide attitré pour faire découvrir les grottes dans les falaises. Tioti promet également de les amener dans les endroits tabu.

D’emblée ils ont un ami heureux de rendre service à des Européens de la même religion que lui.

Sans tarder, le sacristain vient les prendre pour escalader un pic du côté de la vallée et passer du côté Est au niveau d’une étroite corniche sur un grand mur lisse haut de mille mètres, plongeant à la verticale dans l’océan. Tioti est à l’aise, les Norvégiens, collés contre la paroi, ne jetaient pas un coup d’œil sur le ressac tout en bas. Enfin la grotte promise s’ouvre sur le soleil. Ils entrent dans cette caverne qui semble être très fréquentée et respectée par les insulaires. Le spectacle est émouvant, des dizaines de crânes sont alignés face aux visiteurs. Thor remarque l’absence totale de carie sur chacun, contrairement aux habitants de Tahiti. Tioti va leur faire découvrir des merveilles.

Le pasteur protestant n’est pas le seul religieux dans l’île, un curé catholique en soutane noire se trouve seul, l’unique fidèle étant mort.
Un jour, Tioti attrape un petit marcassin bien dodu pour l’offrir à ses nouveaux coreligionnaires. Il poussait des hurlements terribles pour appeler ses parents. Le père arrive et charge le sacristain. L’homme d’église fait un bond de côté, puis un autre bond du côté opposé. La laie arrive, autres bonds acrobatiques, mais c’est le petit qui gagne en mordant la main du sacristain.

Dans l’environnement de nos explorateurs, se trouvent des chats sauvages. Ils mangent les rats de fruits et les oiseaux dans les branches. Il est préférable de ne pas s’en approcher. Les chiens retournés à la nature sont terrifiants, des fauves. Des ânes, des chevaux sauvages, des renards et d’autres bêtes viennent se frotter au rempart de bambous. Au début c’était très effrayant d’être réveillé dans la nuit par un animal qui essai d’entrer ou de sortir, qui se glisse sous leur matelas. Nos Norvégiens voulaient la nature sauvage, ils avaient tout fait pour la trouver, ils pouvaient être contents.

Et les chevaux. Tous sauvages. Ceux que l’on monte sont d’anciens sauvages qui ont gardé les réflexes pour galoper avec leurs cavaliers, dans les pistes les plus dangereuses.
Partis en excursion à la recherche d’une grotte signalée par le sacristain, Thor et Liv s’engagent sur une étroite corniche à flanc de montagne. Quand les pieds gauches du cheval touchent le roc, les pieds droits sont tout près du précipice. Du fait de cet endroit dangereux, les époux marchent à pied, tenant l’animal attaché au museau par une corde d’écorce de palmier. Mais les chevaux ne veulent pas être attachés, ils se secouent pour être libres, ils n’ont pas besoin d’un homme pour choisir où mettre les pieds. Arrivent deux chevaux sauvages, un de chaque côté de la caravane. Thor crie : “couche-toi contre le rocher“. La jument et son poulain n’insistent pas et font demi-tour. Le cheval de tête se trouve en face d’un animal très agressif, aucun ne veut reculer, les hennissements n’effraient pas les adversaires. Ils se mordent, donnent des ruades et se dressent sur les pattes de derrière, celles de l’avant se balançant au-dessus du vide. Enfin le cheval de Thor a le dessus, le vaincu fait un demi-tour sur la corniche et s’enfuit.

Le vainqueur regarde ses patrons avec satisfaction puis jette un coup d’œil sur son fardeau : toutes les provisions sont dans le ravin. Les couvertures et la tente sont accrochés dans une fissure de rocher.

Thor travaille sur les animaux et les plantes. Il prélève des espèces animales méconnues et rempli ses boites. Et même, en se faufilant dans une grotte il subtilise quelques crânes qu’il cache.

Ils améliorent l’ordinaire un peu végétal en attrapant des crevettes dans un ruisseau. Tioti leur porte parfois du poisson frais. On leur donne aussi du cochon cuit.
Tioti décide de partir tous les trois en pirogue. Ils longeront la falaise où le ressac n’est pas trop méchant. Dans le brassage de la mer contre la roche, ils peuvent contempler une infinité de crabes, énormes ou minuscules, des poissons de toutes les espèces. Le soleil fait miroiter les gouttes d’eau, ressortir les couleurs de tout ce monde aquatique. Les énormes langoustes sortent de l’eau en s’agrippant à quelques petits trous de la roche, puis replongent et recommencent.

Elles sont aussi grosses que la cuisse d’un homme ! Tioti plonge son harpon et ressort une magnifique langouste.
En continuant la navigation sur de gentilles vagues qui les bercent, ils arrivent à une petite vallée entre deux pics. Sur la plage ils sont accueillis par des indigènes que Tioti connait. Ils sont une quarantaine à vivre des récoltes et de la pêche.

Tioti part à l’écart avec un vieux camarade. Ils font du feu sur de grosses pierres et quand elles sont brulantes ils déposent dessus des poissons et la langouste. Les poissons sont ouverts et arrosés de jus de citron. La langouste est découpée en quartiers déposés sur des feuilles de bananiers. Des oranges accompagnent les plats et une sieste à l’ombre est agréable.

Mais l’alarme est donnée, de gros nuages noirs sont accrochés par les cimes, ils grossissent à vue d’œil. Embarquement rapide dans la pirogue et cap vers la haute mer. Le ressac au pied de la falaise n’est pas le même qu’à l’aller. Une fois bien éloigné, Tioti se met parallèle aux falaises pour être sur la bonne route.

Seulement, la pluie se met de la partie, d’autres énormes cumulo-nimbus arrivent, envahissent le ciel. D’un coup la nuit tombe, les repères des montagnes ne sont plus visibles, pour garder le cap, le sacristain se base sur la direction des vagues. Celles-ci remplissent la pirogue, Liv écope avec le chapeau du sacristain, les hommes appuient sur les pagaies. La mer est formée, Liv a du mal à écoper. La nuit, le vent, la houle, l’île invisible, la pirogue à moitié remplie d’eau. Les provisions sont jetées. Ils sont mouillés, trempés, gelés et cela dure. Enfin un feu apparaît sur le côté, sauvés. Pas encore, en se rapprochant de la côte les vagues sont plus mauvaises mais le moral est bon, les forces reviennent en regardant le grand feu sur la plage. Tout près de la plage les grosses déferlantes les poussent mais les reprennent. Le feu est tout près, des silhouettes lui jettent des branches. Puis des bras solides s’emparent d’eux et les emmènent auprès du feu où ils sont séchés, frictionnés. Une autre équipe s’occupe de la pirogue.

Ils s’entendent bien avec les gens du village, ils sont invités parfois. On leur fait cadeau de poissons, de cochon ; la nourriture végétale est tout près de leur cabane. Les excursions continuent pour voir des sites tabu et des grottes avec des crânes.

Un jour il se met à pleuvoir, pas des trombes d’eau, une pluie normale mais qui n’a pas l’air de vouloir s’arrêter. Elle tombe nuit et jour. Les nombreux ruisselets se gonflent puis débordent. Elle s’insinue partout cette pluie, les bambous de la cabane la laisse entrer de tous les côtés. Le matelas a beau être surélevé, il est gorgé d’eau et pue le moisi. S’ils se mettent sur le côté ou à plat ventre, cette odeur de pourriture entre par les narines et ils ont l’impression qu’elle envahit le poumon, le cœur, et le corps tout entier.

Les insectes se mettent à l’abri chez eux, sur le lit ou dans le sac de couchage où il fait chaud et sec. Tous les animaux qui peuvent se glisser entre les bambous se donnent rendez-vous. En fait d’insectes, Thor le spécialiste est servi, il y a des espèces qu’il ne connaît pas. Un seul animal leur convient, un gecko qui se promène sans cesse, surtout au plafond sans arriver à tout manger.

Des nuages de moustiques s’abattent sur eux pour sucer leur sang. Les deux héros se giflent, se donnent des coups de poing, ils ne font que se barbouiller de leur sang. Enfin, Thor trouve chez le chinois de la moustiquaire, c’est le paradis.

Mais ce n’est pas fini. Ils se rendent compte que des villageois viennent la nuit leur voler tous les fruits dont ils vivent, sauf les noix de coco. Ils surprennent les voleurs qui emportent sacs et paniers bien pleins. Alibi des voleurs : Je vous ai loué la terre mais pas le jardin. Inutile de protester, tout le village est contre eux. Le régime noix de coco n’est ni nourrissant ni varié. Ils souffrent de la faim, les crevettes sont parties avec le ruisseau en crue. Tioti leur porte du poisson ou du cochon, mais pas tous les jours. Leurs amis sont devenus des ennemis ou des indifférents. Même le pasteur ne donne plus signe de vie.

Avec l’humidité continuelle, des plaies horribles se forment sur les pieds, les chevilles. Ils n’ont aucun médicament. A Tahiti on voulait donner à Thor des pommades pour cela, mais il a refusé, confiant en la nature. Alors ils s’entourent les jambes de feuilles de bananier, se soutiennent l’un l’autre pour se déplacer. Cela ne peut durer.

Alors ils décident de partir. Un bateau passera bien un jour. Ils préparent le départ, rangent leur récolte zoologique dans les caisses et attendent. Un soir ils entendent la sirène d’un bateau qui a mouillé dans la baie. De bonne heure ils s’habillent avec leurs vêtements d’Européens tout froissés dans lesquels ils se sentent ridicules. Dans la baie, pas de bateau et personne n’en a vu.

Retour à leur cabane-bambou et attente, il passera bien un jour. Ils attendent trois mois, Liv n’en peut plus, ils sont prisonniers de Fatu Hiva.

Un canot de sauvetage traîne près de la plage. Des jeunes acceptent de le remettre en état, il suffit de remplacer les planches pourries. Avec un mât et une voile, le canot est en état de naviguer. Il n’y a pas de place pour les caisses, on reviendra un jour les chercher.

Embarquement pour l’île la plus proche, Hivaoa quand tout est prêt.
Ioane est le chef de huit rameurs, les meilleurs de l’île. Ils ont déjà fait le trajet, ils ne se perdront pas, sans carte ni boussole.
Willy, un villageois, lança un Hamai ! Venez !

Thor et Liv allaient embarquer pour une folle traversée. Il n’y avait rien de plus effrayant pour Thor qu’une nouvelle lutte contre la mer. Mais le pire était de rester.
Les jambes emmitouflées de feuilles de bananier fraîches, ils suivent les autres sur la plage, titubant et boitillant. Ce n’était plus le moment de réfléchir, ils étaient abrutis par les rugissements du ressac sur les galets. Des pagayeurs les mettent dans une pirogue et les transportent au canot qui danse sur son ancre de pierre.

Thor remarque que le plat-bord dépasse à peine de l’eau, le canot de sauvetage est surchargé de façon insensée. Des bananes, des noix de coco sont empilées sous l’avant. Pour se diriger, ils doivent prendre la direction générale des autres îles jusqu’à apercevoir les pics de Hivaoa leur destination.

Dès le départ ils trouvent un alizé du sud-est. Ils sont treize dans le canot de sauvetage. Le vieux Ioane a fixé à l’arrière un aviron en guise de gouvernail.
Dans le fond du bateau gisent Willy, Liv et Thor, appuyés sur des valises et des sacs.
Quand tout est prêt, Ioane se lève, enlève son chapeau de paille et se signe sur le front et la poitrine. Avec les autres, debouts, ils récitent en polynésien la prière des marins. Puis Ioane écarte les bras et donne les ordres. Le bateau fend l’eau à une folle allure. Ils sont tous surexcités. En pleine mer ils se retrouvent sur des crêtes sifflantes les arrosant d’embruns salé puis aussitôt ils sont dans un creux avec des masses d’eau effrayantes au-dessus d’eux.

Ioane, souriant, accroupi, se cramponnant au gouvernail, surveillait les vagues et esquivait les mauvaises.
Liv avait une mine épouvantable. Ses jambes étaient aussi gonflées que si elle avait eu un éléphantiasis. Les feuilles de bananier sont envolées, les plaies sont infectées et les chairs débordent. Au milieu de la journée elle perd conscience et se blottit contre le sac, elle garde les yeux fermés. Son mari la retient chaque fois qu’un paquet de mer cogne. Elle ne réagit pas quand de lourdes cascades tombent dans le bateau.

D’un côté c’est heureux qu’elle ne se rende pas compte de la situation. Si elle voyait les vagues se dresser tout droit, comme un mur, puis s’effondrer dans le bateau, se serait dramatique pour elle. Tous écopent dur.

Thor à moitié endormi entendis Ioane crier : Motane. Motane était le nom d’une petite île déserte sur la route. Ioane en profite pour rectifier le cap. Quelque temps après, du haut d’une belle crête on devine Tahuata et soudain elle apparaît avec ses pics de mille mètres. Thor crie à Liv que l’on voit le port, mais elle ne répond pas.

Ils ne sont pas encore arrivés. Chacun sait que dans l’étroit passage entre les deux îles, Tahuata et Hivaoa, un courant très violent s’engouffre à une vitesse folle. C’est le courant de Humboldt. Il arrive des côtes d’Amérique du Sud et parcours sept mille kilomètres sans trouver le moindre petit îlot sur son trajet, rien pour lui casser les reins.

Ils foncent dans les tourbillons déchainés par le courant. Accroupi à l’arrière, Ioane se cramponne à son gouvernail, les sens en éveil. Tout dépend de lui maintenant. En avant sur la gauche, s’étend le long promontoire qui précède la plus importante vallée d’Hivaoa : Atuona.

Sur cette île vivent au mieux trois-cents polynésiens. C’est la vallée de Gauguin où se trouve sa tombe.

Tout se met à tanguer et ils ont peur que le bateau ne se retourne. Des nuages noirs arrivent et cachent le soleil couchant quand ils atteignent le cap qui mène à la baie d’Atuona.
Exposées aux incessants vents d’est, les gros rouleaux que le canot de sauvetage chevauche vont se briser sur les falaises en formant une ceinture de cascades blanches étincelantes ou en geysers montant dans le ciel. Ils franchissent des vagues hautes comme des montagnes et s’apprêtent pour un accostage périlleux. La voile et le mat sont démontés. Les marins sont trempés, exténués à force d’écoper.

La plage est devant, mais un enfer les en sépare. Les vagues et le vent s’acharnent sur eux. Les vigoureux rameurs enfoncent les avirons dans les tolets. Ioane met le cap sur le milieu de la plage. Des déferlantes, rangées après rangées, se dressent à la verticale avec une force terrifiante. Les rameurs guettent la moindre directive d’Ioane.
Liv a repris conscience, elle contemple le ressac avec indifférence, comme si cela ne la concernait pas.
Grimaçant, furieux, Ioane hurle ses ordres.

Une belle vague les prend par derrière et les emporte, puis le canot est pris dans des tourbillons et va se retourner. Thor, agrippé à Liv, saute à l’eau et se retrouve assis sur la plage. Une vague suceuse les aspire pour les rendre à la mer. Agrippés l’un à l’autre, les mains enfoncées dans le sable, ils ne bougent pas. La vague suivante les porte vers l’avant, ils réussissent à gagner la prairie. Leurs compagnons font de même. Ils arrivent à sortir le canot et à le mettre à l’abri sous les cocotiers, avec les sacs et les valises. Ils ont débarqué à Hivaoa.

Quel plaisir de retrouver la civilisation et un infirmier qualifié. Celui-ci les prend en main, désinfecte, met un pansement qui permet de se chausser. A revoir tous les jours. S’ils étaient restés à Fatu-Hiva, c’était l’amputation assurée et peut-être la mort.

Thor écrit que les ulcères tropicaux qu’ils présentent tous les deux proviennent de l’humidité permanente dans laquelle ils étaient plongés. Pendant cette longue période de pluie, les indigènes étaient en froid avec eux, ils ne leur donnaient pas de cochon, Tioti leur apporta un peu de poisson, rarement. Les habitants du village leur ont pris tous les fruits de leur jardin. Ils ont laissé seulement les noix de coco. Les crevettes avaient disparu. Pendant longtemps ils ne mangèrent que des noix de coco ! Sans viande, sans fruits ils ont résisté car ils étaient jeunes. Quand mes clients me demandaient ce que c’était ces grosses croutes noires sur leurs jambes avec du pus, je répondais en parlant doucement : des fleurs de cimetière. Mes malades avaient une sarcopénie, c’est à dire un manque de protides dans le sang. Les vieux ne mangent pas de viande, les muscles s’atrophient, la perte de poids est énorme. Ce n’est pas les radis ou les salades qui vont fabriquer du muscle. Le cœur est un muscle et il s’atrophie jusqu’à s’arrêter.
Thor et Liv ont bénéficié des soins infirmiers indispensables et ils firent d’excellents repas avec de la viande et du poisson.

Thor avait acheté au Chinois de Fatu Hiva le fusil de Gauguin. Le canon était rouillé et sur les deux côtés de la crosse en bois, Gauguin avait sculpté en bas-relief un homme sur une charrette trainée par deux bœufs. Thor montre le fusil au gendarme qui demande s’il a un permis. Thor n’en a pas évidemment, et il fait remarquer que ce fusil ne peut servir, étant fort rouillé. Rouillé ou pas, répond le gendarme, c’est toujours un fusil et je le confisque. Thor emprunte un tournevis au gendarme et démonte la crosse. Puis il entreprend d’expliquer au gendarme que la partie rouillée est le fusil et que la crosse est un morceau de bois et n’est pas un fusil. Le gendarme en convient, garde le canon et laisse la crosse.

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Crosse du fusil de Gauguin au Musée Thor Heyerdhal en Norvège.

Pendant leur séjour à Hivaoa le gouverneur de la Polynésie française visita l’île à bord d’un croiseur avec « des canons devant et derrière ». Il est probable qu’il s’agisse du Rigault de Genouilly qui se trouvait dans la baie d’Atuona du 2 au 3 septembre.

Nous retrouvons Thor et Liv allongés sur le pont de la goélette en route pour Tahiti, ils échappent ainsi à l’odeur affreuse de coprah qui envahit l’intérieur. Le soleil est levé et Thor aperçoit tout contre lui une ravissante vahiné qui lui sourit, et de l’autre côté Liv qui dort encore. Debout, il se rend compte que la goélette a mis le cap sur l’île déserte de Motane. L’ancre mouillée, des jeunes montent dans la baleinière, suivis de Thor et Liv. le Moana est venu faire ses courses.

Motane : L’île du malheur

L’île est désertique, pas un arbre, pas d’herbe, rien sur le sol nu brûlé par le soleil. Même la terre a disparu, emportée par le vent. Des moutons squelettiques cherchent quelques brins jaunis et les racines des herbes. Thor refait l’historique de cette catastrophe car l’île a été verdoyante, couverte de forêts et habitée. Pour lui, les indigènes ont brûlé la forêt, la couche d’humus s’est envolée et tout le reste a suivi.

Les jeunes poursuivent les moutons qui n’ont que la peau et les os. Il ne restera pas grand-chose à manger. Heureusement que les hommes de la goélette vont ramener une nourriture plus abondante et bien meilleure. Munis d’un harpon à trois dents, ils plongent au milieu d’une faune aquatique abondante. Ils ramènent toutes sortes de poissons et d’énormes murènes. Ils n’oublient pas les crabes, tes pieuvres, des tas de fruits de mer. Quel régal !

De Motane, on aperçoit bientôt les pics de Fatu Hiva et le cœur des Norvégiens se met à battre. Le patron mouille pour livrer de la marchandise à Bob, au Chinois et prendre du coprah. Thor et Liv sont de retour à la maison, leurs amis sont là. Sans regrets, ils voient la goélette mettre les voiles.

Ils se rendent à leur cabane-bambou et la trouvent démolie. Dans les débris ils aperçoivent des gros mille-pattes et des tas de mauvaises bêtes. Les nuages de moustiques sont là et ne tardent pas à se régaler de leur sang. La marche dans les débris soulève la poussière de bambous qui les enveloppe et pénètre dans la gorge, les narines, les poumons. A l’orée du bois c’est un peu plus vivable, personne n’a découvert les cachettes. Ils trouvent un autre endroit pour cacher les caisses avec les petits tikis, les crânes, les morceaux de lave sculptée ; les collections géologiques.

Il est impossible de refaire une maison au même endroit, les moustiques l’ont envahie et ils n’en partiront pas.
Tioti le sacristain leur offre l’hospitalité, mais ils ne seraient pas tranquilles et les moustiques sont dans le village. Trop tard pour reprendre la goélette, elle glisse dans la baie et ne reviendra pas de sitôt.
Tioti leur présente un jeune homme qui va les conduire, Tioti et un ami seront de la partie. Ils doivent se rendre de l’autre côté des montagnes, trouver une nouvelle vallée. Dans la vallée d’Ouia réside un ami, un vieil ermite.

La vallée d’Ouia

Thor et Liv n’avaient jamais vu un si beau paysage. La vallée est large, verdoyante, remplie d’arbres à fruits. .
Ils arrivent sur un plateau et, surprise, un vieil homme qui, les apercevant, fait des sauts de chèvre sauvage et les accueille chaleureusement. Il crie des mots de bienvenue, dit à ses visiteurs qu’ils peuvent rester, qu’il y a du cochon tous les jours et des coqs pour varier. Que les fruits ne manquent pas. Le vieux s’appelle Tei Tetua.

Une fille arrive, heureuse de recevoir des visiteurs. Tahia Momo est une adolescente ravissante, toujours souriante, des longs cheveux d’un noir de jais, de grands yeux verts brillants.

Le vieillard attrape un sanglier par la patte arrière et le maintient par un lien d’écorce d’hibiscus. Une fois préparé et découpé, le sanglier est mis dans un four de pierres brûlantes. Un feu de bois entoure le four.

On ne manque pas de cochons chez lui ; répète Tei Tetua. Chacun croque à belles dents dans la viande juteuse.
La Vallée d’Ouia, l’univers de leurs rêves. C’est ici qu’ils auraient dû venir le premier jour, pensent-ils.
Tei fait toujours la cuisine, jamais Momo et encore moins les invités.
Tioti et ses deux amis autour du feu discutent en ravivant les braises. Thor ne dort pas, il écoute les conversations des trois amis. Pour eux c’est certain, quand Tei était jeune, au cours d’une cérémonie il a mangé de la viande humaine. Cela leur paraît normal de manger les ennemis, mais les trois chrétiens ne sont pas d’accord. Les prêtres, catholiques ou protestants, y sont farouchement opposés. Et cependant, dans la communion, en donnant l’Ostie, le prêtre dit : ceci est mon corps.

Or, il est hautement plus répréhensible de manger son dieu qu’un ennemi. Thor ne perd pas une parole de cette discussion philosophique et religieuse sur le cannibalisme. Durant la montée vers la vallée, les trois amis ont constamment discuté de cannibalisme.

Le lendemain, les trois amis n’étaient plus là, repartis dans la nuit. Ils devaient entreprendre le long trajet du retour jusqu’à la côte ouest.
Depuis la mort de sa femme Tei vit dans la solitude. Les habitants d’Omoa lui ont trouvé la gentille Momo qui n’avait pas de famille. Momo très heureuse, s’entend très bien avec Tei. Chacun possède sa maison pour dormir. Tei répète sans cesse à ses nouveaux amis :
« Mangez, mangez, il y a beaucoup de cochons. Et quand il n’y a plus un seul cochon, on mange un coq ou un poulet ».

En effet on voit tout à côté, dans une prairie et dans la forêt, des sangliers à moitié apprivoisés et aussi des chèvres sauvages. Les légumes et tous les fruits des tropiques se trouvent en abondance. Une petite rivière traverse le plateau, canalisée par de grosses pierres qui la protègent des sangliers avant de se jeter dans l’océan. Son eau fraîche est délicieuse.

Tei a traversé deux fois la montagne, la deuxième pour se rendre à Omoa et en ramener Momo.
Un missionnaire est monté le baptiser. Il lui a remis une croix de bronze pour mettre sur son cercueil. Tei a fabriqué son cercueil et il l’essaye souvent. Il s’y trouve bien et en profite pour le débarrasser des saletés déposées par les insectes.

Dans l’endroit où ils se trouvent, la vallée d’Ouia est large, accueillante, verdoyante. Les Norvégiens sont les invités du vieux, tout ce qui lui appartient est à eux, pas question de payer un loyer.

On ne parle plus d’ulcères tropicaux, ils ne manquent pas de protides, avec les cochons, ni de vitamines avec les fruits, ni de vitamine D avec le soleil.
Liv et Momo échangent leurs connaissances, Liv remplit son carnet de vocabulaire marquisien, Momo perfectionne son français.

Liv apprend à fabriquer des tapa, spécialité de l’île, avec l’écorce interne de l’arbre à pain.
A l’orée de la forêt, Momo montre à son amie des graines de différentes couleurs, elle choisit des pois d’un rouge vif, brillants, durs comme de l’os, faciles à enfler sur une ficelle. Voici Liv et Momo, avec un grand collier rouge étincelant et aussi des bracelets. Des fleurs odorantes derrière les oreilles et dans les cheveux. Tei est béat d’admiration, heureux d’être avec de si agréables compagnes.

Pour varier, Momo entraine Liv au bord de la baie. Le littoral de lave rouge déchiquetée, qui dévale des falaises jusqu’à la mer des deux côtés, est le principal fournisseur de Momo. Des coquillages de toutes couleurs et formes. Il suffit de se baisser pour les ramasser à pleines mains et remplir les sacs. Revenues sur la praire, avec une aiguille en os pour percer les coquilles, elle enfile les mollusques sur une mince ficelle. Les colliers et bracelets sont magnifiques.
Liv et Momo ne se quittent pas de la journée. Assises dans la prairie avec la vue sur les pics culminant à mille mètres, semblables à une cathédrale. Les sangliers et les chèvres leur rendent visite avec les oiseaux de mer.

Note : Les sangliers sont peu farouches quand ils sont habitués à l’homme. Rien d’extraordinaire à ce que raconte Thor. Dans certaines fermes isolées du plateau des Millevaches, un sanglier fait office de chien de garde. Un chasseur nous avait donné un tout jeune sanglier, le bonheur de mon épouse et de ma fille. Ce mignon petit animal les suivait partout, en promenade ou en faisant les courses. Jamais attachée. C’était une laie nommée Nini. Elle logeait dans la cuisine, dans une grande panière rembourrée de chiffons. Sa maîtresse lui donnait le biberon. Elle le réclamait bruyamment quand c’était l’heure. Pour qu’elle ne s’ennuie pas, elle avait hérité de trois petits chiens (de chasse !) On les a sortis assez vite, ils étaient couverts de bleus ; c’est dur les petits sabots, ma fille qui jouait dans la panière pourrait vous le confirmer. Nous n’avions pas encore de jardin, un sanglier au deuxième étage ce n’est déjà pas courant, mais quand on lui a donné des patates, qu’elle adorait, une puanteur envahit la maison. Obligés de s’en séparer, elle se retrouva chez Rivailler à Vilotte. Tout était pour le mieux, les Rivailler avaient déjà une laie de deux cents kilos. Quand le Louis la sifflait, elle arrivait à toute allure et fonçait sur le visiteur pétrifié en le frôlant de près. Notre laie avait grandi, elle était une vedette dans les foires. Mais elle a ramassé un virus et elle en est morte.

Une saine brise marine souffle sans interruption et envoie au loin les moustiques, ces petits démons.
L’alizé venu des côtes d’Amérique du Sud, arrive droit sur eux, après huit mille kilomètres sans trouver le plus petit rocher sur sa route. Il remue sans cesse les galets, joue avec les troncs de cocotiers comme avec des fétus de paille. Il soulève d’énormes vagues qui tapent contre la falaise. Le bruit du ressac ne cesse jamais. Aucun bateau ne peut s’approcher des falaises.
L’homme moderne n’a pu tirer davantage profit de la vallée d’Ouia que des autres vallées de la côte est.

« Le vieux nous engraisse, à dessein ? », remarque Liv. Thor ne fut jamais sûr qu’il ne s’agissait que d’une plaisanterie, car, à partir de ce jour-là, Liv se met au régime.
« Je ne peux plus attacher mon paréo, pendant quinze jours je me mets au régime, seulement des oranges et des ananas, et parfois une banane. »

Momo continue de porter les repas aux Norvégiens en grimpant sur l’échelle. Quand les ronflements du vieux s’entendent malgré le ressac et que les sangliers se mettent à grogner, Liv balance son repas et les sangliers se régalent en avalant des morceaux d’un congénère. Le cannibalisme est chose normale chez les animaux.

Quand la lune illumine le paysage, les quatre habitants de la vallée d’Ouia se retrouvent sur la plage assis autour d’un feu suffisant pour se réchauffer, mais pas trop pour ne pas troubler le spectacle grandiose. La lune éclaire les falaises rouges. Ils sont aux premières loges dans une immense salle de spectacles.

Thor se réjouit de discuter avec Tei Tetua qui lui apprend des choses du passé. Sur l’histoire du peuplement des Marquises par des Incas venus du Pérou. Il en sait plus que Thor sur la religion de ses ancêtres, sur les Tikis.

Avant l’arrivée des Blancs, les hommes vivaient vieux, assis tranquillement quand ils ne pouvaient plus travailler. On leur portait à manger. Les jeunes ne mourraient pas des maladies apportées plus tard, la fièvre, la toux, les boutons sur la peau. Ils mouraient en tombant d’un cocotier, dévoré par un requin, d’un coup de masse de guerre sur la tête, mangé par un ennemi.

Liv secoue la tête avec horreur en entendant ces propos.

  • Vous n’avez pas de guerre en Europe ? demande Tei.
  • Si, répond Thor, depuis notre départ une affreuse guerre civile ravage l’Espagne.
  • Que fait-on des tués ?
  • On les enterre.
  • Vous les enterrez. ?

Tei était stupéfié, écœuré d’un gaspillage aussi barbare ! Vous imaginez, tuer des gens uniquement pour les enterrer dans le sol.

  • Personne ne vient les exhumer quand ils ont fermenté ?

Thor trouve que Tei n’a pas l’air de plaisanter ; il est même très sérieux.
Tei parle ensuite de son père Uta un grand guerrier, le plus sauvages de la vallée d’Ouia. Il mangeait rarement autre chose que de la chair humaine. Mais il ne l’aimait pas fraîche, il attendait qu’elle soit vieille et tendre. Ensuite il se rendait au site funéraire et remplissait son bol en écorce de calebasse, avec la viande fétide et du poi-poi.

Un membre de sa tribu mourut accidentellement. Sa veuve offrit un cochon car elle voulait préserver le corps de son mari, en le cachant. Uta ne lui en laissa pas le temps, Il mangea le cochon et ensuite le mari. La mère de Tei devint furieuse, elle interdit à Uta de manger de la viande humaine, seulement du poisson et de la nourriture normale. Uta était bon, dit Tei, pendant longtemps il mangea de la viande fraîche. Mais il maigrit et tomba malade. Pour l’empêcher de mourir on lui permit de manger de la viande fétide. Il guérit rapidement.

Autrefois dit Tei, on mangeait de la chair humaine par nécessité ou dans une cérémonie religieuse. Le morceau de choix était l’avant-bras d’une femme.
D’une femme blanche de préférence, dit Tei en regardant Liv avec un large sourire.
Tei avait un enfoncement de l’os dans le front, ce n’était pas une blessure de guerre, mais une pierre au cours d’un éboulement. Il avait été soigné par un taoa, un médecin-chirurgien. Ils étaient très compétents pour traiter les fractures du crâne. Ils ne manquaient pas d’accidentés tombés d’un cocotier. De nos jours c’est encore la cause principale de mortalité dans toutes les îles avec des cocotiers. En cas de fracture du crâne, le taoa coupe les cheveux et rase le contour de la plaie. Puis il incise en croix le cuir chevelu, enlève les fragments d’os et avive les bords de la fracture. Si le cerveau se voit, il arrête l’intervention. Sinon il découpe un morceau de noix de coco bien raclé, nettoyé, avec les bords amincis. Il fait des trous dans la coque et le crâne, avec des dents de requin. De mines fils végétaux relient le tout. Il ne reste plus qu’à recoudre le cuir chevelu. Les résultats sont excellents.

Je ne pourrais dire combien j’en ai cousu de plaies du cuir chevelu, de façon acrobatique, dans des conditions d’hygiène lamentables, des cheveux sales. Pas une fois je n’ai constaté d’infection. Et pourtant il m’est arrivé d’avoir de véritables scalps.

Thor qui examinait de nombreux crânes, a souvent trouvé des traces de trépanation avec fermeture de la plaie osseuse, ce qui prouve que l’accidenté avait survécu. Le cuir chevelu saigne facilement et d’abondance, les vaisseaux sanguins sont très nombreux et cela protège de l’infection.

Tei ne se borne pas à raconter des histoires du passé, avec Thor ils partent en expédition dans la montagne. Tei n’est pas fatigué de courir comme un jeune homme.
Un jour en fin d’après-midi, leurs chiens s’arrêtent, écoutent et se mettent à aboyer. Bientôt les hommes entendent eux aussi des aboiements dans la montagne puis une meute de chiens déboule en hurlant. Ensuite arrivent des hommes, des femmes et des enfants. Thor reconnaît ses amis d’Omoa. Tei est heureux, il annonce qu’il y a des cochons pour tout le monde. Il y a même des noix de coco que les jeunes gens vont chercher tout en haut des arbres. Un petit cochon dans le four est cuit à point et Tei le découpe et distribue les morceaux. Restez mes amis clame Tei. La nuit est tombée mais la lune est là. Les “invités“ se couchent dans la deuxième maison de Tei ou bien dehors.

Les jours suivants furent animés. Tout d’abord la mer devient très calme et l’on plonge dans le ressac, on nage. Les jeunes attrapent les pieuvres. Elles sont excellentes coupées en cubes trempés toute la nuit dans du jus de citron. La pieuvre parfois lance un long tentacule autour du cou du pêcheur, ce qui affole les adultes et fait rire les jeunes. Ceux-ci mordent les grosses pieuvres vivantes et les mangent ainsi.
Veo, le meilleur chasseur de l’île s’enfonce dans la forêt avec des amis et sa meute de chiens, pour ramener des sangliers.
Momo s’amuse à chatouiller avec une plume la plante des pieds de Liv pour la faire hurler. Avec un morceau de lave coupant bien, elle détache de gros morceaux de corne de sa plante des pieds, pour faire hurler de peur son amie. Il faut dire que Momo possède une plante des pieds aussi épaisse que la semelle d’un soulier.

A la veillée Tei fait chanter des chants d’autrefois et raconte des histoires du temps passé, où il y avait de vraies écoles, du temps où les grosses tortues se reposaient le long des côtes, du temps où les rois épousaient leur sœur.
Mais des individus inconnus passent sans parler, le temps de jeter un regard curieux.

Autre sujet d’inquiétude, Veo, ses amis et ses chiens ne sont pas revenus. Des femmes et des hommes sont partis voir de quoi il retourne.

Les nouveaux individus comptent avec eux quelques forbans connus par les gens d’Omoa. Tei les invite à manger mais ils sont loin de donner le moindre coup de main. Le soir ils couchent entassés dans les deux cases de Tei, sans y être invités. Puis ils passent le temps à dormir. Ils pillent les réserves d’oranges pour fabriquer une boisson fermentée. Ils exigent que Tei et Momo restent avec eux pour leur servir à manger et à boire. Après une nuit, le jus d’orange a fermenté et s’est transformé en une boisson enivrante. Ils sont alors capables de tout, même de tuer. Les brigands font boire de force Momo et Tei qui, complétement ivres, se traînent par terre et n’arrivent pas à parler.

Napoléon est le féroce chef des brigands. Ils font boire tout le monde, des femmes s’éclaboussent dans la rivière, toutes nues.
Une nuit, Thor et Liv sont réveillés par un homme qui essaie de gravir leur échelle. Il n’y arrive pas, étant saoul.

En pleine nuit, Liv pousse un cri féroce, elle souffre d’une morsure à la cuisse et Thor suppose qu’il s’agit d’un mille-pattes géant. A la lueur de la lune Thor le trouve et lui coupe la tête d’un coup de machette. Au jour ils en trouvent trois autres sous leur matelas. Du jus de citron sur la morsure fait disparaître la douleur et guérir la plaie.

Assis sur leur échelle, Thor et Liv regardent l’océan et aperçoivent au loin une fumée. C’est un bateau qui vient droit sur l’île et tout près. Mais il ne s’arrête pas et prend le cap de Tahiti.
Liv est inquiète, non sans raison. Il faut partir. Thor est de son avis et les mille-pattes géants ne l’encouragent pas à rester .Justement, Momo vient les voir, les yeux rougis et la langue pâteuse. Elle les invite à la grande beuverie de ce soir. Par chance Thor trouve un jeune qui n’a pas bu. Thor, apprenant qu’il veut partir, lui demande de leur servir de guide. Il accepte à condition d’être payé au départ.

Un événement important se produit dans la vallée, une truie déboule de la forêt accompagnée de six petits cochons qui venaient de naître. Pendant que les chiens essaient d’attraper la truie, les petits courent eux aussi. Momo en attrape un et l’offre à Liv qui l’adopte aussitôt. Mai-Mai a tout ce qu’il faut pour plaire, disons seulement qu’il est adorable. Malgré les objections de Thor, Liv décide de l’emmener avec eux dans la fuite. Les ballots sont prêts, on n’a rien oublié quand le guide arrive. Ils s’enfoncent dans la forêt d’hibiscus où il n’y a pas de sentiers, seulement des branches mortes entassées et des grosses pierres. Il faut attendre le jour. Il est plus facile de circuler dans la montagne mais le cochon refuse la laisse en grognant. Liv ne peut le garder dans ses bras, il gigote et tombe par terre en poussant des cris… de cochon. Thor hérite du mignon animal mais toutes les positions sont refusées à très haute voix. Thor le met sur son épaule, sur le cou, sur le cœur, dans la chemise, rien n’y fait, il refuse tous les emplacements en hurlant. Roulé dans une couverture attachée sur le dos de Thor, il se calme un moment. Le concert reprend et le guide ne veut pas s’abaisser à trimballer l’animal. Pour soulager ses clients, le guide accepte de porter le gros sac contenant l‘appareil photo, les provisions et divers autres objets. Avec les embarras de Mai-Mai la marche se ralentit, sauf celle du guide qui n’est bientôt plus en vue. A la traversée du fleuve, le maître donne un bain rafraîchissant à Mai-Mai, ce qui le fait hurler de plus belle. Thor se rend compte que le cochon est une fille. Ils la rebaptisent Sirène.

Seuls ils cherchent la piste qui escalade les montagnes. La vallée d’Ouia se termine à cet endroit. L’ascension se fait contre une paroi chauffée à blanc par le soleil, la petite brise est devenue brûlante, les poumons ne la supportent plus.
Le sentier s’arrête, ce n’était pas le bon. A genoux ils recherchent des signes de piste, comme les Iroquois. Enfin Thor reconnaît les passages de sangliers. Marche arrière sans rien à boire sous le soleil des tropiques. Heureusement qu’ils ont de grands chapeaux de paille tissés par Momo. Thor réprime sa violente envie de jeter dans le précipice l’animal hurlant. Il faut emprunter une saillie rocheuse pour passer du côté ouest de la montagne. Monter, monter. Quelques filets d’eau sortent de la paroi et sont les bienvenus. L’air lourd et brûlant, les oppresse autant que les falaises. Ils sont dans un four de boulanger.

Liv se traîne lamentablement, s’effondre, Thor essaie de la rafraîchir avec un grand chapeau. Enfin ils trouvent l’entrée d’un tunnel de lave. Le soleil va bientôt se coucher, vite ils amassent des fougères desséchées et des branches d’arbres. Avec un silex ils réussissent à enflammer un morceau d’amadou. Ils allument ensuite plusieurs foyers en cercle autour d’eux. Il fait un froid glacial dans le tunnel mais les flammes leur apportent un peu de douceur et ils sombrent dans le sommeil.

La nuit n’est pas finie. Thor est réveillé par un bruit énorme de sabots. En moins d’une seconde il est debout et il aperçoit deux chevaux fonçant dans sa direction à une folle allure. La longue queue et les crinières flottant se détachent sur le clair de lune.

Thor pousse un hurlement féroce pour les effrayer. Trop tard, le premier cheval ne réussit pas à s’arrêter et fait un bond immense au-dessus d’eux. Le deuxième s’arrête net devant leur couche, se cabre et repart au galop d’où il venait.

Le lendemain, nos rescapés repassent les événements de la nuit. Ils se disent qu’ils ont frôlé la mort. Sirène, dit laconiquement Liv. Il n’y a aucun doute. Troublé dans son sommeil par le bruit des chevaux, le petit cochon s’est mis à crier et à gigoter dans la couverture. Il avait l’air d’un fantôme au clair de lune. Les étalons, affolés, ont perdu la boule et se sont enfuis. Liv fait remarquer qu’ils l’ont échappé belle, grâce à son petit cochon.

Le lendemain, le ventre vide, ils descendent la vallée d’Omoa
Le sentier s’arrête sur la plage et, à leur grande surprise, ils rencontrent Willlis qui les attendait. Ils l’avaient presque oublié, tellement il est discret, différent des autres, se comportant comme un Européen. Jamais il ne s’était rangé du côté des villageois qui les avaient importunés. Il avait vu arriver le guide, un gros ballot sur le dos. Méfiant, il l’avait fait déballer ce qu’il y avait dans la couverture. Un appareil photo ne pouvait appartenir à un indigène. Il a tout récupéré et mis à l’abri chez lui. Plein de gratitude ils le suivent dans son bungalow sur la grève. Willis leur offre un succulent et copieux repas.

En se rendant chez leur grand ami Tioti, ils sont arrêtés par un homme qui veut échanger Liv contre sa femme et ses quatre enfants ! Il ne comprend pas le refus de cette transaction pourtant avantageuse pour Thor.
Tioti le sacristain est très heureux de les voir. Liv lui offre Sirène qui paraît heureuse de se trouver avec des congénères. Elle essaie de crier mais elle est très enrouée et doit se contenter de grogner comme les autres. Tioti est content de ce cadeau.

Tioti avait une solution pour éviter les villageois posant des questions importunes. Quand tout le monde est endormi, Thor et Liv partent à Tahaoa, une plage de sable de corail tout blanc. Tioti apportera des provisions et préviendra de l’arrivée de la goélette. La plage est déserte, une mince bande terre au pied de la falaise reçoit souvent des pierres. A part les oiseaux, c’est le désert qui va recevoir de nouveaux locataires. Ils arrivent avec deux grandes couvertures remplies de tout ce qu’ils possèdent. Ils s’installent dans une grotte dont la voute est en lave dure et noire. Thor ayant mis les pieds dans l’eau se trouve en face d’une murène aussi grosse que sa cuisse et se contorsionnant entre ses jambes avant de disparaître dans la mer. Ces murènes géantes ont mauvaise réputation auprès des indigènes. Les dents sont venimeuses et, dirigées vers l’arrière, retiennent leur proie. En avant il y a une autre rangée de dents. Deux mâchoires ! Les murènes sont plus dangereuses que les requins qui chassent derrière le récif. Encore la nature sauvage. Maintenant nos explorateurs se transforment en troglodytes, coincés contre une paroi rocheuse qui crache des cailloux à la mer. A marée basse ils ramassent à pleines mains des crabes, des crevettes, des mollusques, des petits poissons et de délicieux escargots de mer.

Mais le moral n’est pas bon, ils restent plusieurs jours sans se parler. Les Tioti viennent les voir en leur portant quantité de nourriture. Des heures durant, assis à l’ombre de l’unique cocotier, ils fixent l’horizon dans l’espoir de voir une voile blanche. Qu’allons-nous devenir ? demande Thor, cette plage est une impasse.

Que ferons-nous demande Liv, un jour où ils avaient passé tout leur temps à scruter l’horizon. Nous partirons tout de suite à Omoa répond Thor. Jusqu’à ce moment Thor n’avait pas voulu s’avouer qu’ils étaient dans une impasse.
Je le sais reprend Liv. Ici nous sommes seulement en train de fuir tout le reste. Ce n’est pas ce que nous étions venus faire.
Thor allait dire la même chose. Ils sont comme les villageois qui, assis sur une chaise, attendent la chute des noix de coco.

Ils avaient tous les deux le même sentiment au fond du cœur, depuis l’arrivée à Tahaoa. Pour Thor, un manteau de glace avait fondu. Les jeux éclatants du soleil et les chaudes couleurs du récif étaient comme il les avait admirés la première fois qu’ils les avait vus. Tous deux n’étaient plus prisonniers dans cette grotte. Le monde grouillant qu’ils avaient si longtemps écarté de leurs pensées était toujours là. Leurs parents aussi. Pour la première fois, ils imaginaient joyeusement le retour à la maison.

Mais pour rien au monde ils n’auraient voulu manquer cette expérience à Fatu-Hiva.
Une voile blanche coupe la ligne d’horizon un bon matin. Ils épiaient ensemble depuis une crête de lave. Quand ils voient le bâtiment mettre le cap sur Fatu-Hiva, ils dégringolent dans la grotte, entassent tout dans les couvertures, bien ficelées. Les ballots sur le dos ils se hâtent de peur d’arriver après le départ de la goélette. Tioti est là avec des amis. Les caisses contenant les découvertes, insectes dans les tubes de verre sont déjà dans le canot. Ils embarquent et les rameurs quittent la grève de Fatu-Hiva.

Assis sur un banc, Thor fouille dans une valise puant le moisi pour récupérer les billets de retour, puis déclare :
« Liv, on ne peut pas acheter un billet pour le Paradis. »
La suite : la guerre éclate. Thor s’engage dans l’armée norvégienne. Quatre années de séparation, Liv divorce. Conclusion de Thor : La guerre lui a pris sa femme.

Rangiroa

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Livre des Ports et rades Arrivée Rangiroa 7 Septembre Départ 8 Septembre.

Rangiroa est le deuxième plus grand atoll au monde.
La passe de Tiputa devant le village du même nom se trouve dans le Nord-Est de l’atoll de Rangiroa dans l’archipel des Touamotou. Cette passe large et profonde (17 m) est la seule praticable par les gros navires. Elle est le siège des courants les plus violents, pouvant aller de 6 nœuds en temps normal à 8/10 nœuds dans les plus mauvaises conditions. Les dauphins se font un plaisir de jouer et sauter dans le courant de la passe.

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La Passe Tiputa, entrée du lagon de Rangiroa.. Wikipedia commons.

Après une bonne nuit de repos au mouillage de Tiputa, le Rigault de Genouilly reprend le 8 septembre la direction de Tahiti où il arrivera le 9 septembre. Après cette visite de l’archipel des Marquises, le plus éloigné du monde, le Rigault de Genouilly et son équipage resteront en escale à Tahiti jusqu’au 22 septembre.

Bibliographie :

  • Fatu Hiva. Le retour à la nature par Thor Heyerdhal Editions du Pacifique 1976.

A suivre...

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3 Messages

  • Des Touamotous aux Marquises (suite) 26 février 2023 23:46, par Annick Harris

    De Thor Heyerdahl je ne connaissais que L’Expédition du Kon-Tiki. j’avais lu le livre quand j’étais adolescente et habitais encore en France. On voit à peine l’Amiral Moron et le Rigault de Genouilly dans ce 11e épisode, mais j’apprécie d’apprendre ce qui a probablement conduit Heyerdahl à préparer son expédition quelques années plus tard.

    Vos commentaires et explications en tant que médecin sur les problèmes de santé de Thor et Liv sont très importants et bienvenus. Je ris encore d’imaginer votre petit cochon dans votre cuisine ainsi que votre fille dans la même panière !!!!

    Et la discussion sur le cannibalisme : incroyable. Pas fous les autochtones ; ils ont compris qu’il y avait quelque chose qui ne clochait pas avec ce que leur radotaient les missionnaires : "Et cependant, dans la communion, en donnant l’Ostie, le prêtre dit : ceci est mon corps. Or, il est hautement plus répréhensible de manger son dieu qu’un ennemi."

    Au plaisir de lire le 12e épisode !
    Annick

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    • Des Touamotous aux Marquises (suite) 1er mars 2023 10:51, par Michel Carcenac

      Chère Annick,

      Quel plaisir de recevoir du Texas votre opinion sur mon article et vos compliments. De vous voir fouiller les détails m’oblige à être rigoureux dans ce que j’écris. Dans mes livres de médecine, surtout ceux d’avant 1900, il y avait tout mais pas un mot de trop, pas de bavardage.

      Le périple de Moron dans le Pacifique approche de la fin, mais nous ne l’abandonnerons pas.

      Du fond du Périgord Noir, je vous envoie toutes mes amitiés. Michel Carcenac

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    • Des Touamotous aux Marquises (suite) 1er mars 2023 10:49, par Carcenac

      Chère Annick,

      Quel plaisir de recevoir du Texas votre opinion sur mon article et vos compliments. De vous voir fouiller les détails m’oblige à être
      rigoureux dans ce que j’écris. Dans mes livres de médecine, surtout ceux d’avant 1900, il y avait tout mais pas un mot de trop, pas de bavardage.

      Le périple de Moron dans le Pacifique approche de la fin, mais nous ne l’abandonnerons pas.

      Du fond du Périgord Noir, je vous envoie toutes mes amitiés.

      Michel Carcenac

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