
Après avoir suivi le commandant Moron jusqu’à la fin de sa carrière navale dans le Pacifique, revenons maintenant à son tout début.
Léon Moron fit partie de la promotion 1910 de l’école Navale où il étudia de septembre 1910 à septembre 1912. :
D’Octobre 1910 à Octobre 1913 il fut élève sur la Jeanne d’Arc qui l’entraina dans les voyages lointains D’Octobre 1913 à Mars 1914 il fait partie de l’état-major sur le cuirassé Marseillaise.
De Mars 1914 à Juillet 1914 il navigue sur le Lavoisier.
Le Lavoisier était un croiseur protégé de la Marine française construit dans les années 1890, le troisième et dernier membre de la classe Linnois. Le navire, dès 1903, entame une décennie .de service dans la division navale de Terre-Neuve-et-Islande, où il patrouille généralement dans les zones de pêche d’Avril à Septembre avant de retourner en France, où il sera désarmé pour l’hiver. Le Lavoisier avait une longueur totale de 100,63 m, avec une largeur de 10,62 m et un tirant d’eau de 5,44 m.

Le navire fut remis en service en Mars 1914 et partit le 4 Avril pour ce qui devait être son dernier voyage en temps de paix vers les pêches de l’Atlantique Nord. Le Lavoisier a quitté Seyðisfjörður en Islande, le 6 Juillet pour une visite en Norvège. Il était à Copenhague le 19 Juillet lorsqu’il reçut l’ordre de rejoindre les cuirassés dreadnought France et Jean Bart en mer Baltique.


Pourquoi trouvons-nous tous ces navires militaires français en mer Baltique ?
Le président Poincaré avait prévu depuis six mois un voyage à Saint Pétersbourg, à Stockholm, à Copenhague et à Christiana. La situation se dégradant dans les Balkans, après l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand à Sarajevo le Président hésite à effectuer le voyage.
En encadré, les extraits du livre de Raymond Poincaré « Comment fut déclarée la guerre de 1914 » :
Nous arriverons à Dunkerque avant cinq heures du matin. (…) Presque aussitôt le train se dirige par le port jusqu’à l’écluse Trystram. Là, je mets pied à terre et monte sur un remorqueur de la compagnie locale. Malgré l’heure matinale, un certain nombre d’habitants se sont groupés sur les quais. Le remorqueur nous conduit en rade jusque sur le front des deux cuirassés qui nous attendent, France et Jean-Bart. Tous deux tirent les salves réglementaires. Les équipages, alignés sur le pont, immobiles, face à l’extérieur, poussent les cris de « Vive la République ! ». (…)
La France, qui nous emmène vers le Nord et que le Jean-Bart suit fidèlement à distance respectueuse, vient à peine d’achever ses essais. Elle donne un peu l’impression d’une maison neuve, encore incomplètement aménagée. Les peintures sont fraîches. La cuirasse n’a reçu qu’une couche de couleur grise, dont l’œil mesure aisément la minceur ; le linoléum neuf qui recouvre le pont a été détérioré çà et là, dans la précipitation qu’on a mise à faire la toilette du bâtiment. Mais, avec ses vastes dimensions, sa haute mâture son artillerie de 305 et 23500 tonnes de jauge, la France a, comme le Jean-Bart, une grandeur et une majesté qui n’appartiennent à aucune des unités moins récentes.
Une croisière charmante commence pour Raymond Poincaré et le président du conseil Viviani par grand beau temps. Faisant route au sud puis au sud-est les navires passent les Belts.

Pendant ce temps, d’étranges intriques se trament à Vienne et à Berlin sans que le Président français en puisse rien soupçonner.

À la fin de la journée, nous nous trouvons à hauteur de Reval. Neuf contre-torpilleurs russes viennent à notre rencontre. Nous hissons le petit pavois avec pavillon russe au grand mât et nous nous arrêtons. Un de ces torpilleurs stoppe près de la France par tribord. Il nous amène deux officiers de marine, un capitaine de vaisseau et un capitaine de frégate, qui sont chargés de nous accompagner jusqu’à Cronstadt avec les neuf bâtiments. (…).
Lundi 20 juillet. — Je suis éveillé par des coups de sifflet, qui se font entendre toutes les deux minutes. Je m’approche d’un hublot. Nous sommes enveloppés d’un brouillard épais. Nous marchons pourtant, paraît-il, à une vitesse de quinze nœuds, ce qui, dans cette obscurité, est peut-être imprudent. Tout à coup, vers cinq heures et demie du matin, nous sentons un choc violent et les deux sirènes qui ont été récemment installées sur la France jettent deux cris stridents, l’un grave, l’autre aigu, qui signifient « stopper ». La France a heurté, au sud de Holgand, un remorqueur russe, Wintyge, qui traîne une drague. Nous n’avons pas d’avaries, mais le remorqueur est légèrement endommagé. Je ne suis pas très fier de cette mésaventure.
Nous essuyons deux averses avant d’arriver en vue de Cronstadt, mais bientôt le temps s’éclaircit et, dès que nous approchons des îlots qui forment les avancées de la ville, un ciel radieux répand une chaude lumière sur un panorama que je trouverais, sans doute, plus beau, s’il n’avait pour moi quelque chose de déjà vu. Nous hissons le grand pavois. Le Jean-Bart salue la terre de vingt et un coups de canon. La terre répond coup pour coup. La dignité de la France, bâtiment présidentiel, lui impose, paraît-il, la loi du silence.
Nous défilons lentement devant les cinq vaisseaux que commande l’amiral Essen. Une escadrille de petits bateaux russes destinés à poser les mines vient nous saluer. Puis, ce sont des embarcations légères et des paquebots qui, sur les flots argentés de la rade, arrivent chargés de monde. Dans le va-et-vient de tous ces navires, nous avons quelque mal à jeter l’ancre. Déjà voici qu’arrive en rade le yacht impérial Alexandria. On échange les saluts. L’amiral Gregorovitch, ministre de la Marine, qui m’a reçu ici en 1912, vient me chercher en vedette. Je l’attends sur le pont. Comme l’étiquette l’exige, je suis en habit noir, la poitrine barrée par le grand cordon bleu de Saint-André. J’échange quelques mots avec l’amiral et nous quittons ensemble mon cuirassé au bruit assourdissant des salves russes et françaises.
Le yacht impérial porte, mêlant leurs plis à l’extrémité du mât d’artimon, le pavillon personnel de Nicolas II et le pavillon français brodé à mes initiales. Le Tsar m’attend à la coupée, en uniforme d’amiral, tunique blanche barrée de notre grand cordon rouge.

La visite de Poincaré était principalement destinée à sonder les intentions de la Russie en cas de déclaration de guerre. La première guerre mondiale portera un coup fatal à Nicolas II qui abdique en 1917 et est assassiné en juillet 1918 par les bolchéviques.
La visite suivante du Président français ; toujours hésitant entre rentrer immédiatement en France ou continuer son voyage ; est pour Stockholm et Gustave V, roi de Suède.
Et voici pourquoi le Lavoisier s’était dirigé vers Copenhague en quittant l’Islande. Tout prèt à rejoindre Stockholm.
Gustave V monte à bord du Lavoisier, me souhaite la bienvenue dans son royaume et se félicite aimablement de me retrouver. Il me présente son frère et ses fils et m’emmène avec eux dans sa pimpante chaloupe, jusqu’au Tolbod, le débarcadère réservé aux réceptions officielles. Le maire de Stockholm s’avance vers moi et m’adresse, en un excellent français, une aimable allocution. Je le remercie en quelques mots. Le Roi m’invite à passer avec lui la revue de la garde d’honneur ; puis, entre deux haies de soldats immobiles, des landaus de gala nous conduisent rapidement au palais royal, qui se trouve à proximité du rivage.
Les cérémonies joyeuses alternent avec les télégrammes alarmants. De nouveau la question d’abréger le voyage se pose.
Depuis notre débarquement à Stockholm, j’ai l’esprit obsédé par la menace grandissante du péril, mais je n’en suis pas moins obligé de sourire à nos hôtes, qui redoublent de prévenances envers nous.
Le Roi me fait très gracieusement les honneurs du palais. C’est un vaste monument d’aspect assez banal. Les appartements qui me sont réservés sont tendus de tapisseries flamandes et richement meublés. À peine y suis-je installé que le Roi m’offre, dans un écrin, deux vases de porphyre de Dalécarlie, au pied desquels il a fait graver sur cuivre une dédicace et la date de ma visite. J’ai apporté de mon côté pour la reine Victoria un vase de Sèvres, que je prie le Roi de lui remettre à son retour de la campagne.
Le soir, dîner de gala au Palais. Puis, au milieu des illuminations, le Roi et les princes nous conduisent à l’embarcadère, où nous nous séparons d’eux. Nous montons dans le canot de Gustave Vasa, qui sur la rade endormie nous ramène au Lavoisier.
Avec une prudente lenteur, le Lavoisier reprend sa marche entre les îles, d’où partent sans cesse, dans la nuit, des hourras retentissants. À minuit, nous retrouvons la France et le Jean-Bart, féeriquement éclairés, et nous rentrons chez nous au bruit du canon. Des coups de canon moins inoffensifs ne vont-ils pas être tirés sur Belgrade ? Et s’ils le sont, qu’adviendra-t-il en Europe ?
Lundi 27 juillet. — Les télégrammes de Paris arrivés cette nuit, si informes qu’ils soient encore, expriment clairement de l’inquiétude et de l’impatience. On voudrait que nous fussions déjà de retour. M. Bienvenu-Martin nous fait savoir que c’est le vœu unanime des ministres présents.
M. Abel Ferry télégraphie, de son côté, que l’opinion et la presse commencent à nous reprocher de poursuivre notre voyage en un moment aussi critique.
Quelque pénible que soit un manquement à la parole donnée, je me sens obligé de renoncer aux visites promises. Nous ne pouvons rester sourds à l’appel de nos compatriotes. D’un commun accord, M. Viviani et moi, nous prenons le parti de rentrer directement en France. Cette décision aussitôt arrêtée, nous prévenons par sans-fil le Quai d’Orsay, ainsi que les ministres de France en Danemark et en Norvège. Aux rois des deux pays, je télégraphie que la gravité des événements me fait un devoir impérieux de rentrer promptement à Paris et je leur présente des excuses qui ne vont pas sans quelque embarras.
Avant sept heures du matin, ordre est donné au Lavoisier et aux torpilleurs de faire route sur Copenhague pour y charbonner et de rallier Dunkerque le plus tôt possible. De forts grains de pluie bouchent l’horizon. Un croiseur allemand, paraissant venir de Kiel et traversant la baie de Mecklembourg, nous rencontre et nous salue. Suivant la règle internationale, la France se tait, comme tout bâtiment qui porte un chef d’État, mais le Jean-Bart répond avec empressement.
Quelques minutes plus tard, apparaît un torpilleur allemand qui, à notre vue, rebrousse chemin et s’éloigne avec rapidité. Il semble n’être venu que pour constater notre présence. Les antennes de la France interceptent, d’ailleurs, un radio que le croiseur allemand précédemment rencontré a expédié après nous avoir salués. Le texte chiffré nous échappe, mais il s’agit, sans doute, d’un message qui signale notre passage au gouvernement impérial.
Le retour en France se fait au maximum de la vitesse possible du France mais les deux gouvernants sont d’autant plus inquiets que les communications radio avec la terre sont brouillés par l’Allemagne
Ainsi, non seulement, on a attendu notre départ de Russie pour lancer l’ultimatum ; non seulement on n’a pas voulu que le gouvernement français pût s’entendre avec ses alliés pour rapprocher l’Autriche et la Serbie, mais on fait, après coup, l’impossible pour empêcher le président de la République et le président du Conseil de communiquer avec leur pays.
C’est enfin l’arrivée à Dunkerque où la foule attend le Président qui repart au plus vite pour Paris.
Le Lavoisier retournera à Rochefort pour commencer ses préparatifs de mobilisation. La guerre éclate entre la France et l’Allemagne le 4 août.
Il aurait été possible pour Léon Moron d’obtenir un poste sur un cuirassé. Il choisit une arme beaucoup plus dangereuse, les sous-marins. Et c’est à Gibraltar que sera sa première affectation en liaison avec l’escadre de sous-marins britanniques.
Ce qui a été conté dans Une annotation sur un livre à bord du sous-marin Ampère en 1917 .
Bibliographie :
Raymond Poincaré : « Comment fut déclarée la guerre de 1914 » Flammarion 1939. Disponible sur Gallica.
Erskine Childers : L’énigme des sables (The Riddle of the Sands), publié en 1903 : Ce roman est basé sur l’expérience de navigation de l’auteur le long des côtes allemandes. Il y prédit une guerre contre l’Allemagne et avertit le Royaume-Uni d’avoir à se préparer à toute éventualité, y compris l’invasion de l’Angleterre. Très populaire, ce roman a constamment été réédité tout au long du XX° siècle et compte plus d’une centaine d’éditions. On y voit pointer la moustache inquiétante de Guillaume II.











