Après avoir suivi le commandant Moron dans son périple dans le Pacifique à bord du Rigault de Genouilly, je commençais à m’intéresser à une croisière qu’il effectua en Mer Rouge du 3 janvier au 2 avril 1933 quand l’actualité vint me percuter.
En ce mois d’Avril 2023, tous les états bordant la Mer Rouge sont en guerre ou en sanglantes révolutions, depuis des années et cela ne s’arrêtera pas de sitôt, au Yémen, en Arabie saoudite, en Erythrée, en Ethiopie, au Soudan. Guerres au profit souvent d’un état étranger, comme au Yémen.
Les ambassades, les étrangers, fuient par bateau vers Djeddah, le seul endroit tranquille. D’autres essaient de gagner Djibouti par terre et les soldats français sont partis à leur rencontre. D’autres encore partent dans des bus en convoi pour embarquer à Port Soudan vers Djibouti, ou essaient de gagner un petit aéroport pour rejoindre Djibouti et le palmier de zinc. C’est l’heure de la débrouille pour sauver sa peau.
Le Nil en a vu d’autres. L’histoire est un éternel recommencement.
Son journal consacré à cette croisière se trouvait dans sa bibliothèque dont j’ai hérité. Une bibliothèque de grande qualité, Léon Moron et sa femme Geneviève étaient des gens particulièrement cultivés.
Je suis le destinataire officiel de ce carnet de notes personnel.
Le commandant écrivait avec précision un texte qui n’a rien d’un rapport à sa hiérarchie. Des termes acceptables à son époque ne le sont plus maintenant et peuvent choquer.
Depuis, nègre a été remplacé par noir, puis par afro-américain. Aimé Césaire a pourtant écrit un éloge de la négritude…
Moron ne se gêne pas pour employer des mots ou expressions peu recommandables. Il décrit sans concessions les personnages qu’il rencontre et son impertinence fait le sel de ce texte. Il n’aurait jamais fait cela si ces lignes risquaient de tomber entre les mains d’un curieux. La description du tas de graisse de la femme du Négus reste strictement personnelle sous peine de complications diplomatiques.
Avec Hélène, ma fille, nous avons décidé de ne rien changer, de ne supprimer aucun mot. Nous n’allions pas céder à la mode du politiquement correct qui fait même réécrire les classiques pour enfants comme Roald Dalh.
L’écriture de ce journal devait aussi permettre au commandant de se soulager. Un commandant est solitaire. Il ne peut émettre trop de critiques envers son équipage, ni envers son supérieur. Il n’a personne à son niveau avec qui partager ses soucis. Le journal tient lieu d’oreille amicale, de défouloir.
La lecture de ce manuscrit est difficile, l’écriture minuscule et l’encre palie. Certains mots n’ont pas été reconnus. Ma fille Hélène s’est accrochée à ce travail de décryptage et de dactylographie en souvenir du commandant qu’elle admirait. Elle m’a rendu le texte accessible. Mes yeux faiblissants ne m’auraient pas permis de lire l’original.
J’avais tenté de le lire quand je l’ai reçu, mais j’avais été rebuté par le début. Le commandant, sans doute peu habitué à cet exercice, reste très factuel et en fait très ennuyeux. Ce premier chapitre sera le seul dans lequel je ferai des coupures pour ne pas assommer les lecteurs. Rapidement il expulse la crasse de son encre et devient intéressant.
C’est un marin et le pilotage dans les chenaux bordés de récifs le passionne, ainsi que tout ce qui touche à la navigation. L’arrivée à la nage des pilotes locaux, la mauvaise qualité du charbon vendu par les anglais qui les force à passer une nuit de plus en mer, les différences entre les Instructions Nautiques françaises et anglaises, le balisage approximatif. Il effectue des croquis des côtes et des villes vues de la mer dans le style des I.N.
Cette croisière en Mer Rouge est la deuxième du commandant Moron. En 1929, commandant du Baccarat, il fait escale à Djeddah, Port Soudan, Djibouti, Aden, Hodeidah.
Il fera la croisière de 1933 en tant que chef d’Etat-Major du Contre-Amiral Joubert, commandant la Division Navale du Levant.
Charles Joubert est né en 1875 à Duravel dans le Lot. A côté de Belvès où j’habite.
Il est décédé en 1947 à Vernet-les-Bains, Pyrénées Orientales (C’est dans ce village que se trouvait un camp de concentration où les étrangers étaient gardés pendant la guerre, par des gendarmes français très brutaux.).
Dès sa nomination comme amiral en 1935, il prend sa retraite pour se lancer dans l’écriture sous le pseudonyme de Jean de la Jaline. Il écrit de nombreux ouvrages sur la Marine et sur la Mer ainsi que des romans.
Le capitaine de frégate Léon Hippolyte Moron est son chef d’Etat-Major. Il assiste son supérieur en restant à ses côtés. Il transmet les ordres de l’Amiral et lui rapporte ce qu’il a appris concernant la mission. Ils sont inséparables et toujours à la recherche d’évènements politiques et militaires en gestation. La guerre de 14-18 a démontré l’importance stratégique de cette voie maritime, la Mer Rouge.
Le commandant connait le problème, quand il était rattaché à la base de sous-marins franco-anglaise de Gibraltar et surveillait les côtes d’Espagne et du Portugal. Par la suite, rattaché à la base italienne de Brindisi dont le rôle était de bloquer l’accès de la Méditerranée à la flotte austro-hongroise. Aucun gros navire transport de troupes ou d’armement n’aurait pu arriver chez les alliés s’il n’y avait pas eu ce blocus par les sous-mariniers de Brindisi.
Ce n’est pas une promenade touristique mais une enquête militaire ordonnée par le ministère de la Marine. Nous ne possédons pas le rapport officiel rédigé par le Chef d’Etat-Major et signé par l’Amiral. Contentons-nous des récits du commandant.
Le commandant et l’Amiral ne manquent pas une occasion de se rendre à terre et Léon décrit ce qu’il a vu. Les chevelures tressées des indigènes, les belles maisons en ruines, tout ce qui le surprend. Impitoyable pour certains consuls français qui ne font que rêvasser. Mais d’autres consuls français les reçoivent chaleureusement et leur fournissent une quantité de documents très importants. Quant aux anglais, notre ami Léon est féroce pour leurs femmes passant le temps à dormir et siroter de la bière.
Les deux navires de la croisière sont la Diana et le Vimy. Le Vimy, aviso de classe Arras a été construit en 1920 et démoli en 1935. Son tirant d’eau est de trois mètre vingt. Ce bâtiment est plus adapté pour naviguer dans les chenaux que d’autres navires de guerre.
Il est rattaché à la Division Navale du Levant en 1933.
La propulsion au charbon dégage un panache de fumée visible de très loin.
La Diana est plus ancien que le Vimy. C’est un Patrouilleur auxiliaire ex-yacht. Il a été construit aux Etats-Unis en 1896. En 1918 il a été acheté par la Marine française. En 1919 il est affecté à la station du Levant, puis rayé des listes en 1935, puis démoli à Bizerte.
- Source : P. Vincent Bréchignac, Flottes de combat 1929, SEGMC, 1929.
Voici l’itinéraire de la croisière : Alexandrie – Ismaïlia – Port Tewfik – Port Bérénice – Abu Amara Farat (sherm) Mohamed Ghul – Port Soudan -Djeddah – Lith – Kunfidah – Iles Farisan – Loheia –Kamaran – Hodeidah – Perim – Djibouti – Ghubet Kharab – Berbera – Aden – -Djibouti -(Addis Abeba) – Harrar – Assab -Massawa – (Asmara) – Chenaux de Souakim – Souakim – Port Soudan – Yembo – Wedj – Moïla – Île Tiran -Akaba -(Pétra) – Tor – Mersa Thlemel (côte d’Afrique) – Suez.