3 Janvier 33
Départ de Beyrouth le 3 janvier à 18 h, un peu après la nuit faite. Beau temps, mer calme, mais le ciel sali par des écharpes de nuages bas épars annonce que la pluie et le vent ne sont pas loin.
Au milieu de la nuit, la mer se fait modérément sous une brise assez fraîche de la région W. La Diana tangue et roule. Au jour le ciel est à peu près totalement couvert et nous bougeons pas mal. Quelques grains de pluie dans le courant de la journée du 4. Mouvements assez forts pendant la nuit. Le 5 au matin au petit jour, la terre d’Egypte est en vue dans sa tenue d’hiver. La brise est assez fraîche. Présenté à 8 h 30 à l’entrée des passes d’Alexandrie. Amarré au poste habituel à l’entrée de l’arsenal vers 10 h.
ALEXANDRIE 5 Janvier
L’après-midi visite au consulat ; entretien avec MM Girieux et d’Angelys au sujet de questions de liaison en temps de guerre.
Le soir dîner officiel à bord de la Diana. (hommes seulement). La brise est tombée progressivement et le ciel annonce du beau temps pour le lendemain.
Le « Théophile Gautier » qui amène Madame J. et G. est attendu à partir de 10 heures le 6. La mer l’a un peu retardé et il ne mouille dans le port intérieur qu’à 13 h. Démêlés avec la santé. Déjeuner à 14 h sur la Diana. L’après-midi, thé à bord et le soir dîner chez M Girieux, consul.
Le 7 au matin, nous allons sur le Théophile Gautier prendre les dames et les conduire au train de midi pour Le Caire. Au retour, porto chez Bodrot, adieux au consulat et déjeuner chez le même Bodrot. Retour à bord et appareillage vers 15 h pour Port Saïd.
PORT SAÏD
Beau temps mais brise fraîche du NE. Arrivée à Port Saïd vers 8 h. Déjeuner sur la Diana (M. et Mme Douin, Mme Haup, M et Mme Gicon). L’après-midi, thé chez les Douin, le soir dîner chez le consul.
Le Pasteur se mit à quai à Port Saïd en attendant qu’on lui donne le passage du canal. Première surprise, tout est en français, les affiches les journaux et les gens parlent français. Et pourtant dans les rues, je rencontre des patrouilles anglaises qui marchent comme les romains, en tortue, deux soldats en tête, la mitraillette à la main, un soldat de chaque côté et un autre derrière. Évidemment c’était l’époque où Nasser voulait libérer l’Égypte des anglais.
Je me promène dans les petites rues et je tombe sur des arabes assis par terre qui prenaient leur thé. Je suis seul et on me regarde très curieusement Je me dis en moi-même « Ils n’ont jamais vu de marin français ». A ce moment on me tape sur les deux épaules « Alors toubib que faites-vous là ! » C’était deux policiers. « Je me promène ». « Vous avez vu l’heure ? Au coucher du soleil vous avez la gorge tranchée. Il faut revenir au bateau » « Je connais le chemin » « Non, non, non, pas tout seul, avec nous. »
« Commandant nous vous ramenons votre médecin, sans nous il avait la gorge tranchée. » Le Commandant n’a pas trop protesté car il ne me connaissait pas encore très bien. Il s’est borné à quelques remontrances.
LE CANAL
Le 9, appareillage à 5 heures pour Ismaïlia – arrivée vers midi. Visites de MM. Blanc, Chateauminois, Lucas – départ pour la gare où nous recevons les dames et M de Benoist. Déjeuner à la Résidence. Le soir dîner à la Résidence. Le 10 déjeuner chez Chateauminois, dîner et bal chez Blanc.
Le 11 déjeuner sur la Diana, thé sur la Diana, dîner chez M. Solente.
LE CAIRE
Le 12 déjeuner chez M. Blanc. Départ pour Le Caire à 13 h 45. Arrivée à 16 h 15.
Réception à la gare par le Ministre de France, le consul, les députés de la nation et quelques notables. Hôtel Continental. Visite à la légation. Thé chez M. de Benoist. Dîner au Continental.
Le 13 à 9 heures visite chez les Jésuites, puis musée égyptien. Déjeuner au Continental. A 14 heures départ pour Sakkarah. Visité Memphis, les fouilles de Sakkarah, le tombeau de Ti, le Serapéum, les pyramides. Été au sphinx avec l’Amiral. Thé au Mena House. Dîner à la Légation.
Le 14 à 9 heures visite du Lycée, puis des Frères – Musée d’Art musulman.
- Fouad 1er roi d’Egypte de 1917 à 1936.
Présentation au Roi. Visite à Selky pacha. Déjeuner à 14 h chez de Benoist. Visite de la mosquée Don Touloum et de la mosquée El Hassan. Fouad 1er roi d’Égypte de 1917 à 1936. Visite de la mosquée Mehenut Ali, du palais Bijou. Thé à la Légation. Vin d’honneur à la Maison de France. Dîner de l’Amiral au Continental.
Le 15, à 11 h 30 visite au cimetière et au monument aux morts (Dupetit-Thouars, Brueys). Déjeuner au Continental. Jardin zoologique. Départ du Caire en voiture à 18 h. Arrivée à Ismalïa à 20 h 30. Dîner chez Chateauminois. Couché à la Résidence.
Le 16, embarquement sur la Diana à 7 h 45. Appareillage pour Suez. Ciel maussade mais tout de même très belles couleurs du désert sur les deux rives. Arrivé à 16 h. Visite à M. Monedon. Dîner chez lui le soir. Arrivée du Vimy à 18 h.
Le 17 – Ciel couvert – quelques gouttes de pluie vers 10 h. Sorti à Suez à la recherche de Claoué (2° Bureau). Déjeuner sur la Diana (Ct du Général Arimondi : Viola).
Visite de Claoué (agent SR français, perlier, magnifique collier).
A 16 h Thé sur la Diana, puis chez Mme Bouston. Dîner sur la Diana. La pluie tombe très fort tout l’après-midi et ne s’arrête que tard dans la soirée.
J’ai plusieurs fois emprunté le canal de Suez et ne me suis jamais ennuyé. J’avais pas mal de lectures et à l’oral du Bac j’ai étonné l’examinateur par mes connaissances sur le canal. Médecin sur le Pasteur, un magnifique paquebot qui faisait la ligne d’Indochine. Arrêt à Port-Saïd en attendant notre tour. Dans la passerelle avec le pacha et le pilote, j’étais bien placé pour admirer le paysage et la statue de Ferdinand de Lesseps. Je n’ai pas vu la première écluse du canal, dont on parle dans le deuxième livre consacré à Yersin, ouvrage qui a récolté le prix Fémina. Aucune de ces dames du prix Fémina n’a remarqué, entres autres, cette grossière erreur. Peut-être n’ont-elles pas le Bac, ou n’ont-elles pas lu ce livre.
Ce qui m’a surpris, c’est de voir des bateaux naviguer dans le sable du désert avec les montagnes à l’horizon. C’est un canal parallèle permettant le croisement, on ne voit pas l’eau, mais on contemple les vaisseaux du désert. On aperçoit bientôt un grand lac où s’entassent des bateaux en attente.
En bordure du canal, sur la rive africaine, les maisons de la mission catholique avec les sœurs (de Saint-Vincent-de-Paul, sauf erreur) qui sortent en courant, nous saluent en criant « Vive la France » et en brandissant les drapeaux. La puissante sirène du Pasteur répond de sa puissante voix grave.
Parfois au retour, je m’installe dans la cage qui fait saillie au niveau de la passerelle. De là je vois tout le flanc gauche du bateau. Quand le pilote montait à bord je m’installais dans ce poste d’observation d’où j’entendais les ordres du pilote. Le commandant restait dans sa chambre, contre la passerelle.
« Vous comprenez toubib, dans le canal je n’ai pas le droit de piloter mon bateau, seul le pilote est habilité, mais en cas de pépin, c’est moi le responsable. » Les pilotes en majorité Français, avaient une réputation d’alcooliques. Ce n’est pas compliqué de naviguer tout droit, mais j’entendais les ordres du pilote, « la barre à gauche 15 suivi presque aussitôt d’une barre à droite 20. » et cela tout du long. Le Pasteur suivait les ordres, l’arrière allait d’un bord à l’autre sans arrêt. La coque rasait le bord du canal et je me disait, c’est bon pour cette fois, l’hélice latérale du milieu va toucher la berge et sera démolie. De mon poste d’observation je guettais l’accident et rien ne se produisait. C’était déjà arrivé, plusieurs fois. Alors le bâtiment est immobilisé sur une voie de garage, il n’a plus le droit de naviguer. Avant la réception d’une hélice et son installation, il se passe un mois. Pendant ce temps, à moi la grande pyramide, le sphinx, le Musée du Caire, la vallée des Rois et tant de monuments extraordinaires. Le soir retour au bateau pour le repas et son lit.
Je dois dire que tous les pilotes ne dirigeaient pas les bateaux de la sorte.
Sur la route d’Indochine la police militaire prenait des précautions dans certaines parties du canal, des cordes étaient tendues sur le pont avec interdiction de les franchir. Les policiers armés de matraques empêchaient ainsi que des soldats ne se jettent à l’eau, la berge étant proche, de 3 à 4 mètres. De la sorte les soldats français échappaient à la guerre d’Indochine et auraient été recueillis par Nasser qui combattait les Anglais. Pour Nasser c’était excellent, des soldats préparés à la guerre, des musulmans parlant arabe. Une fois le plongeon réussi, l’audacieux se trouve dans les eaux territoriales égyptiennes.
Au niveau de la latitude de Suez en venant de la Méditerranée, tout le monde doit mettre la tenue des climats chauds, shorts, chemisettes, casquettes et plus de couverture sur le lit.
18 janvier
Transbordement sur le Vimy à midi. Claoué est venu dans la matinée et m’a montré de très belles perles.
DESCENTE DU GOLFE DE SUEZ
Appareillage à 12 h 30. Temps magnifique. Ciel pur et légère brise. Les montagnes de Suez et le petit paysage du fond du golfe ont des couleurs impressionnantes. A mesure que nous descendons la brise fraîchit – nous croisons un transport de troupes anglais le Somersetshire ainsi que plusieurs cargos.
- Le Somersetshire transformé en navire hôpital à partir de 1939.
Le Vimy roule légèrement pendant la nuit. Je suis réveillé vers 4 h 30 par des mouvements assez violents et je sens que nous n’avançons plus. Devant arriver à 6 h dans l’Est du feu d’Ashrafi, le commandant s’y est trouvé un peu trop tôt et fait des ronds.
Monté sur la passerelle à 6 h. Le jour n’est pas encore levé mais les terres de la presqu’île du Sinaï sont déjà en ombres chinoises. A l’horizon dans le sud deux cargos. La brise de nord est bien établie et souffle frais. Nous nous engageons dans la passe de Towila au sud d’Ashrafi. Le jour se lève sur toutes ces îles brûlées et sur un décor de montagnes
- Localisation d’Hurghada. (carte Wikipedia Commons).
La brise fraîchit mais la mer tombe à l’abri des récifs. Je retrouve les couleurs de perle, d’agathe et d’opale des bancs de coraux immergés et je rajeunis aussitôt de 4 ans. Passé entre l’île de Jubal et celle de Gaysum sud. Engagé dans la passe étroite du mouillage de Hurghada : une oasis de puits de pétrole et de réservoirs. (Hurghada 2000 habitants, capitale du district de Mer Rouge, Anglo Egyptian Oils Co).
Deux appontements modestes, deux bouées d’amarrage, deux bouées de pipeline flottantes – près de l’appontement une maison surmontée d’un mât de pavillon – plus loin des cases. Ce poste à pétrole parait sinon abandonné, du moins bien mort, malgré le pavillon égyptien et une Ford ( ?) araignée arrêté près d’un puits. Notre passage ne soulève aucune curiosité. Nous longeons cependant la terre à 300 mètres car les récifs de l’île Djifatin obstruent une grande partie de la passe. Nous ne les voyons pas, car le soleil est droit devant, mais dès qu’ils sont passés, la mer devient une palette de brun foncé au vert le plus délicat. A la sortie de la passe, une pirogue et deux boutres au mouillage. Droit devant, l’Ile Umm Gamar plate basse sur l’eau toute un ramleh rongé à la base. Nous passons entre elle et un petit îlot de sable, puis nous rentrons dans la mer libre, route sur Kossein. Le décor des hautes montagnes déchiquetées et violettes de l’arrière-plan africain continue à dérouler son film de région infernale. Après le déjeuner, par le travers tribord, les îles Safatja que nous n’apercevons qu’imparfaitement. Nous roulons beaucoup.
- Route du Vimy dans les chenaux de la région de Hugharda. (Admiralty charts Wikipedia Commons).
A partir de 4 heures, nous apercevons l’agglomération de Kossein, port aux phosphates – trois gros cargos déformés par le mirage sont au mouillage. Dans le fond, toujours le même magnifique décor de montagnes. Les trois cargos sont des japonais ; l’un d’eux est mouillé à l’extrémité de l’appontement et charge du phosphate. Pas mal d’animation ; de gros moyens de chargement, ligne de téléférage, transbordeur. Dans le bled, un train va vers les mines dont on distingue les taches blanches. Un certain nombre d’immeubles neufs et des réservoirs, à essence probablement, contrastent avec un amas de masures en briques crues. Deux grands mâts de TSF donnent eux aussi un ton moderne à l’ensemble. Les cargos montent à la houle et le récif en bordure de la ville écume superbement.
Nous élongeons le mouillage, puis remettons en route au 130 sur le rocher Dédalus. La houle devient immédiatement plus sensible. Le Vimy roule outrageusement.
- Le récif Dédalus et son phare. Situé presqu’au milieu de la Mer Rouge c’est maintenant un fameux spot de plongée.
Le soleil baisse sur un ciel pommelé dans le couchant. Il semble promettre de belles couleurs. Mais à peine disparu tout se noie dans un rouge faux presque terne. L’Amiral dépité descend chez lui. Je reste sur la passerelle car j’adore ces heures du jour où le soleil va apparaitre ou se noyer. Brutalement le ciel s’illumine. La toison de nuages pommelés s’empourpre, s’embrase, tandis que sous elle au ras des montagnes le vent d’opale déchire ce feu. Le spectacle est formidable ; la texture de ces lainages de feu ne peut se comparer à rien. C’est Ra dans toute sa splendeur qui étale ses ailes de feu avant de s’engloutir dans le désert de Lybie. Je bondis chez l’amiral pour lui faire partager ce spectacle et tous les deux nous restons à l’arrière contempler cette belle fin du jour jusqu’à ce que le voile mauve de la nuit vienne s’étirer sur le feu. Le soleil nous a souhaité la bienvenue en Mer Rouge.
Il fait nuit et nous roulons affreusement. Tout glisse sur mon bureau. Les tiroirs s’ouvrent. Et cependant le vent est tout à fait tombé et la houle est faible. Roulis moyen pendant la nuit.
Je monte sur la passerelle au petit jour. Le ciel est clair dans les régions zénithales, mais assez trouble dans les bas et spécialement dans le levant. On aperçoit dans l’Est les monts du premier plan de la région du cap Benas. Nous mettons le cap dessus. Le soleil se lève assez pauvrement. Peu après, aperçu le rocher Saint Jean qui est à plus de 30 milles de nous dans le sud (200 mètres de haut). Puis sort de l’eau l’île Mukawar, plate et déserte. Peu à peu le cap Benas lui-même qui est l’extrémité d’une langue de sable de plusieurs milles, sort de l’eau. Nous nous dirigeons vers la passe sud de l’île, dite passe du fer à cheval. Le récif du fer à cheval se dessine dans le clapot par un rebroussis d’écume sautillante. Chacune des extrémités de l’île Mukawar se prolonge dans la mer par une langue de récifs ou de sable vert pâle. Dans le fond du paysage, à peine visibles, les pics montent la garde. L’un d’eux, pointu comme un casque de sarrasin servira de sécurité pour les tournants dans les chenaux. Nous avons maintenant le cap sur la pointe Philadelphus dont la langue de calcaire pâle fait suite à une chaîne brûlée de ramlets. Au bord de la plage, un petit bouquet très vert, venu là par miracle, puisque tout alentour n’est que mort. Les plages de récifs découpent les dessins les plus variés dans l’eau. Impossible de déceler la roche Cygnet que nous passons à l’œil. Arrivés à un millier de mètres de la pointe nous mettons le cap sur une langue de sable qui forme la rade intérieure. Lentement le Vimy fait son passage et vient mouiller près du fond de la baie.
- Navigation délicate vers Port Bérénice. (Admiralty chart Wikipedia Commons).