Yves GAONACH fait partie des 2 500 soldats français condamnés à mort, pour désertion, durant la première guerre mondiale, mais aussi des 650 qui seront fusillés, pour l’exemple sans que leur culpabilité soit prouvée ou sans qu’ils soient plus coupables que leurs camarades. Ils ont été condamnés pour des crimes prévus par le Code de Justice Militaire datant de 1857, comme le refus d’obéissance, les mutilations volontaires, la désertion, la lâcheté ou la mutinerie, crimes punis de la peine de mort.
Le maintien de l’obéissance et de la discipline au sein des troupes a constitué un enjeu majeur pour les autorités militaires tout au long de la guerre. La justice militaire veut faire des exemples pour dissuader les soldats de basculer dans la désobéissance et l’indiscipline. En ces temps de guerre l’exemplarité l’emporte sur le châtiment.
La période ou les mobilisés partaient au Front, en chantant et la fleur au fusil a été très courte. Dès le mois de septembre 1914, pour endiguer la vague d’insubordination et de désertion du début de la guerre, des conseils de guerre spéciaux composés de trois officiers sont créés. Ils jugent sans véritable preuve, sans instruction préalable, rendent des jugements sans appel et prononcent de nombreuses condamnations à mort immédiatement exécutables. La justice militaire échappe donc à tout contrôle. les principes d’indépendance des juges, de débats contradictoires et enfin de recours ont été abolis.
En septembre 1914, les défenses de la France sont battues en brèche, les Régiments battent en retraite. Les Allemands sont à Meaux à 30 km de Paris. Le Général JOFFRE, Commandant en chef des opérations déclare : « Les fuyards doivent être recherchés et passés par les armes ». Il n’y aura plus de procédure d’appel, de recours en grâce, les procédures devant les conseils de guerre spéciaux s’apparenteront à des exécutions sommaires. Les prévenus seront désormais jugés par une « cour » composée en général du commandant du régiment assisté de deux officiers et la majorité scellera le sort du soldat. En cas de condamnation à mort la sentence est applicable dans les 24h.
JOFFRE s’avère être un général d’armée médiocre. Aucun de ses plans d’attaque ne fut une grande réussite, la victoire de la Marne est due en grande partie à une grave erreur stratégique allemande. Au début de la guerre, JOFFRE a près de 40 ans de retard en stratégie militaire Il ne comprend pas l’industrialisation de la guerre moderne. Il affirme que la guerre ne se gagnera pas par l’artillerie, mais par des percées réalisées par l’infanterie. Les politiques lui ont abandonné les responsabilités stratégiques. Son incompétence et son manque de vision stratégique le rendront responsable de centaines de milliers de morts causés par ses offensives aveugles, en envoyant les fantassins se faire massacrer par les mitrailleuses ennemies.
Yves GAONACH naît le 18 Août 1888 à Voaguer en Chateauneuf du Faou, il est le quatrième et dernier enfant de Louis et de Jeanne Marie LEVENEZ, un couple de cultivateurs installés dans ce village. Comme tous les enfants de paysans de cette fin du dix-neuvième siècle, Yves passera à l’école le temps nécessaire pour apprendre à écrire, lire et compter. Très vite comme Louis Marie, son frère aîné, il rejoindra la ferme familiale de Voaguer, où il travaillera avec son père. Ses deux sœurs, Marie Françoise et Marie Yvonne seront, quant à elles, placées comme domestiques dans des fermes voisines, jusqu’au jour de leurs mariages.
Jusqu’à ses vingt ans, Yves travaillera dans la ferme familiale. En Octobre 1909 , il prendra le train à Quimper et quittera pour la première fois la Bretagne, pour aller effectuer ses deux ans de service militaire, comme soldat de 2e classe au 106e Régiment d’Infanterie, cantonné à Chalons sur Marne. Le 25 Septembre 1911, il est libéré de ses obligations militaires et rentre en Bretagne. Il part s’installer à Morvanet Nevez, en Pleyben, où il retrouve Jeanne Marie LE GALL, une fille de paysans de cette même ville, dont il avait fait la connaissance peu de temps avant son départ pour le service militaire.
Yves et Jeanne Marie se marieront à Pleyben, trois mois plus tard, le 28 Janvier 1912. Leur fils Louis Henri naîtra en cette ville le 14 Février 1914. Yves ne profitera pas longtemps de son fils, le 3 Août 1914, l’Allemagne, deux jours après avoir déclaré la guerre à la Russie, déclare la guerre à la France.
Le 4 Août 1914, Yves est mobilisé, il participera à la Bataille de la Marne et la contre-offensive française qui suivra le mènera jusqu’à la frontière belge. Après la guerre de mouvement qui a fait 100 000 morts côté français, rien qu’en Août 1914, vient la guerre de position, avec les bombardements d’artillerie, les attaques des tranchées ennemies suivies des contre-attaques. La routine de la mort se met en place dans les tranchées, où le poilu côtoie quotidiennement le froid, la boue, la vermine, les poux, la mort et les rats qui se nourrissent des cadavres en décomposition que l’on ne prend même plus la peine de ramasser.
Bien que la guerre était attendue depuis 1911, l’état-major français n’a rien préparé, restant sur sa vision napoléonienne du combat, basée sur l’offensive à outrance. Au début de la guerre l’Artillerie allemande est trois fois supérieure à la française. Les chars Renault FT17 n’arriveront sur les champs de bataille qu’en 1917. Le fantassin français armé de son fusil Lebel qui date de 1887 et de sa baïonnette, monte à l’assaut des mitrailleuses allemandes, vêtu de sa capote bleue et de son pantalon rouge. Le soldat français ne possède même pas de casque, il n’a pour se protéger qu’une cervelière, sorte de calotte en acier qu’il porte sous son képi. Les casques modèle Adrian ne seront distribués qu’en septembre 1915. Au début de la guerre 77 % des blessures des soldats français sont dus à des éclats d’obus à la tête, après l’arrivée des casques Adrien ce chiffre descendra à 22 %.
Le 1er Décembre 1914, Yves GAONACH avec 450 autres soldats est affecté au 3e Bataillon de Marche d’Infanterie Légère d’Afrique, en opération à Ypres en Belgique et qui vient de subir de lourdes pertes humaines. Ce Bataillon cantonné en temps de paix en Tunisie est arrivé à Marseille, début novembre 1914, par le vapeur « France » et a rejoint en train le Nord de la France, puis est venu occuper le canal de L’Yser à Ypres. Ce 3e BILA fait partie des fameux Bat d’Af où sont affectées les fortes têtes où les repris de justice que l’on veut éloigner de France.
Le 4 Décembre, sous un pilonnage massif d’artillerie la Compagnie d’Yves attaque les tranchées ennemies. Pour gagner une longueur de tranchée de 200 mètres, vingt hommes sont tués, la pluie transforme les tranchées en bourbier. Le lendemain, nouvelle attaque, le Chef de Bataillon, le Commandant DUTERTRE est tué au début de l’assaut. Cent mètres de tranchées sont gagnés à la baïonnette, en raison de la boue où les hommes s’enlisent, les fusils ne fonctionnent plus. Les Allemands contre-attaquent au mortier et à la grenade à main et repoussent les Français à leur position initiale. De nombreuses pertes humaines sont subies.
Les jours suivants, les escarmouches continuent, Yves est toujours soumis à ces périodes de huit jours : quatre jours en 3e ligne, deux jours en 2e ligne et deux jours en première ligne et chaque jour le Bataillon subit de lourdes pertes.
Ce 16 Décembre 1914, la compagnie d’Yves entame son premier jour en première ligne, à Hollebeke. Il est 20 heures et il pleut, Yves est assis dans sa tranchée. Il regarde son pantalon rouge boueux, il sent dans la poche de sa capote le porte feuille où il garde les photographies de sa femme et de son fils. Il allume une cigarette, le moyen le plus sûr serait de lever la main avec la cigarette allumée, au-dessus de la tranchée, un tir allemand ne tardera pas. Mais Yves ne veut pas être blessé par les Allemands, alors tenant son lebel de la main droite, il pose sa main gauche, à plat sur la gueule du canon et appuie sur la détente, la munition lui traverse la main.
Yves crie, il appelle à l’aide, mais personne ne vient. Passant son arme sur son épaule et la main ensanglantée, il décide de repartir vers l’arrière. Il atteint la maison où il se trouvait le matin même et y prévient le sergent-major BASTIEN, un des deux infirmiers présents le panse. Le lieutenant commandant la 4e section qui arrive sur les lieux l’envoie au poste de secours, pour y recevoir des soins. Interrogé Yves lui déclare n’avoir pu prévenir personne de son départ et avoir été blessé par un camarade imprudent qui rechargeait son arme.
Le 17 Décembre à 10 heures, au poste de secours, le médecin-major de 2e Classe LANNOU, Chef de l’Ambulance N°13 examine la blessure à la main d’Yves. Il constate une plaie à la main gauche par coup de feu, le trou d’entrée est dans le pli digito palmaire, entre le médius et l’annulaire et porte des traces de poudre. Le trou de sortie est à la face dorsale de la première phalange du médius. Ce médecin croit entendre de GAONACH que celui-ci s’est blessé lui-même en rechargeant son fusil.
Le médecin major doute que la blessure soit involontaire, il garde Yves GAONACH au Poste de secours en convalescence et transmet un rapport relatant ses doutes quant à la véracité des dires du blessé en demandant qu’une enquête soit ouverte en vue d’un éventuel passage en conseil de guerre.
Une mutilation volontaire étant considérée par le Code de Justice Militaire comme un abandon de poste.
Le Lieutenant MEGE, Commandant de la 2e Compagnie, reçoit ce rapport le 21 Décembre et le retransmet le 26 Décembre au Commandant FAUCHET, Chef de Bataillon au 3e BILA en affirmant que GAONACH a quitté la première ligne, sans prévenir sa hiérarchie et qu’ensuite pour couvrir son départ se serait tiré une balle dans la main. Il demande qu’Yves GAONACH soit traduit devant le Conseil de Guerre.
Le 6 Janvier 2015, le Général VIDAL, Commandant la 31e Division d’Infanterie, convoque le Conseil de Guerre de sa Division, pour le 7 Janvier à 13H, aux fins d’y juger le Chasseur Yves GAONACH convaincu d’Abandon de Poste par Mutilation Volontaire.
Le 6 Janvier, Yves est au Poste de Secours, il vient d’apprendre qu’il risque le Conseil de Guerre, il prend peur. A dix heures, il s’évade du Poste et se dirige vers Poperinghe, bourgade à la frontière française. Il s’y cache dans une ferme abandonnée par ses habitants. Dénoncé par des voisins, la Gendarmerie de Stennvoorde viendra l’arrêter le 8 Janvier 1915 à 15 heures et le retrouvera caché dans une meule de foin. Yves est alors incarcéré à la prison de Dunkerque, à son crime d’abandon de poste par mutilation volontaire s’ajoute désormais celui de désertion à l’étranger en temps de guerre.
Le 5 Février, Yves GAONACH est transféré, par les gendarmes à la prison du camp de Proven. Deux jours plus tard, le Général FERRY, Commandant de la 11e Division d’Infanterie ordonne la mise en jugement directe de GAONACH et convoque le Conseil de Guerre pour le 9 Février à 14 heures, aux fins de l’y juger pour les deux crimes qui lui sont imputés.
Le 9 Février à 14H s’ouvre au Conseil de Guerre de la 11e Division d’Infanterie, à Proven, le procès d’Yves GAONACH. Le Tribunal est composé du :
- Lieutenant Colonel COLIN, Commandant du 26e R.I nommé Président.
De quatre juges, les :
- Commandant BEAUJEAN, du 26e R.I
- Capitaine AZAN, du 69e R.I
- Lieutenant DENOYELLE, du 69e R.I
- Adjudant POST , du 26e R.I
du Lieutenant JOUBLOT, Commissaire du Gouvernement
de l’Adjudant CROISIER, Greffier
Après les réquisitions du Commissaire du Gouvernement, le Président pose au Conseil les trois questions suivantes :
1°) le Chasseur de 2éme Classe GAONACH Yves du 3e Bataillon de Marche d’Infanterie Légère d’Afrique est-il coupable d’avoir, le 16 décembre 1914, aux environs d’Hollebecques (Belgique) abandonné son poste dans la tranchée, en se mutilant volontairement ?
2°) Le dit abandon de poste a-t-il eu lieu en présence de l’ennemi ?
3°) Le dit GAONACH sus-qualifié est il coupable d’avoir le 6 Janvier 1915, étant en traitement au poste de secours du Bataillon à Ypres, déserté à l’étranger en temps de guerre, pour s’être absenté illégalement de son corps, hors de France, du 6 janvier 1915 jour de l’absence constatée au 8 janvier 1915, jour de son arrestation par la Gendarmerie de Steenvorde (Nord) ?
Le Conseil répond positivement et à l’unanimité aux trois questions qui lui ont été posées. En conséquence, le Conseil condamne à l’unanimité Yves GAONACH à la peine de mort et aux frais de justice envers l’Etat, frais qui se montent à 12,40 Francs. L’issue de ce procès était tellement prévue d’avance que le nom du défenseur de l’accusé n’est même pas mentionné dans les minutes du procès.
Immédiatement, le Général FERRY, Commandant la 11e Division d’Infanterie signe l’ordre d’exécution et en fixe la date au 10 Février à 7 heures.
Yves GAONACH sort donc de la cave où il était tenu reclus, ce 10 Février 1915 à 6H45. L’Adjudant CROISIER en présence du Lieutenant DENOYELLE, lui donne lecture du jugement et de l’ordre d’exécution. Yves reste calme et marche lentement devant les troupes rassemblées. Il est attaché au poteau, on lui bande les yeux et on lui accroche un mouchoir blanc, au niveau du cœur. Le peloton composé de douze hommes, quatre sergents, quatre caporaux et quatre soldats, fait feu à l’ordre de l’officier. Yves tombe mort, le coup de grâce n’est pas nécessaire.
Étonnamment, ce même 10 Février 1915, le 3e BILA est rattaché au 33e Corps d’Armée qui est commandé par un homme qui fera parler de lui, deux ans plus tard, en 1917, pour avoir maté dans le sang les mutineries dans l’armée française : le Général Philippe PETAIN.
Jeanne Marie LE GALL, à Pleyben, apprendra la nouvelle de la mort de son mari, quelques jours plus tard, en recevant sa dernière lettre, écrite avant son exécution. Elle restera fidèle à sa mémoire jusqu’à sa mort à l’âge de 80 ans, le 14 Janvier 1958 à Quimper. Le journal « La Dépêche de Brest » du 9 Juin 1915 annoncera qu’Yves GAONACH est tombé au champ d’honneur, ce qui évitera à sa famille, la honte et l’ostracisme réservés aux proches des « déserteurs » et des « traîtres à la patrie ».
En cette année 1915, cette justice d’exception enverra à la mort 290 soldats, fusillés pour l’exemple. Les militaires vont se rendre compte que les exécutions de soldats français, avec leur cérémonial, ont l’effet inverse de celui escompté, elles détruisent le moral des troupes. Les politiques vont reprendre la main, à partir du 26 Avril 1916, les Conseils de Guerre Spéciaux sont supprimés et les droits fondamentaux seront rendus aux accusés. Ils seront défendus, pourront se pourvoir en révision et solliciter la grâce présidentielle.
Entre le déluge de feu, les pilonnages d’artillerie, les assauts meurtriers, les massacres quotidiens, l’omniprésence de la mort, le soldat perdu était-il mentalement perturbé par l’horreur de ce qu’il vivait ou un lâche fuyant le combat ? Chacun saura répondre à cette question.