Château
Le château de Bellefosse protégea les villageois du Ban de la Roche jusqu’à sa destruction, à la fin du Moyen Age, sur l’ordre de l’évêque de Strasbourg. Celui ci accusait de brigandage le seigneur du lieu, Gérothée de Rathsamhausen. Encore aujourd’hui, nos voisins piennerés racontent des sornettes abracadabrantes de souterrains et d’oubliettes dans lesquels il aurait torturé de riches bourgeois pour leur faire avouer où était leur magot. Comme si des richards avaient eu quelque chose à faire à Bellefosse ! Il n’y passe aucun grand chemin, que je sache ! alors, qu’est ce qu’un bandit de grand chemin pourrait bien avoir à y faire ? Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose !
Un vrai Ban de la Rochois sait que son château l’a toujours protégé, par des moyens militaires tant qu’il a tenu debout, puis par des moyens magiques. Si ne me croyez pas, prenez les vieux registres d’état civil, qui sont tous postérieurs à la destruction du château. Vous verrez que, durant le terrible 17e siècle, qui vit la population du Ban passer de 1200 à 100 ou 200 habitants, l’on survivait fort bien à Bellefosse, au pied du château. Les familles y avaient 5, 6, 10 enfants, ils ne mouraient pas prématurément, et ils faisaient souche à leur tour. On peut dire que Bellefosse a en grande partie repeuplé le reste du Ban de la Roche.
Un jour, mes parents et moi eûmes l’idée d’aller visiter ce village auquel nous devons la survie de nos ancêtres, donc notre existence. Nous étions sur une route départementale, loin de toute habitation. Nous demandâmes à un vieil homme de nous indiquer Bellefosse. " Vous y êtes ", répondit il. A perte de vue, s’étendait la campagne déserte.
Fort surpris, nous demandâmes le centre ville. " Vous y êtes ", répéta notre interlocuteur avec obstination. Explications données, il voulait dire par là qu’il y avait autant de hameaux devant que derrière, et autant à droite qu’à gauche, tous à quelque distance.
Au Ban de la Roche, il n’y a pas que les lieux souterrains qui sachent être invisibles.
Cheval
Quand il voulut mettre fin aux procès de sorcellerie, le seigneur de Veldenz cassa lui même la jambe de son cheval et cria au sortilège. On lui trouva une " coupable ", qui avoua, la torture aidant. C’est alors que le seigneur raconta quel avait été son propre rôle. Il fit donner la question au bourreau, qui reconnut avoir appliqué des tortures trop dures et fait condamner des innocents.
Légende ? Peut être pas tout à fait. Dans sa confession, la sorcière Georgette la Neubourgoise avoue avoir fait mourir un " cheval grison " du Comte. Cette haxe paraît, plus que d’autres, s’être laissé dicter le contenu de ses aveux, car elle reconnaît aussi que " lorsque la veuve du Muhler mourut, Piercin son diable vint le lui dire, et aussi comment elle mourut ". Sur ce point, Georgette ne donne pas plus d’explications, mais cela suffit sans doute à la justice pour expliquer la mort de cette meunière, qui avait grand besoin d’éclaircissements, en effet : toujours d’après les archives du fond Saint Thomas à Strasbourg, elle fut renvoyée libre par le tribunal, mais trouvée morte, rouée de coups, le lendemain, et le Tribunal attribue son meurtre à " son diable ", ce que personne n’est obligé de croire.
Clé
La nuit, évitez de fermer votre porte à clé. Si par hasard le Christ venait à vous rendre visite, il n’oserait pas insister et passerait son chemin.
Cloche
Le Ban de la Roche n’a pas toujours été pauvre. Son siècle d’or fut le 16 ème siècle, quand les mines et la forge du seigneur de Veldenz tournaient à plein régime. L’église de Belmont put même alors s’offrir une cloche d’argent.
Pendant la guerre de Trente ans, pour la soustraire à l’ennemi, quelques villageois l’enterrèrent. Hélas, ils furent parmi les victimes du massacre, si bien que personne ne sait plus où la cloche d’argent est enterrée. Dans le clocher de Belmont, sa place est toujours vide, et la pauvre Maria Magdalena (voir ce mot) est maintenant seule à sonner. Si vous ne me croyez pas, demandez à Léon Kommer, qui est monté exprès dans le clocher pour vérifier.
Si vous vous promenez dans les bois près de Belmont, il est possible que vous entendiez un tintement merveilleusement cristallin. C’est la cloche d’argent qui appelle à l’office les populations disparues du Ban de la Roche.
Colombe
Un jour, un oiseau merveilleux apparut sur un chêne, à l’emplacement de l’actuelle église de Belmont. D’où le pèlerinage, probablement très ancien (la référence à l’arbre est indiscutablement païenne) qui a toujours conduit des gens à Belmont. L’origine de l’église est très ancienne : on a retrouvé les squelettes de ses anciens prêtres enterrés sous le chœur, les têtes orientées vers le soleil levant.
Avec le protestantisme, l’oiseau fut assimilé à la colombe du Saint Esprit.
Belmont, était, plus que d’autres villages du Ban, reliée à l’extérieur par des chemins, pour son plus grand malheur en cas de guerre.
Géographie souterraine
A l’emplacement de l’actuelle tourbière du champ du Feu, la légende veut qu’il y ait eu un lac, et les géologues ne peuvent qu’être d’accord puisque les tourbières proviennent du comblement d’anciens lacs.
Il était sans fond et communiquait avec la cathédrale de Strasbourg, sous laquelle une autre légende place également un ancien lac. Qui a dit que les vieilles histoires manquaient de logique ?
C’est fou ce qui se passe de choses, sous la terre du Ban de la Roche. Comme vous le savez, les populations disparues y sont appelées à l’office par le son de la cloche d’argent de Belmont.
Ce doit être drôlement habité, la dessous, car, au gré des vielles légendes, nous apprenons qu’en plus de la population que nous lui connaissons, le Ban a eu, on ne sait trop quand, des habitants juifs, des catholiques, des mineurs qui ne se mélangeaient pas au reste de la population, et j’en oublie sans doute.
Grand Courteau
D’après la légende, le village du Grand Courteau fut rayé de la carte durant la guerre de Trente Ans, et ses habitants exterminés dans d’atroces tortures. Légende probablement exacte car, en construisant la route de Freudeneck à Belmont, on mit au jour les fondations de murs très épais.
Gruson
Là, ce n’est pas une légende, mais un fait historique dont j’ai la preuve documentaire : le diadelé Gruson a de bonnes chances d’être de mes ancêtres. Aussi vrai qu’on descend plus souvent de l’amant de sa grand mère que de son mari ! Ce diable était l’amant de mon ancêtre Madeleine Thon. Si vous ne me croyez pas, allez aux archives du Bas Rhin consulter sa confession dans les dossiers des procès de haxerie. J’espère que vous n’aurez pas l’audace de contester les minutes du tribunal. Il y a autorité de la chose jugée.
Juifs
Au Champ de feu, on appelle " têtes de juifs " des petits monticules couverts d’airelles et de mousses. Cette expression fait référence à une tragique persécution qui eut lieu, paraît-il, en 1349 : des juifs furent enterrés vivants sauf la tête, et furent laissés à mourir ainsi.
A ce propos, on est surpris d’appendre qu’il y avait des juifs au Ban de la Roche. Voilà qui ne cadre pas avec l’idée que nous avons d’eux : une population essentiellement urbaine. Les vieilles légendes sont pleines de surprises, et l’on voudrait en savoir plus sur ce sujet, mais hélas, les clés sont perdues.
La Perheux
Il ne s’agit pas d’un endroit habité mais d’un col qui a une grande importance dans le réseau de communication du Ban de la Roche, puisqu’il met en relation les deux vallées dont la seigneurie était composée.
De plus, lorsque Belmont était un lieu de pèlerinage attirant des populations étrangères au Ban de la Roche, celles ci devaient passer par La Perheux pour y arriver. D’où toujours, aux alentours de Belmont, une circulation, par voie de sentiers et petits chemins, bien supérieure à ce que l’on pourrait croire en voyant ce village perché dans ses chaumes.
Il est bien dommage de ne pas en savoir plus sur ce fameux pèlerinage, qui fut sans doute païen, puis catholique avant d’être converti au protestantisme sous la forme de grandes fêtes de Pentecôte à Belmont. Il faut malheureusement reconnaître que tout ce qui n’est pas mémoire protestante tend à tomber dans l’oubli.
La Perheux était, au Moyen Age et à la renaissance, le lieu des exécutions capitales. Les pèlerins qui venaient à la chapelle de Belmont jetaient des pièces d’argent pour racheter les âmes des condamnés. C’est peut être pour cela qu’on dit qu’il y a un trésor enfoui à la Perheux.
Par ailleurs, il faut se souvenir qu’au Moyen Age, un des modes d’exécution prisé des seigneurs consistait à enterrer le condamné jusqu’au cou et à le laisser ainsi.
D’où sans doute la légende du "trésor qui crie", qui a sans doute correspondu à une réalité. En effet, en passant par La Perheux, on devait parfois croiser ces têtes en train de hurler. Comme c’est là aussi que les pieux pèlerins, qui étaient nombreux, jetaient des pièces pour le rachat des âmes, on peut imaginer, en théorie, cette scène dantesque : de pauvres hères, poussés par la faim, osant ramasser les pièces parmi les têtes hurlantes.
Dans un registre mineur, dans des périodes plus paisibles, il devait être relativement courant de trouver une piécette par terre en passant par La Perheux. Il devait être tentant de la ramasser, car les gens étaient très pauvres, et les exécutions capitales pouvaient à certaines époque apparaître comme de l’histoire ancienne.
Mes ancêtres sorcières ont été brûlées à La Perheux.
Maria-Magdalena
C’est le nom de la cloche de l’église de Belmont (pas la cloche d’argent qui a disparu, mais sa copine de bronze, celle qui reste).
Mauvaise rencontre
La peur était omniprésente, et les fantômes terrifiants vous attendent, par nuit noire, à chaque coin. Au château de la Roche, Gérothée de Rathsamhausen, le seigneur-brigand, revient sous la forme d’un gros chien noir. Près de la ferme du Sommerhof, ce ne sont que chiens fantômes, charrettes fantômes, êtres invisibles qui tombent sur vos épaules et vous obligent à les porter, ou qui vous égarent et vous font tomber dans quelque trou.
A noter cependant que les voyageurs étaient rarement l’objet de violences directes : on se sentait suivi, les fantômes apparaissaient, dansaient, aboyaient, etc ... au pire, ils vous égaraient, mais ils disparaissaient souvent une fois atteintes les premières maisons du villages.
Ceci se réfère sans doute à l’expériences des anciens Bandelarochois. Ils étaient bien obligés de voyager de nuit, car, étant donné qu’ils n’avaient pas de relations commerciales et autres avec leurs voisins des villages catholiques, ils devaient souvent se déplacer jusqu’à Barr, la première ville luthérienne, ce qui fait un bon bout à pied et obligeait à rentrer de nuit. Ceci étant, malgré les terreurs, les gens se rendaient compte qu’ils arrivaient quand même vivants chez eux.
D’une façon générale, le Ban de la Rochais qui devait autrefois se déplacer était confronté au problème des terreurs liées au fait de passer la nuit dehors. En effet, par définition il n’allait pas dans un village tout proche puisque ceux ci étaient catholiques et n’avaient pas de relations de cousinage ou d’affaires avec le Ban. Il allait donc au moins jusqu’à Barr. Et il n’avait généralement pas les moyens de dormir à l’auberge. Donc, en général, il rentrait tard et se trouvait dehors au moins une partie de la nuit, voire toute la nuit si quelque chose le retardait.
Une autre occasion de passer la nuit dehors, dans une légère cabane, était l’importante activité de fabrication du charbon de bois.
Mineurs
A l’époque des procès de sorcellerie, l’exploitation des mines était le grand projet des Comtes de Veldenz, seigneurs du Ban de la Roche. Ce qui explique sans doute que, comme les mineurs, pourtant étrangers et marginaux, ils aient pu passer entre les gouttes. Les bûchers ne flambaient pas au hasard.
Nonne
Autrefois, il y eut à Belmont un couvent habité par des nonnes qui faisaient beaucoup de bien. L’une d’entre elles continue d’apparaître à minuit, accompagnée d’un porcelet courant sur trois pattes, et sa rencontre porte bonheur.
Pourquoi un porcelet courant sur trois pattes ? la aussi, la clé est perdue, car, si Belmont fut catholique avant la réforme, il s’agit là d’une strate très ancienne de sa mémoire, et l’on n’y a pas un accès aussi large qu’on voudrait.
Oberlin
A la charnière du 18 eme siècle et du 19 eme siècle, le célèbre pasteur Oberlin eut, au Ban de la Roche, une importante action sociale et pédagogique.
Il encourageait les villageois à raconter leurs légendes, il était lui même très sensible au surnaturel, et souvent prêt à admettre une intervention de l’au-delà.
Voilà comment il commente un épisode dans lequel les villageois du Ban de la Roche retrouvent miraculeusement deux enfants perdus dans la neige depuis plusieurs jours alors qu’un voyageur perdu et son cheval ont été retrouvés gelés (extrait du journal de Sara Banzet) :
"Papa Oberlin a réuni les villageois de Waldersbach à l’église, pour rendre grâces tous ensemble. Il a rappelé le sort de l’homme gelé, de son cheval, il a dit que, dans l’invisible, des choses ont lieu, qui ne nous sont pas données à comprendre, que, peut être, pour le compte des vies, cet homme et son cheval sont morts gelés, pour que nos enfants nous soient rendus..."
Piennere
Habitant de Plaine (village catholique voisin du Ban de la Roche).
Rocher des poupons
Bonne pierre sous laquelle poussaient les enfants de Belmont. Il suffisait d’aller les y chercher.
Saint Jean-Baptiste
Saint Jean-Baptiste est un authentique personnage biblique auquel, normalement, même le protestant le plus sourcilleux ne devrait rien trouver à redire, à condition seulement d’enlever le mot " saint ".
Il est donc difficile de s’expliquer pourquoi le pasteur Nicolas Marmet, grand allumeur de bûchers par ailleurs, avait à ce point pris en grippe la statue du saint, qu’il alla la noyer dans la Chergoutte. Les paroissiennes l’obligèrent à aller la repêcher.
Ce genre d’histoires est très frustrante, car on sent que la clé en est perdue. On se doute que le Jean-Baptiste du Ban de la Roche n’était peut-être pas aussi biblique qu’il le paraissait. Les femmes lui demandaient des enfants, comme à n’importe quelle " bonne pierre " authentiquement païenne. D’où, peut-être, la colère du pasteur, mais ce n’est qu’une hypothèse.
Nous ne saurons jamais pourquoi le pauvre Jean-Baptiste rassemblait ainsi les foudres sur sa tête. A tel point que le prénom le plus à la mode, au Ban de la Roche, c’était Salomé.
Vous connaissez l’histoire : le roi Hérode avait une femme, Hérodiade, que Saint Jean Baptiste ne cessait d’insulter en la traitant de putain. D’un précédent mariage, Hérodiade avait eu une fille, Salomé. Celle-ci accepte de danser la " danse des sept voiles ", autrement dit un strip-tease, puisqu’elle enlevait les voiles un par un. Pour la récompenser, ce vieux cochon d’Hérode lui demande ce qu’elle veut. A la demande de sa mère, elle réclame la tête de Jean-Baptiste, qui lui est apportée sur un plat d’argent.
Donc, appeler les filles du Ban Salomé, ce n’est pas très gentil pour Saint Jean Baptiste. Ou bien ce n’est pas très gentil pour le Christ, dont Jean Baptiste est un double : tous deux sont nés de façon miraculeuse, ils sont cousins, et leur message spirituel est sans doute assez proche, puisque Jean Baptiste a baptisé le Christ. Ou encore, ce n’est pas très gentil pour les Ban de la Rochoises, assimilées à la meurtrière de Jean Baptiste et, symboliquement, du Christ.
On se dit que la christianisation du Ban de la Roche n’a pas du être un long fleuve tranquille, et on enrage de ne pas en savoir plus. Mais c’est ainsi. La tradition orale n’est pas immortelle. Il y a des légendes sous lesquelles on retrouve aisément la situation humaine qui les a créées, d’autres pour lesquelles on la devine avec difficulté, et d’autres encore pour lesquelles on se dit qu’on a décidément plus la clé.
Sainte Elizabeth
Près de Belmont, une mine de fer, qui s’appelle maintenant " Trou du loup ", s’appela autrefois " filon Sainte Elizabeth ". Pourquoi ? Vous m’en demandez trop. C’est une strate trop enfouie de la mémoire du Ban de la Roche, datant de l’époque où il y avait des catholiques et des mineurs. Comme ces derniers ne se mélangeaient pas au reste de la population, et sont tous partis en 1635 après l’incendie de la forge, il n’y a guère de chance que nous en apprenions plus.
Sainte Odile
Dans la société violente du haut Moyen Age, il ne faisait pas bon naître femme et de surcroît aveugle, comme notre petite voisine Sainte Odile.
Point n’est besoin d’être catholique pour donner toute sa sympathie à cette sainte.
Après la réforme, il paraît que l’église de Fouday conserva des fresques la représentant, jusqu’à ce que Marmet, toujours lui, les fît badigeonner. La Sainte Odile était également un repère important dans le calendrier. On disait : "à la Sainte Odile". Il semblerait donc qu’il y ait eu des liens, avant la réforme, entre le Ban de la Roche et le proche monastère de Sainte Odile.
La réforme n’empêcha pas la petite sainte de conserver, par quelque souterrain, un accès jusqu’au coeur de ses voisins protestants. Encore au 19 ème siècle, mon lointain cousin, le peintre Gustave Brion, qui illustra la vie du Ban de la Roche, ne se gêna pas pour peindre un tableau représentant des pèlerins au Mont Saint Odile.
Seigle
Les toits de chaume du Ban de la Roche n’étaient guère étanches, et il arrivait que le seigle qui y était conservé vienne à germer. On le disait alors toxique. Tel n’est pas le cas. Aujourd’hui, on trouve du seigle germé dans les magasins diététiques. Ce n’est pas un poison. Ce qui est très toxique, c’est l’ergot de seigle, un champignon parasite.
Cela fait un peu peur de se dire que nos ancêtres voyaient le danger là où il n’était pas (dans le germe) et ne le voyaient pas là où il était (dans l’ergot). Or, le seigle était la base de leur alimentation. Il y en a pas mal qui ont du s’intoxiquer sévèrement. Voilà sans doute qui explique certaines accusations d’empoisonnement et de haxerie, d’autant plus que l’imagination aussi était anormalement stimulée : c’est de l’ergot de seigle que l’on tire le LSD. A noter que les métiers de bouche sont assez fortement représentés parmi les victimes des procès de sorcellerie, puisque nous trouvons deux meunières et deux femmes qui paraissent avoir été les épouses successives de l’aubergiste Dimanche Georges, alias Ringelsbach.
A noter aussi l’importance vitale qu’attachait le pasteur Oberlin à une meilleure maîtrise des plantes : il exigeait que les élèves de ses écoles connaissent le nom et les propriétés de chacune de celles qui croissaient au Ban de la Roche. Comme on le comprend ! Dans une région où ses paroissiens avalaient de l’ergot de seigle sans sourciller, voire pour se soigner, ce n’était pas du luxe.
Mais au fait, est-il vrai que tous les Ban de la Rochois confondaient l’ergot de seigle et le germe ? En tous cas, les sages-femmes connaissaient les propriétés d’aide à l’accouchement de l’ergot (pris à très faibles doses), et il devait bien y avoir quelques haxes qui connaissaient aussi ses propriétés abortives.
Il reste que l’absorption involontaire, voire le refus de prise de conscience du danger, a du se produire aussi. En effet, l’ergot est un champignon qui sait se reproduire. Quand un champ est infesté, il peut l’être complètement et pour plusieurs années. Il a bien dû arriver que nos ancêtres, qui n’étaient pas riches, ne puissent se permettre de jeter toute leur récolte de seigle et préfèrent se boucher les yeux, pour leur grand malheur car les intoxications à l’ergot sont terribles : gangrène, hallucinations, mort. De même, quand fut introduite la pomme de terre, bien avant Parmentier, on la mangeait, bien que la croyant toxique. Si un voisin entrait, on cachait le contenu de son assiette pour éviter d’être marginalisé par crainte de la contagion, mais tout valait mieux qu’un ventre creux.
Souterrains
D’après nos voisins piennerés, le château du Ban de la Roche, celui où, prétendument, l’on faisait pourrir les riches marchands dans des oubliettes, communiquait par des souterrains avec d’autres coupe-gorge. Je reconnais bien là les calomnies des papistes d’au delà de la rivière ! Un bon protestant du Ban de la Roche ne croit pas un mot de ces sornettes ! Il n’en a même pas entendu parler, et pourtant, il connaît les vieilles légendes autant qu’un autre.
Il faut quand même reconnaître qu’une descendante de protestants du Ban de la Roche, lorsqu’elle regarde son arbre généalogique, se demande aussi parfois par quel souterrain tel ou tel de ses ancêtres est arrivé au Ban. Il ne vient jamais des villages ou des villes catholiques voisines. Plaine, Natzwiller, Schirmeck, pourraient aussi bien ne pas exister. Ce n’est pas en lisant son arbre généalogique qu’un protestant apprendra leur existence. En revanche, il y trouvera des ancêtres venant de beaucoup plus loin. S’il élargit son horizon mental jusqu’à l’histoire générale du Ban de la Roche, il aura parfois l’impression que la Suède est tout près, si l’on mesure les distances en lieues du Ban de la Roche : les seigneurs de Veldenz descendaient des rois de ce pays, et le pasteur Oberlin admirait le mystique suédois Swedenborg. Géographie luthérienne !
Stouber
Le pasteur Stouber, prédécesseur d’Oberlin, était, contrairement à son illustre successeur, très réticent devant les histoires à se faire peur.
Cet extrait du journal de sa servante, Sara Banzet, donne le ton :
"Les enfants, parce que le ciel est chargé de nuages noirs et bas, se mettent à parler des sorcières de La Perheux. C’est à qui fera le plus peur aux autres. Ils en ont entendu la nuit qui frottaient leur balai aux murs des maisons, ils en ont aperçu de loin qui couraient, avec des cris aigus, avant de se perdre dans la forêt de Waldersbach... Je leur dis que les sorcières qu’ils inventent leur font plus de mal que les autres... "
Thématique utilitaire
Au Ban de la Roche, la vie était dure, et l’on appréciait que les fantômes puissent rendre des services, comme d’annoncer le temps qu’il va faire. Annonciateurs de mauvais temps : un petit bonhomme bleu, un chien hurlant, le " sotré " (esprit apparaissant sous la forme d’un vent tourbillonnant), etc... il y en a des quantités. Quand ils apparaissent, vite ! rentrer le foin ! rassembler les bêtes ! On ne peut pas se permettre de perdre quoi que ce soit de ses quelques biens.
Transformations
Quelle est la bonne version de telle ou telle légende ? Discutons en, mais, s’ils vous plaît, ne nous excommunions pas sur ce point, et soyons conscients qu’une légende qui reste vivante se transforme, comme en attestent l’histoire des Trois Princesses (revivifiée au 18 ème siècle, quand les trois dernières comtesses palatines perdirent le pouvoir) ou celle de l’oiseau de Belmont (qui se prêtait à la convergence, en contexte protestant, avec l’Esprit Saint).
Une transformation relativement moderne concerna la légende qui veut que les changements soient annoncés par des bruits dans les airs, gracieuses musiques parfois, mais aussi annonces plus tragiques : on dit que la guerre de 1870 fut annoncée par des bruits de canons, de voix vociférant des ordres, etc...
Une autre légende moderne est celle de l’auto-stoppeuse fantôme. De modernes automobilistes sont persuadés d’avoir pris à leur bord une auto-stoppeuse qui semblait parfaitement normale mais qui disparut soudainement de leur véhicule. Il s’agirait d’une victime de la route qui essaie de provoquer d’autres accidents en entraînant les conducteurs dans des endroits dangereux.
On reconnaît la une convergence entre d’une part le thème typiquement Bandelarochois de la mauvaise rencontre, et d’autre part le thème moderne de l’auto-stoppeur fantôme, que l’ethnologue Claude Seignolle, spécialisé dans le recueil de légendes, a rencontré un peu partout en France.
Ceci nous montre que l’époque moderne n’a pas perdu le pouvoir de créer des légendes.
Les légendes qui ne transforment plus ne sont hélas que des survivances, et nous ne pouvons que constater avec frustration que nous n’en avons plus les clés psychologiques et humaines. Tel est le cas pour le fond juif ou catholique, enfoui sous 500 ans de strates protestantes.
Trésor perdu et feuilles de chêne
Il y a plusieurs trésors perdus au Ban de la Roche : un sous le château de Bellefosse, l’autre au col de la Perheux, l’ancien lieu des exécutions capitales. Dans les deux cas, il faut creuser à minuit et ne pas se laisser impressionner par les cris d’enfer que l’on entend. Plus on creuse, plus ils redoublent. Jusqu’ici, tous ceux qui ont essayé se sont enfuis en courant avant d’atteindre le trésor. Après avoir repris leurs esprits, ils sont revenus sur leurs pas, mais en vain.
C’est vrai qu’il ne faut pas avoir peur des cris pour accéder au trésor humain des vieilles légendes du Ban de la Roche. Dans quel climat de violence nos ancêtres ont vécu ! Cris des sorcières brûlées, cris des Juifs enterrés jusqu’au cou, cris des victimes de la prise du château car, si Gérothée de Rathsamhausen s’en tira, la garnison, composée de villageois, fut pendue.
Entre parenthèses, ces histoires de trésor perdu, ce n’est pas une légende, c’est un fait historique. Quand le Ban de la Roche était riche, l’argent (le métal) n’y était pas rare, puisqu’il y avait des petites mines. Le seigneur de Veldenz en a même profité pour battre monnaie. Hélas, l’époque était, comme aujourd’hui, à l’inflation. Arrivaient les métaux précieux d’Amérique, en particulier de l’or. Le cours de l’argent dégringola. Le modeste trésor des pauvres Ban de la Rochois ne valait pas plus que ces pièces avec lesquelles le diable payait son dû, et qui se transformaient en feuilles de chêne. A propos, le diable qui paie en feuilles de chêne, c’est aussi une légende du Ban de la Roche, ou plus exactement c’est un fait avéré, enregistré dans les minutes des procès de haxerie conservés aux archives du Bas Rhin.
Trois princesses
D’après certains, un ancien château fut, en 1099, détruit dans les circonstances suivantes : ses maîtresses étaient trois princesses. L’une décida de se marier. Pendant que l’on faisait la fête, l’ennemi en profita pour assiéger le château et pour le prendre.
La même légende existe à propos du château de la Roche, celui de Gérothée.
Erreur historique ? Non. Vérité psychologique, condensé de plusieurs faits en une histoire unique, grammaire spécifique de l’inconscient.
La légende des trois princesses se rencontre un peu partout en Alsace et correspond à une analyse politique exacte des circonstances qui, au Moyen Age, pouvaient faire perdre le pouvoir à une lignée : le pouvoir dont il s’agit est faible, car féminin et, de plus, divisé (les princesses sont trois).
Pour revenir au Ban de la Roche, nous savons que le dernier château défensif fut détruit à la fin du Moyen Age après avoir été capturé par les troupes de l’évêque de Strasbourg. Le maître en était alors un homme, Gérothée de Rathsamhausen, le seigneur-brigand.
Mais il est vrai aussi que trois princesses eurent aussi, plus tard, l’occasion de perdre le pouvoir, ce qui, en termes symboliques, peut s’exprimer par la métaphore de la prise du château. Il s’agit des trois dernières comtesses palatines de Veldenz qui, au dix-huitième siècle, durent céder peu à peu le pouvoir devant le grignotage de la puissance française. Le Ban de la Roche fut ainsi annexé en douceur, sans qu’il soit possible de dater à l’année près son rattachement à la France. Compte tenu du déséquilibre des forces en présence, un homme n’aurait pas pu faire grand chose de plus, à leur place, pour défendre son indépendance, mais il se trouve que le pouvoir a été perdu par trois princesses. Dans l’esprit des villageois qui connaissaient la légende moyen-âgeuse, les neurones ont dû se connecter et l’information se rassembler pour produire une image unique.